Sacs et parchemins, 1851/Chapitre XXI

Michel Lévy frères (p. 532-542).

XXI.

Le château avait repris sa vie accoutumée. Rien ne retenait plus Gaston ; il pouvait partir sans inquiétude : le bien être de Laure était assuré. Il lui abandonnait la meilleure partie de ses revenus, et ne se réservait que le strict nécessaire. C’était pour lui, pour lui seul, qu’allait commencer une vie d’abnégation et de sacrifices. Tout le monde ignorait encore sa résolution au château de La Rochelandier ; il voulait échapper aux remontrances de sa mère, et ne devait confier son projet à Laure qu’au dernier moment.

La veille du jour fixé pour son départ, le fils de l’un de ses fermiers se mariait : Laure avait promis d’assister à la fête. Gaston monta en carriole avec sa femme et s’achemina vers la ferme. Laure avec sa robe de mousseline et son chapeau de paille, était cent fois plus charmante qu’autrefois à la Trélade et rue de Varennes avec ses toilettes éblouissantes. Le trajet se fit en silence ; leur pensée se reportait involontairement au jour de leur mariage. À leur arrivée, ils se virent entourés avec empressement, accueillis avec cordialité. Laure fut touchée de l’émotion joyeuse qui se peignait sur tous les visages. Son mari était aimé, et elle prenait sa part de l’amour qu’il inspirait. Une joie franche, un bonheur vrai, éclataient dans les yeux des jeunes mariés. Laure et Gaston les observaient avec tristesse, et, quand leurs regards se rencontraient, chacun des deux détournait la tête, comme s’il eût craint d’être deviné. Les deux époux de la journée n’avaient ni titres ni richesse, mais ils s’adoraient, ils étaient heureux. Laure ouvrit le bal avec le fils du fermier, et Gaston avec l’épousée. Le jeune marié exprimait naïvement son ivresse, et Laure l’écoutait avec une curiosité mêlée de douleur ; la jeune femme ouvrait ingénument son cœur, et Gaston l’écoutait avec mélancolie. Rêveurs, préoccupés pendant le reste de la soirée, Laure et Gaston promenaient autour d’eux un regard distrait ; ils se disaient au fond de leur conscience qu’il faut bien peu de chose pour être heureux, quand on s’aime, et que la pauvreté a ses fêtes tout aussi bien que l’opulence.

La soirée était belle ; ils partirent à pied. Émus, agités par ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient pensé, ils marchaient silencieux le long des haies. C’était la première fois qu’ils se trouvaient ainsi, seuls, la nuit au milieu des champs. Les étoiles resplendissaient au-dessus de leurs têtes ; l’atmosphère, embaumée des senteurs de la lande, ajoutait encore au trouble de leurs âmes. Parfois le sentier qu’ils avaient choisi pour abréger la route se rétrécissait ; Laure, suspendue au bras de son mari, se serrait contre lui, ses cheveux effleuraient le visage de Gaston, leurs haleines se confondaient. Tantôt ils s’arrêtaient pour prêter l’oreille au bruit de la Sèvre ; tantôt ils ralentissaient le pas, se regardant à la dérobée, écoutant le battement de leur cœur, surpris et confus comme deux fiancés de la veille. Ils ne se parlaient pas, et pourtant ils n’avaient jamais été si près de se comprendre. Vingt fois ils sentirent l’aveu de leur amour prêt à s’échapper de leurs lèvres ; vingt fois la honte du passé, la crainte de n’être pas aimé arrêta l’élan de leur tendresse. Ils arrivèrent au château sans avoir échangé une parole. Sur le seuil de la chambre de Laure, Gaston prit sa femme dans ses bras et l’embrassa comme il ne l’avait jamais embrassée, la pressa contre sa poitrine, et demeura quelques instants à la contempler. Au moment de la quitter pour long-temps peut-être, on eût dit qu’il voulait graver plus avant son image dans son souvenir, puiser dans ce baiser d’adieu l’énergie et le courage dont il avait besoin. Laure croyait toucher au bonheur ; Gaston s’enfuit sans trouver la force de lui annoncer son départ.

