Troisième partie : Choses humaines
I
Le Soupçon
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Comme nous l’avons dit, Angéla est malade. Près de son lit se tient une jeune servante, espagnole comme sa maîtresse et assez avancée dans la confidence de la jeune fille.

— Moi, je l’aurais tué ! dit la suivante avec une pétulance extraordinaire et un regard flamboyant… Cependant ajouta-t-elle avec un changement subit dans sa voix, il me faudrait des preuves !

— Tais-toi, dit Angéla… tantôt tu ressembles à un petit volcan ; une minute après tu es de glace.

— Ecoutez donc, señora, une Espagnole trahie doit tuer ou mourir…mais…les apparences sont trompeuses après tout !

— Vois-tu, Lariza, tu ne sais pas ce que fait souffrir l’incertitude ! Il y a des cœurs pour qui un mauvais soupçon est un mal affreux. Si j’étais sûre, fût-ce en mal, je ne souffrirais plus…

— Eh bien, señora, si vous le voulez, raisonnons la chose tranquillement, comme si c’était l’histoire de la czarine…Vous avez vu, de cette fenêtre, une femme causant avec votre chevalier ; cela n’est rien…au milieu de la nuit, cela devient grave. Ils se sont éloignés, m’avez-vous dit, au bruit de votre fenêtre : cette action ne dit rien de mal, rien de bien : tout dépend du motif qui les avait réunis. Moi, depuis hier, je sais quelque chose qui peut jeter un grand jour sur cette question obscure : je sais le nom de la jeune femme !

— Qu’importe le nom ?…enfin, quel est-il ?

— Fata. C’est une jeune Indienne d’une grande beauté.

— Fata !…mais elle est morte il y a longtems…

— S’il n’y en a qu’une de ce nom, vous pouvez être certaine qu’elle est on ne peut plus vivante…et assez belle pour avoir envie de vivre longtems !

— Fata ! répéta la pauvre fille de don Pedro…oh ! je vois maintenant, je vois !…

Et, les yeux égarés, le sein palpitant, blanche de peur, Angéla semblait chercher, dans le lointain de l’invisible, une clarté nécessaire pour ne pas mourir.

— Mon Dieu ! dit-elle, donnez-moi la lumière…. le cœur que j’aime est-il si bas ?…ou le mien n’est-il pas assez grand pour comprendre ?…Lui,… mentir…la faire morte…et l’avoir à ses côtés !..oh non…jamais ! il n’a jamais menti… il n’a jamais trompé…c’est impossible. Et pourtant, ils étaient là, au milieu de la nuit ; je les ai vus par cette fenêtre, quand je rêvais des pompes de l’hymen et que le prêtre nous avait bénis !… Et cette femme était Fata…qu’ils ont enterrée loin d’ici…sur sa tombe ils ont planté un saule…et elle vit !… quel chaos !

— Justement, señora, il s’agit de voir clair dans tout cela, et c’est bien difficile.

Angéla souffrait donc d’une mauvaise pensée. Le démon de la jalousie l’avait saisie au cœur et il la torturait durement, car la jeune fille aimait avec force.

De son côté, notre chevalier, impatient de trouver une occasion favorable pour sortir franchement de la fausse position où l’avait jeté le hasard, sortait chaque matin avec Louis Deléry confident de ses peines ; ils battaient ensemble les bois et les prairies, cherchant un soulagement dans la fatigue du corps.

Plusieurs fois, St-Denis avait demandé à voir sa fiancée, et toujours quelque prétexte l’avait éloigné de cette visite. Tantôt la fièvre avait redoublé ; tantôt Angéla sommeillait ; d’autres fois elle disait : non, tout court. C’était à devenir fou, qu’une incertitude si longtems prolongée.

Quant à don Pedro, il venait de tems en tems voir sa fille, l’embrassait au front, lui demandait comment elle avait passé la nuit et retournait à ses affaires, plus contrarié qu’inquiet de tout cela.

Chaque jour, quand St-Denis passait près des cabanes de la tribu, ou qu’il revenait fatigué de son excursion, il apercevait la belle Indienne appuyée sur quelque arbre du chemin, ou assise sur un tronc renversé, le contemplant d’un long regard…. Il lui faisait un signe de salut qu’elle rendait toute confuse, puis elle disparaissait. Chaque soir, elle errait sous les fenêtres de la maison, s’arrêtant pensive, de longs moments, puis reprenant sa marche au hasard. Quand la chambre d’Angéla était éclairée, Fata y fixait de longs regards qui tantôt se mouillaient de larmes, tantôt s’allumaient furieux. Deux natures étaient aux prises chez elle : la nature matérielle, ardente et tyrannique, et le sillon des bons sentiments laissés dans son cœur par les préceptes d’une saine morale. Tantôt la femme, la femme au sang de feu, avait le dessus, et alors une sorte de vertige d’ivresse la poussait à tout, pour sa passion…tantôt, la reconnaissance et l’amitié vouées à St-Denis adoucissaient son cœur et lui montraient la vanité de cette passion que rien n’avait volontairement allumée chez elle, de la part de celui pour qui elle la ressentait.

