Sacs et parchemins, 1851/Chapitre XIII
XIII.
En voyant entrer M. Levrault, madame de La Rochelandier comprit sur-le-champ qu’une explication décisive allait s’engager ; elle y était préparée.
— Madame la marquise, dit M. Levrault sans autre préambule, je désire savoir si vous êtes chez moi ou si je suis chez vous, si l’hôtel où nous sommes est l’hôtel Levrault ou l’hôtel La Rochelandier ?
— Vous m’adressez une étrange question, répliqua Madame de La Rochelandier sans s’émouvoir. Je ne vous comprends pas ; que voulez-vous dire ?
— Vous allez me comprendre, madame la marquise. Je viens de lire sur la porte de l’hôtel l’inscription que vous y avez fait placer.
— Eh bien ! monsieur ?…
— Eh bien ! madame, j’ai lu de mes yeux : Hôtel La Rochelandier.
— Est-ce là ce qui vous fâche, mon ami ? reprit la marquise de la voix douce et caressante qu’elle avait sous les ombrages de la Trélade, et qu’elle venait de retrouver comme par enchantement. Quoi de plus simple et de plus naturel ? Le château de La Rochelandier ne s’appelle-t-il pas maintenant le château Levrault ? En mettant sur la porte de votre hôtel le nom de notre famille, j’ai cru vous être agréable. Je n’ai vu là qu’un moyen délicat de resserrer plus étroitement encore notre intimité.
— Ainsi, madame la marquise, je vous dois de la reconnaissance ? C’est à moi de vous remercier ?
— Entre nous, mon ami, vous le savez bien, il ne peut être question de reconnaissance ni de remerciement. Ce que j’ai fait pour vous, je l’ai fait avec bonheur. Bientôt, je l’espère, vous lirez en rentrant chez vous : Hôtel Levrault de La Rochelandier. J’en ai touché deux mots au garde des sceaux, et je crois pouvoir vous promettre qu’il vous sera permis d’ajouter à votre nom celui de votre gendre.
— Mon nom, madame la marquise, mon nom, tel qu’il est, me suffit, répliqua M. Levrault en relevant la tête avec orgueil. Je n’ai pas de blason, mes aïeux n’étaient pas aux croisades ; mais, par mes travaux, par mon génie, j’ai enrichi mon pays, cette gloire en vaut bien une autre. Au reste, ajouta-t-il d’une voix plus calme, comme un homme satisfait de la réparation qu’il vient de s’accorder lui-même, l’inscription que j’ai lue tout à l’heure ne m’a rien appris ; madame la marquise vous régnez ici en maîtresse absolue.
— Est-ce un reproche, monsieur ?
— C’est la vérité. Je ne m’abuse pas sur le rôle que vous m’avez fait, et je suis bien aise de vous le dire. Les convives qui s’asseoient à ma table, qui les choisit ? qui les invite ? N’est-ce pas vous ? Qui peuple mes salons ? N’est-ce pas votre seul caprice ?
— Mon ami, vous êtes ingrat, répliqua la marquise avec une angélique douceur. Qu’attendiez-vous donc de moi en m’appelant auprès de vous ? Je vivais en paix dans mon château, au fond de ma vallée. Pour vous, je me suis décidée à rentrer dans le monde. Pour vous, pour vous seul, j’ai sacrifié mes goûts de retraite et de solitude. Depuis trois mois, pour vous plaire, je vis au milieu du bruit et des fêtes. Votre bonheur est mon seul souci, l’éclat de votre maison ma seule préoccupation. De quoi vous plaignez-vous ? N’ai-je pas réuni dans vos salons l’élite de la noblesse ?
— Oui, sans doute, madame la marquise. Votre parti, j’en conviens, est parfaitement représenté dans mon salon ; mais le mien ? mais la bourgeoisie ? Ne suis-je pas, chez moi, seul de mon opinion ? Vraiment, j’en entends de belles ! S’entretient-on de la nouvelle dynastie, c’est à qui donnera son coup de langue. Vos amis ne se gênent guère pour dire ce qu’ils pensent ; bien sot ou bien fou serait celui qui se méprendrait sur leurs vœux et leurs espérances. Vous me parliez, à la Trélade, de rapprocher, de réconcilier la noblesse et la bourgeoisie. On s’y prend, parbleu ! d’une étrange manière. Est-ce en glorifiant le passé, en insultant le présent, que vous comptez accomplir notre projet de fusion et de ralliement ?
— Dans l’accomplissement de notre projet, ne l’oubliez pas, mon ami, chacun de nous avait sa tâche, La mienne est remplie, la vôtre commence. Je m’étais engagée à réunir chez vous l’aristocratie ; n’ai-je pas tenu parole ? C’est à vous maintenant d’appeler la classe bourgeoise. Qui vous arrête ? Allons, mettons en présence bourgeoisie et noblesse ; qu’elles s’écoutent, qu’elles se comprennent mutuellement, et nous verrons se réaliser notre rêve.