Restée seule, Laure savoura d’abord avec délices l’émotion enivrante de cette première étreinte amoureuse. Assise à sa fenêtre ouverte, elle s’abîma dans la contemplation du ciel étoilé ; jamais l’air ne lui avait semblé si pur, la brise si parfumée ; la splendeur de la nuit doublait toutes ses facultés. Bientôt le sentiment du bonheur fit place à l’inquiétude. Que voulait dire le trouble de Gaston ? Que signifiait cette étreinte convulsive ? Pourquoi Gaston s’était-il enfui après l’avoir serrée dans ses bras ? L’amour est prompt à s’alarmer ; cette jeune femme, qui, naguère indifférente, voyait son mari sortir sans se demander où il allait, qui n’attendait jamais son retour pour l’interroger sur l’emploi de sa journée, se rappelait maintenant avec une effrayante précision, toutes les paroles qu’il avait prononcées depuis son arrivée à La Rochelandier. L’attitude de Gaston, son air distrait, ses réponses évasives toutes les fois qu’il s’agissait de l’avenir, tout lui disait qu’il avait formé en secret quelque projet auquel il ne voulait pas l’associer. Son imagination s’exaltait dans le silence et la solitude. Elle était là depuis deux heures, et ne songeait pas encore à fermer sa fenêtre ; en promenant son regard sur le parc, elle aperçut la lumière de la chambre de Gaston, qui se projetait sur la pelouse. Gaston veillait donc aussi. Cette veille prolongée qui, en toute autre circonstance, ne l’eût pas un seul instant préoccupée mit le comble à son anxiété. Emportée par une inspiration irrésistible, elle courut à la chambre de son mari.

Gaston venait d’achever ses préparatifs de départ et se disposait à écrire à sa mère et à sa femme, quand Laure entra, pâle, tremblante, les cheveux dénoués. D’un regard, elle devina tout.

— Vous partez, dit-elle d’une voix ardente.

Et, comme Gaston hésitait à répondre :

— Vous partez seul, vous partez sans moi ; vous ne daignez pas me confier vos projets. Je comprends trop bien que rien ne vous retient ici. Pourquoi resteriez-vous près de moi ? Vous ne m’aimez pas, je le sais bien, je ne viens pas vous reprocher votre indifférence ; mais je suis votre femme, ne puis-je vous demander ce que vous comptez faire ? Ne me direz-vous pas où vous allez ?

Gaston prit les mains de sa femme, et l’attirant sur ses genoux :

— Écoute, mon enfant : j’ai mal vécu, j’ai dépensé dans l’oisiveté les plus belles années de ma jeunesse. Je sens maintenant toute l’étendue de ma faute ; le temps est venu de la réparer. L’éducation que j’ai reçue, le fol orgueil de ma famille, m’ont fait de l’inaction un misérable point d’honneur. Je ne suis rien, et je rougis de moi-même. Je veux me relever, changer ma destinée. Tout homme doit trouver en lui-même une richesse à l’abri des atteintes du sort. Je pars, je vais à Paris chercher l’emploi de ma force et de mon intelligence. Le travail est la loi commune : j’obéis à cette loi, que j’ai trop longtemps méconnue.

— Et vous partez sans moi !

— Crois bien, mon enfant, que si je pouvais quelque chose pour ton bonheur, je ne te quitterais pas ; mais que puis-je ? Ce que tu cherchais en moi, je ne l’ai plus.

— Et moi, n’ai-je rien perdu ? reprit Laure en baissant les yeux.

— Non, mon enfant, tu n’as rien perdu, dit Gaston la pressant doucement sur son cœur. Le sort n’a pu t’enlever ta grâce, ta beauté, ta jeunesse. Si tu m’aimais, je te dirais : — Partons ensemble. Viens partager ma vie austère. Tu seras ma joie, mon bonheur. Ta présence doublera mon courage. En te sentant près de moi, en travaillant pour toi, j’oublierai la pauvreté. — Mais tu ne m’aimes pas, mon enfant. Pourquoi m’aimerais-tu ? qu’ai-je fait pour mériter ta tendresse ?

— Nous partirons ensemble ! s’écria Laure en lui jetant ses bras autour du cou. Nous étions deux insensés. Dieu nous a punis ; mais il nous pardonne, il nous envoie l’amour.

Laure et Gaston passèrent quelques jours encore à La Rochelandier : ils voulaient se montrer régénérés, purs de tout vain désir, aux ombrages de la Trélade, à tous les coins de cette paisible vallée, témoins de leur folie, et maintenant témoins de leur bonheur. Ce pélerinage accompli, ils partirent un matin, au soleil levant, tandis que tout le monde reposait encore au château.

La marquise et M. Levrault, qui n’avaient pas l’amour pour se consoler, après avoir accusé leurs enfants d’ingratitude, reprirent leurs vieilles querelles comme une partie de piquet interrompue ; à l’heure où nous achevons ce récit, la partie dure encore. Maître Jolibois, après avoir siégé dans l’Assemblée constituante, est rentré dans la vie privée ; abandonné de tous ses cliens, il se console en disant que la république a fait fausse route. Gaspard de Montflanquin, pour charmer les nombreux loisirs de son consulat, enseigne la bouillotte et le lansquenet aux sauvages de l’Océanie.


FIN.