Sacs et parchemins, 1851/Chapitre X

Michel Lévy frères (p. 255-299).

X.

M. Levrault était bien malheureux. Il avait vu toutes ses ambitions trahies, toutes ses illusions mutilées, toutes ses espérances hachées menu comme chair à pâtée. Pour sauver sa dignité, il avait fait d’abord bonne contenance ; mais il était tombé bientôt dans une espèce de marasme dont rien ne pouvait le tirer. En perdant son vicomte, il avait perdu le mouvement, la joie, le bonheur de sa vie. Hélas ! ce n’était plus le grand industriel que nous avons connu, toujours en belle humeur, le verbe haut, la face épanouie, remplissant le pays à deux lieues à la ronde du bruit de sa richesse. La foi et la confiance étaient mortes en lui. C’est à peine s’il croyait encore à son importance. Son sommeil, autrefois si paisible, et que visitaient seulement de riantes images, était agité par d’épouvantables cauchemars ; il lui arrivait fréquemment de rêver qu’il vendait du drap rue des Bourdonnais. Si ses nuits étaient mauvaises, ses journées n’étaient pas meilleures. Le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré avaient partagé la disgrâce de Montflanquin. La Trélade était devenue silencieuse comme un tombeau. Les chevaux restaient dans les écuries, les voitures sous les remises. Les serviteurs, qui se réjouissaient tout bas des mésaventures de leur maître, avaient l’air tout à la fois goguenard et consterné. M. Levrault ne sortait de sa chambre que pour se promener sous les ombrages de son parc. Le front baissé, les mains derrière le dos, il pleurait le long des charmilles son titre de baron et son brevet de pair. Ce n’est pas tout. Le dernier entretien qu’il avait eu avec Étienne Jolibois avait laissé dans son esprit des traces qui, loin de s’effacer, s’étaient creusées à la réflexion. Il avait commencé par rire des sinistres prophéties du notaire ; il avait fini par s’en alarmer sérieusement. C’était une âme facile à troubler que l’âme de M. Levrault. Je n’affirmerais pas que ce fût l’âme d’un poltron, mais à coup sûr ce n’était pas l’âme d’un brave. Depuis sa dernière entrevue avec le tabellion, il interrogeait avec effroi l’horizon politique, ne déchirait qu’en tremblant la bande de son journal, et s’attendait à recevoir d’un jour à l’autre la nouvelle que le navire de l’État avait sombré sous les assauts d’un coup de vent révolutionnaire. Ainsi, rien ne manquait à ses tribulations ; tout contribuait à le plonger dans un abîme de tristesse. La république était sa bête noire ; il pensait vaguement à quitter la France, à chercher un coin de terre où sa tête et ses écus fussent à l’abri des vengeances et des appétits populaires. Pour tout dire, M. Levrault ne savait que résoudre ni à quel dessein s’arrêter. Il flottait entre les partis les plus contraires, et, de quelque côté qu’il se tournât, n’apercevait que périls, guet-apens et catastrophes de tout genre. L’expérience qu’il venait de faire avait singulièrement amorti ses feux pour la noblesse. Il ne voyait partout que piéges à millions, traquenards tendus par l’aristocratie pour prendre les grands industriels. La Bretagne n’était plus à ses yeux qu’un vaste repaire de larrons. Il se défiait surtout du château de La Rochelandier, qu’il s’obstinait à regarder comme une tanière de chouans, comme un foyer de conspirations, comme un centre d’intrigues et de menées légitimistes. On se rappelle qu’au moment où Gaspard traversait la cour de la Trélade, il avait crié d’une voix de tonnerre qu’on attelât, qu’il allait au château de La Rochelandier ; ce n’avait été de sa part qu’une façon ingénieuse de donner le coup de grâce à Gaspard. À tort ou à raison, sans s’expliquer pourquoi, il détestait les La Rochelandier. Je ne saurais dire par quel raisonnement saugrenu ce spirituel bourgeois on était arrivé à les accuser sourdement de toutes ses infortunes. Toutes ses déceptions dataient de l’heure où sa fille avait mis le pied chez la marquise ; la paix et le bonheur étaient sortis de la Trélade en même temps que le jeune marquis y était entré. M. Levrault ne semblait pas éloigné de croire que, sans les La Rochelandier, le vicomte eût été réellement tout ce qu’il avait voulu paraître, le modèle des preux, le miroir de la chevalerie. Si Gaspard n’était qu’un vaurien, c’était la faute des La Rochelandier. Enfin le grand fabricant se souvenait des bons avis de Jolibois ; il sortait d’un guêpier et n’était pas d’humeur à se fourrer dans un nid de vipères.

