Troisième partie : Choses humaines
II
Trop tard !
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Autant Lariza était sortie radieuse et empressée, autant elle rentra morne et lente. Elle tenait à la main le papier fatal qui allait briser le cœur de sa maîtresse. Au bruit des pas de sa jeune suivante, Angéla qui ne l’avait pas encore aperçue, se souleva en disant :

— Eh bien ! tu l’as vu déjà ?

Lariza n’eut pas le courage de répondre. Elle s’avança vers le lit et tendit à la pauvre malade le billet qu’elle venait de recevoir.

Angéla atterrée prit le papier d’une main tremblante, et lut…puis s’affaissa en laissant tomber sur sa poitrine la lettre et la main qui la tenait encore.

Quelques minutes après, elle rouvrit les yeux, jeta autour d’elle un regard navré et relut encore, mais à voix haute cette fois, les tristes lignes, punition de sa méfiance :

« Vous en avez cru vos yeux pour me soupçonner de félonie ; vous n’avez pas même voulu m’entendre…voici ce que je vous aurais dit : “Sur mon honneur, Angéla, je ne vous ai jamais trompée, car je n’ai jamais aimé, n’aime et n’aimerai que vous”…Au revoir ; que la vérité vous arrive pendant mon absence, pour qu’il n’y ait plus de doute dans nos cœurs, car s’ils ne devaient pas s’unir ainsi pour toujours, je mourrais. »

— Mon Dieu ! dit Angéla…ne mesurez la punition à la faute : que votre clémence ne la fasse pas plus longue que mon courage !

— Lariza, dit-elle ensuite, donne-moi ce qu’il faut pour m’habiller : j’ai besoin de marcher, de respirer un air frais…j’étouffe ici ! Tu viendras avec moi au jardin.

— Y pensez-vous, señora ; dans l’état de faiblesse où vous êtes encore, vous voulez sortir et la nuit approche.

— Ne crains rien : l’air du soir me fera du bien ; je me sens plus forte…. L’attente vaut mieux que l’incertitude.

Pendant plusieurs jours les deux jeunes Espagnoles sortirent ainsi le soir pour errer du jardin aux cabanes indiennes. Loin de nuire à la santé d’Angéla, cet exercice lui rendit ses forces. Il est vrai que, quoique souffrant de l’absence de St-Denis, elle était débarrassée de cet énorme poids que la jalousie fait peser sur le cœur. Ce qu’elle éprouvait n’était plus la souffrance : c’était du repentir et une rêveuse mélancolie. Bizarre énigme du cœur humain ! la Perle délaissée trouvait comme un baume d’amour dans le départ de son chevalier…. Toutes les explications terre à terre, même en chassant le nuage du ciel de son bonheur, n’auraient pas rendu son amour si fort et si fier que ce départ et les quelques lignes de son fiancé !

Un prétexte avait été trouvé pour expliquer, tant bien que mal, à don Pedro, l’absence de St-Denis. Celui-ci, dans le voyage que nous avons précédemment raconté, avait laissé dans différents lieux, quelques objets de trafic, dont aucun compte ne lui avait été tenu encore. Le départ causé par la jalousie d’Angéla s’appuyait du prétexte de réclamations au sujet de ces marchandises. Comme il n’entre nullement dans notre cadre et dans les allures que nous avons choisies, de nous occuper d’affaires commerciales, nous laisserons entièrement ce côté prosaïque et sec, pour faire suivre à notre narration la route qu’elle a tenue jusqu’ici.

……………………………………………………………………………

Plusieurs jours se sont écoulés depuis le départ de Saint-Denis et de la troupe des Canadiens qui l’accompagnent. Le soleil est descendu derrière les grands arbres. Il y a encore environ une heure de jour. Hommes, chevaux, mulets de charge, attendent l’heure du repos avec impatience. La veille, ils ont trouvé une nation de sauvages errans, forte de trente cabanes. Ils y ont été reçus avec une franche hospitalité. Trouveront-ils ce soir quelque nouvelle station habitée, ou bien leur faudra-t-il bivouaquer, comme il leur est arrivé si souvent, à la belle ou plutôt à la laide étoile ? Ils ont fait six lieues depuis le matin et ont traversé une petite rivière à deux branches.

Des lazzi continuels ont égayé la route : parmi les compagnons de St-Denis, se trouve un vieux troupier français que les hasards d’une vie aventureuse ont jeté dans vingt pays divers. Après avoir arpenté des étapes chez tous les peuples d’Europe, il mesure aujourd’hui, d’un pas toujours ferme, le sol des forêts américaines. Sa joyeuse faconde ne l’a jamais abandonné, pas plus dans les misères et dans les combats, qu’au repos et à la veillée. Chaque soir, un cercle se forme autour de lui et, tant qu’un de ses auditeurs est éveillé, Jean dit la langue ne tarit pas.