Comme ils tombent, aux yeux du lecteur, ces héros si grands jusqu’à ce jour ! c’est que, comme nous l’avons dit en d’autres termes, il n’y a rien ici-bas de complet, d’absolu, ni en bien ni en mal…. Il n’y a pas de scélératesse qui n’ait son heure de probité : celui qui se relève est plus grand que celui qui n’est pas encore tombé : il y en a tant qui restent à terre !

Patience donc : si nos héros sont de ces belles natures qu’on aime tant, peut-être parce qu’ils sont rares, ils traverseront le bourbier humain, pour en sortir aussi purs qu’ils étaient avant de payer leur tribut à l’imperfection de notre espèce.

Dans des cœurs dont la noblesse est l’essence, accoutumés à vivre dans les sphères élevées de la confiance et de la probité de sentiment, quelle perturbation peut jeter le soupçon d’une action basse, d’un mensonge, d’une infidélité ! Le cœur qui accuse et celui qui est accusé doivent également souffrir dans leur orgueil, le premier par la torture de doute, le second par l’indignation d’être méconnu.

Des âmes ordinaires auraient fini, après bien des hésitations, des explications et quelques scènes plus ou moins attendrissantes, par s’entendre et se réconcilier, peut-être encore avec une arrière-pensée de doute. Il n’en fut pas ainsi entre St-Denis et Angéla. Quoique la passion de Fata eût jeté le désordre dans ses affaires d’hymen, Saint Denis ne s’était jamais senti le courage de faire à la jeune Indienne des reproches à ce sujet. Il résolut seulement de sortir à tout prix de cette impasse. Pendant plusieurs jours il envoya des messagers de côté et d’autre, fit des préparatifs de voyage et ne chercha plus à voir Angéla. Puisqu’elle avait refusé de le voir, il voulait que, la vérité connue, il fût rappelé par elle ou que tout au moins son retour fût ardemment désiré. D’un autre côté, cette absence brisait la poursuite de Fata qui aurait entretenu la jalousie dans le cœur de la fille de don Pedro.

Saint-Denis et Deléry se promenaient du côté des cabanes indiennes.

— Moi, dit Deléry, je sortirais de tout cela d’une autre manière : j’irais la trouver sans lui demander audience ; je lui dirais rondement de quoi il s’agit…. Bombarde du Grand Turc ! parce qu’une jolie femme se prend pour vous d’une passion folle ; parce qu’elle vient, la nuit, comme un fantôme, vous dire : “me voilà” et vous laisser voir : “je vous aime” ce n’est pas une raison pour briser un amour sérieux ! On s’explique, que diable ! et tout est dit.

Saint-Denis écoutait ou semblait écouter. Deléry n’obtenant pas de réponse, continua :

— Et puis je dirais à cette Indienne : “Ma belle amie, parce que je vous ai peut-être sauvé la vie, il ne s’en suit pas que vous deviez briser la mienne par votre reconnaissance…. Vous m’aimez ; c’est très bien : on n’est pas maître de cela…. Moi, j’aime Angéla, je suis sur le point de l’épouser et votre présence lui donne de mauvais soupçons. Faites-moi donc l’amitié, puisque heureusement vous n’êtes pas morte, de me dire adieu et de partir.” Et voilà !

— Non, mon bon ami ; au premier signe de soupçon, j’ai voulu faire ce que vous me conseillez là, au sujet d’Angéla seulement ; il ne m’a pas été accordé de la voir. Il faut que la vérité se fasse sans moi. Nous ferons le voyage dont tous les préparatifs sont achevés. Nos braves canadiens seront ici à l’heure indiquée et nous partirons. Seulement, quand nous serons à quelque distance, Angéla recevra une lettre que j’ai déjà écrite, et à notre retour, non seulement il ne lui restera plus l’ombre d’une pensée injuste, mais encore jamais à l’avenir ma parole ne sera soupçonnée.

Quelques heures après la conversation des deux amis, un autre dialogue avait lieu dans la chambre que nous connaissons, entre Angéla et Lariza :

— S’il m’est permis de vous dire ce que je pense, ma bonne maîtresse, je dirai que vous avez eu tort de refuser de le revoir : d’un mot peut-être il eût tout éclairci…. Lui, si noble, si grand…qui vous aime d’un amour si élevé, comment croire ?… Au fait, on a vu des morts revenir, c'est-à-dire des gens enterrés vivants, être rappelés par une circonstance due au hasard, et il n’est pas prouvé qu’un homme soit faux en fidélité, parce qu’un sentiment qui, après tout, peut-être l’amitié ou la reconnaissance, a conduit vers lui une jolie femme…

— Au milieu de la nuit ?

— Pourquoi non ? Peut-être y a-t-il une pensée de délicatesse dans le choix de cette heure, si toutefois il y a choix…

— Oh ! mon Dieu…peut-être as-tu raison, Lariza…

— Alors, il faut le voir…. Votre père finira par trouver tout cela bien singulier.

— Qu’il vienne donc, Lariza !... toi qui sais où il va d’habitude, depuis quelques jours, amène-le, si tu le rencontres.

— A la bonne heure, donc ! Est-ce qu’il faut ainsi condamner sans entendre, faire deux malheureux pour une injustice, peut-être ?...

Et la sémillante jeune fille ouvrit vivement la porte et se précipita dans les escaliers. Arrivée à la clôture du jardin, elle se trouva face à face avec un messager qui lui remit une lettre pour Angéla, en lui disant : “de la part de M. de St-Denis !”






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