Pendant qu’il s’affaissait sous le poids du chagrin et gémissait comme un hibou dans son trou solitaire, mademoiselle Levrault, légère et gaie comme un bouvreuil, s’abandonnait tout entière à ses nouvelles espérances. Je l’ai dit et je le répète, afin qu’on ne puisse pas se faire d’illusions sur le caractère de notre héroïne, Gaspard eût été l’honneur même et la loyauté en personne, il eût été jeune et charmant, en un mot tout ce qu’il n’était pas, que les choses ne se fussent point passées autrement dans le cœur de Laure : le vicomte eût pâli nécessairement et se fût éclipsé devant le marquis, comme une perle auprès d’un diamant, comme une étoile au lever du soleil. Laure n’avait revu ni Gaston ni sa mère ; pendant tout le trajet du gothique manoir à la Trélade, Gaston n’avait pas dit un mot qui pût encourager les rêves de sa jeune compagne ; son attitude vis-à-vis d’elle avait été grave, sévère, compassée, même un peu hautaine ; il n’avait fait dans le salon du grand industriel qu’une apparition de quelques minutes ; il était sorti fièrement comme il était entré, et cependant Laure espérait. Elle avait déjà calculé toutes ses chances de succès. L’étourderie n’était pas son défaut ; sa patrie n’était pas le pays des chimères ; elle avait pris racine de bonne heure dans le terrain de la réalité. Comme toutes les âmes froides, comme toutes les imaginations rassises, mademoiselle Levrault ne manquait pas d’esprit d’observation ; il lui avait suffi d’une visite au château de La Rochelandier pour savoir à quoi s’en tenir sur la fortune de ses hôtes. Quelques paroles échappées à la marquise et à son fils avaient achevé de l’initier au secret de leur destinée. Plus elle réfléchissait à l’accueil qu’elle avait reçu, plus elle s’affermissait dans la conviction qu’elle avait tout lieu d’espérer. Elle ne cherchait pas à s’abuser sur le sens des prévenances dont l’avait comblée la marquise ; elle comprenait sans efforts et sans humiliation que les chatteries de la noble dame s’étaient adressées moins à sa beauté qu’à son opulence ; elle ne demandait rien de plus. Quant aux répugnances de son père, elle ne s’en préoccupait pas. Ce que fille veut, Dieu le veut ; Laure se disait que le jour où elle le voudrait bien, M. Levrault se laisserait conduire comme un enfant au château de La Rochelandier ; elle pressentait que ses dispositions hostiles ne tiendraient pas long-temps contre la grâce et les cajoleries de la châtelaine. En effet, six semaines au plus s’étaient écoulées depuis la disgrâce du vicomte, et déjà la marquise avait arboré sur la Trélade la bannière des La Rochelandier.

On peut croire que M. Levrault n’était pas allé chez la marquise sans regimber comme un mulet qui sent pour la première fois le mors ou le bât, l’éperon ou la houssine ; mais Laure savait, mieux que personne, la façon de le prendre, de le brider, de le mettre au pas. Que lui importaient, en fin de compte, les opinions politiques de la marquise et de son fils ? Ignorait-il, en quittant Paris, que la Bretagne fût le dernier boulevard de la légitimité ? Devait-il s’étonner qu’une des plus illustres maisons de cette terre chevaleresque eût gardé pieusement le culte du malheur et la religion de l’exil ? Dieu merci ! tous les gentilshommes n’étaient pas taillés sur le même patron que Gaspard. D’ailleurs, il ne s’agissait plus, cette fois, de courir après un gendre qui lui ouvrît la porte des honneurs et des dignités ; il n’était point question de rechercher l’alliance des La Rochelandier. Il s’agissait tout simplement de n’être pas la fable du pays et de se relever au grand jour de l’échec qu’il avait essuyé. Que dirait-on dans la contrée s’il n’était venu s’installer avec fracas à la Trélade que pour servir de jouet à un chevalier d’industrie ? On en ferait des gorges chaudes. Tant de chevaux, tant de laquais, tant de voitures, pour aboutir à quoi ? au vicomte de Montflanquin. Il fallait se réhabiliter par un coup d’éclat, montrer aux sots et aux envieux que les Levrault n’étaient pas au ban de la noblesse, qu’ils frayaient, quand ils le voulaient bien, avec les gros bonnets de l’aristocratie. Enfin, ils ne pouvaient se dispenser de faire tout au moins une visite aux La Rochelandier, sous peine de passer, à leurs yeux, pour des gens mal appris, pour de petits bourgeois. Le grand manufacturier s’était rendu à ce dernier argument. Il comptait qu’une fois la visite faite, les choses en resteraient là ; mais Laure et la marquise, chacune de son côté, en avaient décidé autrement. Comment le brave homme eût-il résisté aux manœuvres combinées, de ces deux volontés féminines qui se devinaient l’une l’autre, s’entendaient en silence, marchaient vers le même but, et se prêtaient tacitement un mutuel appui ? J’en connais de plus fins qui auraient succombé. Des relations intimes s’étaient établies peu à peu entre les deux châteaux, et, bref, il eût été moins difficile à Laocoon de se débarrasser des étreintes de ses deux serpents qu’à M. Levrault de se dégager, au bout de six semaines, des liens dont la marquise avait su l’enlacer.