— Pour lors, mes amis, dit-il à ceux qui ont le bonheur de cheminer près de lui, moi qui ai traîné mes gants de pieds rembourrés de têtes de clous, sur tous les chemins et même sur d’autres, je croyais avoir tout vu, surtout en fait de batteries, de virgules de sabre et de points de fusil de calibre…mais bah ! va-t-on voir s’ils viennent !… La première fois que j’ai daubé sur une peau rouge, dans ce pays-ci, le jeune sauvage s’amusait, avec une pierre à fusil, à couper la peau de la tête à un pauvre diable blessé mais pas mort, et çà, pour l’histoire de se former une collection de cheveux. C’était peut-être son commerce et je ne sais pas s’il en avait le droit. Tout de même, ça m’a fait sortir de mon caractère qui est assez paisible quand on ne lui dit rien, et, ma foi, comme je n’avais plus de poudre pour le quart d’heure, vu que je l’avais usée à la chasse, je lui ai tombé dessus à grandissimes coups de crosse, si bien que ça l’a fait rester tranquille et qu’il n’a pas pu continuer son opération !

« Mais voilà le plus beau de l’affaire : le gredin que j’avais pansé comme-ci comme-ça, même que je lui avais recollé sa peau à peu près à sa place, se trouve mieux ; je le lave avec de l’eau pas trop claire et il revient à lui. Faut vous dire que je mordais déjà à l’allemand de ces gaillards-là qui est une drôle de langue ! Pour lors, mon farceur que je croyais qu’il allait se prosterner vis-à-vis de moi qui étais son sauveur, se met-il pas à me regarder de travers et même qu’il m’aurait battu s’il n’avait pas été à moitié cuit !

— Ah ! ça, que je lui dis, qu’est-ce que c’est que ce genre-là ? c’est comme ça que tu me remercies !

— Tamalaka, qu’il me répond, a vaincu Pied-Fort !

— Qu’est-ce que c’est que ça, Tamalaka, que je lui riposte ?

C’est lui, dit mon sauvage, en me montrant l’autre qui se débattait comme un homard dans l’eau chaude.

— Et Pied-Fort ?

— C’est moi !

— Eh bien, est-ce que tu es fâché qu’il n’ait pas accroché à sa ceinture tes cheveux et la peau avec ?

— C’était son droit, qu’il me répond, en tâtant sa tête !

— Si tu y tiens beaucoup, vieille bête, que je lui dis, je vais continuer l’opération ?

— Le visage pâle n’a pas vaincu le fils de la tribu ; il ne doit pas prendre sa chevelure !

« Je voyais bien qu’il n’y avait pas moyen de causer avec mon particulier ; je le laissai se dépêtrer à la mode de son pays, et je filai mon nœud.

A ce moment, le père la Langue se baissa sur la tête de son cheval et sembla écouter.

— Dites donc, vous autres, dit-il, est-ce que vous n’entendez pas comme un remue-ménage là, dans le bois ?

— Non, répondit son plus proche voisin, c’est le vent qui joue avec les feuilles.

— Un drôle d’amusement qu’il se donne là, reprit le loustic ; m’est avis plutôt qu’il y a des pieds qui les écrasent, les feuilles…. Il y autant de feuilles à gauche qu’à droite et je n’ai rien entendu à gauche.

— Dites donc, père la Langue, si vous nous racontez l’histoire de l’Odalisque, en attendant qu’on ait des nouvelles du bruit que vos fines oreilles ont entendu ?

— Jeune voyageur, répondit le loustic, mes fines oreilles en ont plus entendu que les tiennes, toutes longues qu’elles sont, mon enfant. Quant à l’Odalisque, il paraît que tu y mords joliment, car tu as déjà entendu cette farce d’histoire racontée par mon individu !

— Si j’y mords, père la Langue ! j’y mords d’autant plus qu’elle est rare d’autant moins !

— A la bonne heure ! tu fais de si jolies phrases, qu’on voit bien que tu as usé tes fonds…de pantalons…sur les bancs de l’ABC !

Un rire général accueillit cette grosse plaisanterie et le jeune facétieux en fut pour ses frais.

— Ce n’est pas à dire pour cela que je refuse l’Odalisque, continua le troupier en se rengorgeant…l’Odalisque est toujours un bon morceau.

— L’Odalisque ! l’Odalisque, crièrent plusieurs voix.

« Pour lors, commença le troupier, il y avait, dans un pays cossu, une femme qui n’était pas une femme ; cela veut dire qu’elle était descendue de la plus fameuse fabrique de beautés qu’il y avait sous la calotte des cieux. Figurez-vous la perfection des perfections ; des détails plus séduisans les uns que les autres : la taille d’un carabinier et les grâces d’un jeune officier de mousquetaires ; une figure brillante de santé comme la pomme de canne d’un tambour-major ! Avec ça, des yeux qui donnaient la chair de poule, et une voix de trompette dans un nuage ! Quand elle passait sur les promenades de Stockholm, tous les cavaliers formaient une double haie serrée au milieu de laquelle elle marchait comme une reine qui va gravir son trône. Elle était toujours vêtue d’une robe de velours noir, ce qui lui donnait une majesté atroce, si bien qu’on disait que rien qu’en passant et en jetant les yeux çà et là, elle lançait mille flèches d’amour dans tous les cœurs !