— Eh bien ! madame la marquise, dit M. Levrault allant droit au but, si vous souhaitez sincèrement que notre rêve se réalise, pourquoi votre fils ne donne-t-il pas lui-même l’exemple de la réconciliation ? Qu’attend-il pour se rallier ?
— Mon fils est libre et ne prendra conseil que de sa conscience. Qu’il se décide à se rallier, je ne l’en détournerai pas ; mais vous comprenez bien, mon ami, que ce n’est pas moi qui dois l’y pousser.
— Ne m’avez-vous pas dit que c’était là son intention ?
— Oui, mon ami, je le croyais, et je vous l’ai dit.
— Vous le croyiez, madame la marquise ! s’écria M. Levrault qui se contenait à peine ; mais, à vous entendre, vous en étiez sûre, et j’y comptais.
— Je n’ai pas engagé ma parole pour mon fils, je n’ai pu vous répondre de ses intentions ; mais pourquoi tant insister sur ce point ? Quel intérêt si puissant attachez-vous à cette démarche ?
— Pourquoi ? Quel intérêt ? Vous le savez, madame ; vous connaissez mon ambition.
— Eh ! mon ami, pouvez-vous souhaiter une vie plus heureuse que la vôtre ? Que manque-t-il à votre félicité ? Entouré d’une famille qui vous aime, vous passez l’hiver au milieu des fêtes. Vienne le printemps, vous avez en Bretagne le château Levrault qui vous appelle, qui vous tend les bras. Ah ! mon ami, vous êtes bien injuste envers la Providence. Riche comme vous l’êtes, vous n’avez qu’un mot à dire pour rassembler les débris du patrimoine des La Rochelandier. Initié à toutes les découvertes de la science moderne, dans ce domaine reconstitué par vous, qui vous empêche de faire pour l’agriculture ce que vous avez fait pour la grande industrie ?
— Vous ne parliez pas ainsi à la Trélade, madame la marquise. Vous trouviez en moi l’étoffe d’un homme d’état, vous me rendiez, justice. Ma place, disiez-vous, était à la tribune, dans le conseil. Loin de condamner mes espérances, vous les encouragiez. Vous vous étonniez qu’un homme de ma valeur se résignât à l’inaction, à l’obscurité, quand une foule de médiocrités se prélassaient dans les hautes sphères du pouvoir ; vous approuviez la pensée qui m’avait conduit en Bretagne.
— Eh bien, dit la marquise avec un geste de résignation, si vous ne sentez pas tout le prix de votre bonheur, si vous fuyez la paix, si la vie seigneuriale ne vous sourit pas, si l’ambition est votre marotte, si vous avez compté sur mon fils, adressez-vous à lui ; lui seul peut vous répondre.
Ici, M. Levrault se leva blême de colère.
— Madame la marquise, vous vous êtes jouée de moi. Aujourd’hui, ce matin même, j’ai vu votre fils, je lui ai posé nettement la question. L’intention que vous lui prêtiez, il ne l’a jamais eue. Il n’a rien fait, rien dit pour vous abuser. Vous n’ignorez pas ce qu’il veut, ce qu’il pense. Je sais maintenant ce que valent vos belles paroles. Vous périssiez d’ennui dans votre château en ruine. Pour relever votre maison, pour rentrer dans le monde, vous vous êtes abaissée jusqu’à courtiser, jusqu’à encenser le roturier que vous dédaignez à cette heure. Je hais votre parti, je n’en ai jamais fait mystère. J’ai toujours détesté votre caste ; entre les Levrault et M. de Chambord, rien de commun ne saurait exister. Si vous ne m’aviez pas dit, si je n’avais pas cru que votre fils se rallierait un jour, je ne lui aurais pas donné ma fille et le tiers de ma fortune. Je me fiais à votre loyauté, et vous m’avez indignement trompé.
Tandis que M. Levrault prononçait ces derniers mots, Gaston, qui venait d’entrer, se tenait debout à la porte du salon, pâle immobile et muet, La marquise allait répliquer ; en apercevant son fils, elle demeura interdite.
— Ma mère, dit froidement Gaston après s’être avancé vers elle, je comprends tout : vous avez trafiqué de mon nom. Mieux eût valu cent fois accepter notre pauvreté, ou me permettre, m’enseigner le travail pour relever notre fortune. Vous avez passé un marché que je n’ai pas signé, mais que je tiendrai pourtant.
Puis, se tournant vers M. Levrault :
— Soyez satisfait, Monsieur ; nous irons à la cour.
Et Gaston se retira sans ajouter une parole, laissant la marquise atterrée, M. Levrault ivre de bonheur.