M. Levrault s’était d’abord tenu sur le qui vive. Pour me servir, à mon tour, d’expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, chat échaudé craint l’eau chaude : or, le grand industriel avait été échaudé jusqu’à la brûlure. Cependant, lorsqu’il avait vu pour la première fois la marquise de la Rochelandier monter majestueusement les degrés du perron de la Trélade ; après s’être empressé d’ouvrir lui-même la porte à deux battants, lorsqu’il l’avait vue entrer au salon et s’avancer avec une grâce imposante, la tête haute, la poitrine en avant, la bouche épanouie en un demi-sourire, M. Levrault avait failli étouffer d’orgueil : il avait cru voir une reine. Avec un peu de littérature, il se fût pris pour Leicester recevant Élisabeth dans son château de Kenilworth. Vainement il s’était promis d’échapper au charme de l’enchanteresse : comme ce chevalier dont on avait dévissé l’armure, il avait senti, en moins de six semaines, toutes ses défiances, toutes ses préventions se détacher, tomber, s’évanouir une à une. Était-ce là cette marquise dont avait parlé le vicomte, remplie de morgue et d’insolence, entichée de ses aïeux, ennemie née de toute idée nouvelle, regrettant le régime de la féodalité, et rêvant, dans son château branlant, le rétablissement de la dîme et de la corvée ? Elle portait fièrement son nom ; mais la fierté n’était chez elle qu’une séduction, une grâce de plus. Loin de se traîner dans l’ornière du passé, son esprit avait marché avec le temps. Son âme était un instrument qui vibrait à tous les bruits du siècle. Elle honorait la haute industrie, et ne parlait qu’avec déférence de ses travaux et de ses mérites. Sans s’humilier devant l’aristocratie nouvelle, elle était la première à reconnaître ses titres et à les proclamer. Était-ce là cette marquise que maître Jolibois avait représentée comme la Jeanne d’Arc de la légitimité, comme un brandon de guerre et de discorde, comme une torche toujours prête à mettre le pays en feu ? Elle restait fidèle au malheur ; son cœur avait suivi la race de saint Louis sur la terre étrangère. Comme une hirondelle qui bâtit son nid dans les ruines, sa pensée habitait avec les exilés ; mais elle ne cherchait pas à dissimuler les fautes de la restauration et se faisait peu d’illusions sur les chances du prétendant. Ce qu’elle demandait par-dessus tout, c’était le développement des institutions libérales, qui seules pouvaient assurer la grandeur et la prospérité de la France. Elle répétait volontiers qu’une seconde restauration n’était possible qu’à la condition d’entrer franchement dans la voie du progrès et de s’étayer de la bourgeoisie. S’il lui arrivait parfois de rêver le retour de la branche aînée, elle ne s’exprimait jamais qu’avec une excessive réserve sur le compte de la branche cadette. Elle avait la reine en grande estime, n’aimait point le roi, mais respectait en lui l’élu de la nation. Il n’eût tenu qu’à elle d’agiter la Vendée, de ranimer les cendres d’un foyer mal éteint ; cependant elle s’était prononcée contre la dernière levée de boucliers, et n’avait pas cessé de travailler depuis à la pacification et à la fusion des partis. Telle était la marquise de la Rochelandier ; M. Levrault ne revenait pas de son étonnement. Il s’émerveillait surtout de se sentir si parfaitement à l’aise auprès d’elle. Il s’était effarouché d’abord à la pensée que la marquise le tiendrait à distance et le forcerait à se souvenir de la boutique de ses pères. Loin de là, sans rien perdre de sa dignité, de ses belles manières, la marquise avait réussi à l’apprivoiser. M. Levrault avait déjà des airs de cour ; il n’était pas la rose, mais il vivait près d’elle.