— Oh ! délicieux…les flèches d’amour ! exclama le lycéen.

— Silence, poète manqué, dit le grognard ! admire en toi-même.

— Pour lors, toute la capitale de la Suède était amoureuse de l’incomparable mortelle…mais le cœur de la déesse était de marbre ! Moi qui vous parle, je l’ai vue ! Mille millions de…n’importe quoi ! la première fois que cet accident m’est arrivé, j’ai senti un tremblement depuis les orteils jusqu’aux cheveux…j’étais comme une muraille devant une bombe ! Je ne pouvais plus marcher et chaque coup d’oeil qu’elle me lançait faisait une nouvelle brèche à mon individu…

— Vous deviez être joliment criblé, père la Langue !

— Si tu dis encore un mot, M. Kinsester, je rengaine l’Odalisque dans le fourreau de mon silence !

« Pour lors, j’étais quasiment démoli ! Faut vous dire qu’elle me regardait à tout moment. La troisième fois qu’elle repassa devant moi, elle me fit un signe. Je ne sais au juste si j’étais vivant à ce moment-là. Malgré cela, je compris qu’elle voulait me parler. Alors, j’emboîtai le pas, d’un peu loin et je la suivis. Il me semblait que la terre avait peine à me supporter. Je marchais le nez au vent, le jarret tendu. Cette femme-là est pour le moins une princesse, que je me disais…Pas accéléré : arrive que plante ! Elle allait toujours et moi aussi. A force de marcher, on fait du chemin, et quand on est arrivé, on se repose. A la fin des fins, nous avions dépassé les murs de la ville et nous allions toujours. Au moment où je commençais à croire que nous n’arriverions jamais, la déesse en velours noir s’arrêta devant une petite maison neuve entourée d’arbres. Elle y entra et me fit encore un signe. “J’ai donc jusqu’ici méconnu mon physique, que je me dis” d’autant plus que je jouissais alors d’une balafre à la figure, que m’avait administrée un colosse de Suédois à propos…de bottes.

— Comment, à propos de bottes ?

— Silence dans les rangs ! la curiosité est le père de tous les vices ! répliqua sentencieusement l’ex-balafré.

« Pour alors, elle entre ; j’entre ; nous entrons ! Elle me fait asseoir sur une chaise molle, que je croyais que j’allais m’y enfoncer complet.

— Vous avez une bonne figure, qu’elle me dit…

— Mais oui, pas mal, sauf le coup de sabre, que je réponds.

— Voulez-vous me rendre un service ?

— Comment, un service ! deux, dix, vingt, cent !

« Le toupet m’était revenu avec la raison et je me voyais sur le chemin d’une chance colossale !

« Pour lors, elle me regarda au moins une grande minute…ça commençait à me troubler.

— Voulez-vous me conduire à Constantinople, qu’elle me demande d’un grand sérieux ?

— Ça m’est égal, que je lui dis ; mais les finances sont rares dans le gousset du fils de mon père, et il y a loin d’ici en Turquie.

« Avant d’entrer avec cette belle personne, je m’imaginais toutes sortes d’imaginations ; je cherchais des phrases distinguées et j’avais diablement peur de n’en pas trouver beaucoup. Eh bien, je ne sais comment il se fait, qu’arrivé chez elle, dans sa chambre, je commençai à changer d’idée. Je fus tout à fait à mon aise et je ne cherchai plus de belles paroles. Et puis, elle avait l’air si ronde et si bon enfant, que je voulais faire comme elle…sans compter que ça m’allait mieux.

— Je crois ça que ça vous allait mieux, père la Langue, dit l’incorrigible bavard, pour faire éclore une pointe du cerveau irrité du vieux conteur.

— Vas-tu taire ton bec, oiseau de malheur !

« Pour lors, elle me dit : Quant à de l’argent, je n’ai pas la bassesse de vous en demander : je désire seulement savoir si vous voulez être mon chevalier ?

— Comment donc ! si je veux…c’est à dire que j’en serais fier…et heureux…et…sans indiscrétion, qu’est-ce que nous allons faire à Constantinople ?

— Ça, c’est mon affaire, qu’elle me répond.

« Il faut vous dire que je comprends aussi l’allemand de ce pays-là…voire même que je l’écorche un peu.

— C’est donc toujours de l’allemand ce qu’on vous dit dans les pays étrangers, insinua le collégien ?

— Maître d’école ! foi de troupier, si tu reviens à la charge, nous allons dégainer un métal capable de te couper l’instrument de la parole !

« Pour lors, continua-t-il, du moment que c’était ses affaires, le silence était à l’ordre du jour…

Au moment où le troupier achevait cette phrase, quelque chose siffla dans l’air et le lycéen poussa un cri…






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