La Trélade avait pris une face nouvelle. La vie renaissait, s’agitait, bourdonnait dans ces lieux où Gaspard avait laissé la désolation, le silence et la solitude. Laure triomphait en secret. Avec le sentiment de son importance, M. Levrault avait retrouvé toute sa verve et tout son entrain. S’il pensait encore aux prédictions de Jolibois, c’était pour en rire. Comment aurait-il douté de la solidité du trône de juillet, quand la marquise elle-même se permettait à peine d’en douter ? Avec cette finesse d’intelligence qui lui faisait rarement défaut, il en était venu tout doucement à suspecter le désintéressement des bons avis du tabellion, à se demander si le drôle n’avait pas tenté, lui aussi, un coup de main sur les millions du grand industriel ; il se gaudissait tout seul en songeant au pied de nez avec lequel maître Jolibois avait dû, ce jour-là, rentrer dans son étude. Qu’on se rassure donc, notre Levrault nous est rendu. Engourdies un instant par la mélancolie, sa sottise et sa vanité s’étaient réveillées plus vivaces, plus florissantes que jamais. Pour tenir tête aux grands airs de la noble dame, il avait redoublé de faste, et, comme disent les marins, mis toutes voiles dehors. Jamais ses écus n’avaient fait autant de tapage, jamais il n’avait déployé tant de luxe et de magnificence. Il se fût agi d’héberger la cour et la ville qu’il n’aurait fait ni plus ni mieux.

Quand il allait chez la marquise, il allongeait son chemin de deux lieues pour pouvoir arriver en calèche attelée de quatre chevaux ; il se vengeait ainsi de ses créneaux, de ses tours et de ses portraits de famille.

Il faut bien le dire cependant, le grand manufacturier n’était pas heureux. Quelque chose manquait à son bonheur : c’était la perspective d’un gendre. Gaston ne remplaçait point Gaspard. M. Levrault n’ignorait pas qu’une alliance dans le parti légitimiste ne pouvait le conduire à rien. Vainement Laure l’entretenait du prochain retour d’Henri V, de l’honneur d’être reçu, en attendant, chez les duchesses du faubourg Saint-Germain : M. Levrault n’entendait pas de cette oreille. Il ne se souciait guère des salons du noble faubourg, et sentait bien qu’il n’avait chance de percer, de fleurir, qu’aux rayons vivifiants du soleil de la bourgeoisie. D’ailleurs, l’attitude du jeune marquis n’avait rien d’encourageant. Si Gaston en voulait, lui aussi, aux millions du grand industriel, du moins il ne semblait pas disposé à se baisser pour les ramasser. Il laissait à sa mère le soin d’en diriger le siége, trop fier pour monter lui-même à l’assaut, mais bien résolu toutefois à entrer dans la place, aussitôt que les portes en seraient ouvertes. C’était un cœur loyal ; ce n’était pas une âme poétique et rêveuse, entièrement détachée des biens d’ici-bas. Quoique jeune encore il avait déjà mordu aux réalités de la vie. Toute sa jeunesse ne s’était pas écoulée sous le toit de ses pères. Sans mener grand train, il avait vécu à Paris dans un monde élégant, frivole, dissipé, honorable pourtant, qui s’était empressé d’accueillir, de fêter son nom, son esprit et sa bonne mine. Au bout de quelques années, comprenant que les débris de son patrimoine ne lui permettaient plus de tenir son rang dans ces régions dorées, condamné à l’inaction par les traditions de sa famille, trop honnête pour accepter l’existence d’un Montflanquin, il avait pris le parti héroïque de se retirer dans le château ruiné de ses ancêtres, où sa mère et lui se mouraient littéralement de tristesse et d’ennui, quand les Levrault étaient venus s’établir à la Trélade. Notre ami Gaspard avait fait de la marquise un portrait peu flatté, mais assez ressemblant. Il n’était bruit dans le pays que de la sottise et des millions du grand industriel. Depuis quelque temps, madame de La Rochelandier, dont l’orgueil, aux prises avec la pauvreté, s’était décidé à courber la tête, quitte à la relever plus tard, rêvait pour son fils une mésalliance lucrative qui l’aidât à restaurer la fortune de sa maison et leur permît d’attendre sans trop d’impatience le retour de la légitimité. Mademoiselle Levrault lui était apparue comme la colombe annonçant la fin du déluge. La marquise, qui connaissait tous les visages de la contrée, s’était dit sur-le-champ que cette jeune et gentille amazone, arrêtée dans la cour de son château, ne pouvait être que la fille du grand manufacturier. On devine le reste. À la proposition d’épouser mademoiselle Levrault, Gaston s’était révolté d’abord ; puis il avait hésité ; bref, il avait fini par se soumettre. Ses visites à la Trélade avaient achevé d’irriter en lui les appétits de la richesse. Il n’était pas épris de Laure ; mais il n’est si bon gentilhomme qui n’en arrive aisément à se démontrer à lui-même qu’il peut épouser sans amour une jeune et jolie personne affligée d’un million de dot. Il ne s’abusait pas sur les sentiments de mademoiselle Levrault, et se disait que, puisqu’elle ne recherchait en lui qu’un titre, il pouvait bien, de son côté, ne rechercher en elle que l’opulence.

Le siége durait depuis deux mois ; les millions ne se rendaient pas. Lasse d’attendre, la marquise, pour en finir, se décida à donner l’assaut. Elle possédait son Levrault aussi bien que nous le possédons nous-mêmes. Elle avait étudié tous ses côtés faibles, tous ses points attaquables, et n’ignorait aucun de ses travers. Cette science, à vrai dire ne lui avait pas coûté grand travail. L’âme de M. Levrault était un abîme dont on avait bientôt touché le fond, un labyrinthe où, pour se diriger, il n’était pas besoins du fil d’Ariane. Pour y voir clair, on n’avait qu’à ouvrir les yeux ; pour en connaître tous les détours, il suffisait d’y faire un pas ou deux. Les confidences de Laure avaient complété les observations de la marquise. Dans l’espoir que la noble dame saurait en profiter, la jeune fille lui avait livré charitablement les clés de la place.

Un jour donc qu’elle avait dîné à la Trélade, madame de La Rochelandier s’empara du bras de l’amphytrion, et, sous prétexte de respirer l’air embaumé du soir, l’entraîna doucement au parc. Ce jour-là, Gaston n’avait pas accompagné sa mère ; Laure, un peu souffrante, s’était retirée de bonne heure. La soirée était belle, la brise tiède et parfumée des premières senteurs de l’automne ; mais ce n’était point là ce qui préoccupait la marquise et M. Levrault. Ils avaient gagné, tout en causant, une des allées les plus mystérieuses, et marchaient à pas lents sous un dôme de feuillage que formait une double rangée d’érables et de platanes. Jamais le bras de la grande dame ne s’était appuyé si tendrement sur celui du grand manufacturier ; jamais, dans aucun de leurs entretiens, sa voix n’avait trouvé d’accents si pénétrants, d’inflexions si câlines. Elle disait les ennuis de la solitude, les joies de l’intimité, combien sa vie avait changé d’aspect et s’était embellie depuis qu’une jeune et blanche créature était venue s’abattre, comme une colombe, à la porte du vieux manoir. Dans quelle atmosphère assez enchantée, dans quelles régions assez éclatantes, achèverait de s’épanouir cette merveille de grâce et de beauté ? Puis, par un mélancolique retour sur elle-même, elle demandait avec tristesse ce qu’elle deviendrait, si M. Levrault, en quittant la Trélade, ne se décidait pas à s’établir dans le pays. Rien que d’y songer, son cœur se serrait ; ils étaient, sa fille et lui, un second printemps dans son existence. À tous ces discours, comme maître corbeau tenant en son bec un fromage, M. Levrault se croyait le phénix des hôtes de la Bretagne. Il se rengorgeait, faisait la roue, et répondait par-ci par-là quelques platitudes que la marquise avait l’art de relever en leur donnant un tour galant. Prêter de l’esprit aux sots est le plus sûr moyen de les flatter. De détour en détour, elle en arriva à l’interroger avec une affectueuse sollicitude. Elle s’étonnait que, dans une époque où la bourgeoisie régnait et gouvernait, où l’intelligence pouvait prétendre à tout, un homme de sa valeur n’eût pas l’ambition de prendre au soleil la place qui lui était due ; elle ne comprenait pas qu’avec l’expérience des affaires et tant de facultés éminentes, il se résignât à l’inaction, à l’obscurité, et se contentât modestement des jouissances de la fortune, quand une foule de médiocrités qui ne lui allaient pas à la cheville, se carraient et se prélassaient sans vergogne dans les hautes sphères du pouvoir. Certes, il était beau de s’élever jusqu’à l’opulence sur les ailes de son propre génie : elle ne savait pas de conquête plus respectable, plus glorieuse, plus légitime ; mais, pour les âmes bien nées, la richesse n’était qu’un instrument, un point d’appui : il n’appartenait qu’au vulgaire de la considérer comme le but suprême de la destinée humaine. Ces paroles de la marquise ne tombaient pas dans l’oreille d’un sourd. Encouragé par l’intérêt que lui témoignait sa compagne, M. Levrault ouvrit les digues de son cœur, et laissa couler à grands flots tous les secrets enfermés dans son sein. Entraîné par le courant, il se livra, à des épanchements immodérés ; il raconta naïvement quel espoir charmant l’avait amené en Bretagne, quelles déceptions amères il avait essuyées. La marquise semblait suspendue à ses lèvres ; de temps en temps, par un mouvement d’irrésistible sympathie, sa belle main blanche et potelée se posait sur la grosse patte de l’ancien marchand de drap, qui prenait alors des airs de vainqueur et se demandait avec une adorable fatuité ce que devait penser madame Levrault, si la digne femme voyait, du haut du ciel, ce qui se passait en cet instant au fond du parc de la Trélade. Quand il eut achevé le récit de ses infortunes, la marquise resta silencieuse, et parut méditer profondément sur tout ce qu’elle venait d’entendre.

— Mon ami, dit-elle enfin avec gravité, je comprends, j’approuve la pensée qui vous a conduit en Bretagne. Votre ambition n’avait rien dont personne dût s’étonner ; pour ma part, je ne connais pas de maison qui ne s’empressât de s’ouvrir devant vous, qui ne s’estimât heureuse et fière de recevoir à son foyer l’ange que Dieu vous a donné pour fille. Ce que j’ai peine à m’expliquer, quand bien même je mets de côté la moralité de monsieur le vicomte de Montflanquin, c’est que vous vous soyez adressé à la noblesse fraîchement ralliée, au lieu de tendre votre main loyale à cette aristocratie chevaleresque dont rien n’a pu entamer la foi, et qui s’obstine à bouder le présent au fond de ses châteaux solitaires.

À ces mots, M. Levrault dressa les oreilles. Il n’avait pas oublié les avertissements de Jolibois. Où la marquise voulait-elle en venir ? Dévoué corps et âme au trône de juillet, à l’ombre duquel il espérait croître en puissance, qu’il regardait comme son trône à lui, comme son bien, comme sa propriété, le grand industriel n’était pas disposé le moins du monde à mettre ses millions au service de la légitimité ; il se tint prudemment sur ses gardes.

— Madame la marquise, répliqua-t-il avec réserve, je ne saisis pas bien, je ne m’explique pas moi-même…

— Vous allez me comprendre, reprit la marquise d’un ton de douce autorité. Depuis deux mois, je vous observe, je vous étudie. Aucune des grandes questions qui agitent les sociétés modernes ne vous est étrangère ou indifférente ; c’est ma conviction, vous avez en vous l’étoffe d’un homme d’état. — Quelle était votre pensée en recherchant l’alliance d’une famille aristocratique ? Votre cœur, votre esprit généreux, n’obéissaient-ils qu’à un sentiment d’égoïsme ? Non, mon aimable ami. Vous pensiez, avant toutes choses, à rapprocher deux classes trop long-temps divisées, à donner l’exemple de l’oubli, du pardon ; vous vouliez, en un mot, consommer l’union de la noblesse et de la bourgeoisie.

— C’est la vérité, madame la marquise, je ne m’en défends pas, répondit M. Levrault avec une modeste assurance.

— Eh bien ! mon ami, pour atteindre le but élevé que vous vous proposiez, était-ce à la noblesse déjà ralliée, déjà réconciliée avec les institutions nouvelles, que vous deviez vous adresser ? Ne comprenez-vous pas qu’une alliance entre elle et vous eût été sans portée, sans signification, sans valeur aucune aux yeux de l’avenir ? que ce n’eût été qu’une espèce de superfétation, un pléonasme, un stérile échange d’influences, d’intérêts, de passions identiques ? Comprenez-vous enfin qu’au lieu de chercher à planter votre drapeau sur une forteresse déjà réduite, au lieu d’entrer en conquérant dans un pays déjà soumis, vous deviez tourner vos regards vers cette noblesse ennemie dont je vous parlais tout à l’heure ? Il en est temps encore. Quel triomphe pour vous, quel honneur d’arracher quelque jeune Achille de sa tente, de restaurer l’éclat d’une maison qui menaçait de laisser un vide dans l’histoire, de rendre à la vie publique un des grands noms de l’ancienne monarchie, de rallumer au ciel de la France une de ses étoiles qu’elle croyait disparue pour toujours ! Au point de vue de vos ambitions personnelles…

— Oui, madame la marquise, au point de vue de mes ambitions personnelles ? demanda M. Levrault, médiocrement charmé jusqu’à présent des perspectives, très confuses d’ailleurs, qui s’ouvraient devant lui.

— Eh quoi ! monsieur s’écria la marquise vous n’entrevoyez pas les avantages d’une pareille alliance ? vous ne sentez pas qu’en mariant votre adorable fille dans une des grandes familles demeurées fidèles au culte du passé, vous assurez votre fortune politique ? C’est bien simple pourtant. Vous ralliez votre gendre, vous attachez à la couronne de juillet un fleuron dérobé à celle de saint Louis. Cela fait, pensez-vous que la nouvelle cour ait quelque chose à vous refuser ?

— Mais, madame la marquise, s’écria M. Levrault, qui avait tressailli comme un coursier généreux au son du clairon, l’aristocratie dont vous parlez est bien trop entêtée…, trop chevaleresque, ajouta-t-il se reprenant avec respect, pour adhérer jamais au gouvernement de 1830. Si elle s’est obstinée jusqu’ici à bouder au fond de ses châteaux solitaires, ce n’est pas moi qui réussirai à l’en tirer ; ce n’est pas entre mes mains qu’elle abjurera ses rancunes et ses croyances.

— Mon ami, dit en souriant la marquise, on se lasse de tout, même de l’ennui. L’ennui est un rude maître qui a déjà dompté bien des âmes, ébranlé bien des convictions. Voici bientôt vingt ans qu’il habite avec nous, qu’il s’assied chaque jour à notre table, à notre foyer, chaque jour plus maussade et plus renfrogné que la veille. Bouder peut être une douce chose ; mais, lorsqu’on a boudé pendant près de vingt ans, malgré soi on éprouve un vague besoin de s’égayer, de se distraire un peu, de vivre comme tout le monde et de faire bonne mine aux gens. Je vous le dis bien bas, je ne le dis qu’à vous, ne le répétez à personne : nous enrageons tous en silence, notre fidélité commence à nous peser.

— Eh ! vive Dieu ! madame, s’écria dans un mouvement d’enthousiasme M. Levrault, qui frétillait déjà autour de l’hameçon, puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne pas vous séparer ouvertement d’un parti sans avenir, et qui, je ne dois pas vous le dissimuler, n’a jamais eu mes sympathies ni mon approbation ? Madame la marquise, ce n’est pas à votre âge, belle encore comme vous l’êtes, qu’on s’enveloppe d’un suaire, qu’on se couche parmi les morts. Pourquoi n’iriez-vous pas aux Tuileries ? Je suis sûr que le roi et la reine vous y verraient avec plaisir.

— Non, mon ami, non, répliqua madame de La Rochelandier avec mélancolie. Je suis allée trop souvent aux Tuileries pour pouvoir y retourner jamais, à moins qu’un jour… mais je n’y compte plus. Je me plais à le répéter, ma semaine est achevée ; pour moi-même, je n’espère plus rien ici-bas. Je n’irai pas à la nouvelle cour ; Gaston s’y présentera sans sa mère.

— Qu’entends-je ! M. Gaston, votre fils…

— À Dieu ne plaise que je veuille emprisonner sa vie dans le cercle de mes regrets et de mes affections. Gaston est jeune et n’a point d’engagements avec le passé. Il n’a jamais connu ses princes légitimes ; c’est tout au plus s’il se souvient de la tempête qui fracassa le vieux trône de France et rejeta dans l’exil les derniers descendants d’une race de rois. Gaston est un enfant du siècle. Il a grandi librement, sans contrainte, dans l’atmosphère des idées libérales. Au collége, il s’asseyait sur le même banc que les princes de la branche cadette ; il les aime et ne s’en cache pas. Puisqu’il peut se rallier sans honte, qu’il suive le courant qui l’entraîne, que ses destinées s’accomplissent !

— Ainsi, madame la marquise, demanda M. Levrault en appuyant sur chaque mot, c’est l’intention formelle de M. Gaston, votre fils ; c’est sa volonté bien ferme, bien nette, bien arrêtée, de se rallier à la nouvelle dynastie, et vous n’y mettez point obstacle, vous ne cherchez pas l’en détourner ?

— Que voulez-vous ? J’en souffre bien un peu ; je mentirais si j’affirmais le contraire, et vous ne me croiriez pas. J’en souffre, je m’en afflige en secret ; mais je me dis qu’en fin de compte, quelque soit le drapeau qui flotte sur les Tuileries, c’est toujours le drapeau de la France. Vous, mon ami, dites-moi si vous m’approuvez ?

— Si je vous approuve, madame la marquise ! s’écria le grand industriel avalant l’hameçon tout entier avec la gloutonnerie d’un brochet ; non, madame, non, je ne vous approuve pas, je vous admire. Plût à Dieu que tous les légitimistes fussent comme vous ! La raison, la sagesse, s’expriment par votre bouche. C’est toujours le drapeau de la France ! je n’ai jamais rien lu de mieux dans mon journal.

— Et cependant, vous le dirai-je ? il y a des instants où j’hésite, où je sens mon cœur se révolter ou défaillir, en songeant que mon fils, un La Rochelandier, prêtera l’appui de son nom à un trône devant lequel aucun de ses aïeux n’eût courbé le front ni fléchi le genou. Il me semble parfois que les portraits de ses ancêtres me regardent d’un air irrité ; je crois voir parfois leurs lèvres s’entr’ouvrir pour me reprocher mon indigne faiblesse.

— Autres temps, autres mœurs, madame la marquise. Quand ils vivaient, les ancêtres de M. Gaston en faisaient à leur tête ; ils sont morts, qu’ils trouvent bon que M. Gaston en fasse à la sienne. Je vous le demande, où en serait aujourd’hui le monde, si, depuis qu’il existe, chaque génération eût suivi servilement, pas à pas, les traces de la génération précédente ? Nous irions encore vêtus de peaux de bêtes. L’humanité n’est pas un écureuil en cage, un cheval borgne attaché à une manivelle. Tout change, tout se renouvelle, tout se perfectionne. Les chemins de fer ont remplacé les routes royales ; la monarchie constitutionnelle a détrôné le droit divin. Mes pères avaient sur la grande industrie des idées qui ne sont pas les miennes ; faut-il s’étonner que monsieur votre fils ait en politique des opinions qui ne sont pas celles de ses aïeux ?

— Allons, qu’il se rallie ! dit la marquise avec un geste de résignation. Ce sera un grand jour pour la nouvelle dynastie, le jour où un La Rochelandier lui présentera sa foi et son hommage. Ce jour-là, monsieur, on se réjouira aux Tuileries, on prendra le deuil à Frohsdorf.

— Eh bien ! madame la marquise, on prendra le deuil à Frohsdorf. Parce qu’il plait à M. de Chambord de se poser en prétendant et de jouer au roi de France dans son petit castel allemand, est-ce une raison pour que notre jeune noblesse reste les bras croisés au fond de ses domaines et s’abstienne de prendre part au maniement des affaires du pays !

— Allons, qu’il se rallie ! répéta la marquise en soupirant. Je ne veux pas, je ne dois pas être un empêchement dans la destinée de mon fils. Cependant la royauté de 1830 vous paraît-elle bien solidement établie ? Pensez-vous qu’elle ait dans le sein de la nation des racines vives et profondes ? La jugez-vous inébranlable ? Mon ami, la fortune des rois a d’étranges revirements. Quand on a vu crouler en trois jours un trône de plusieurs siècles, il est permis de douter de la longévité d’une monarchie qui sort à peine du berceau. Je souhaiterais que Gaston ne se pressât point, je voudrais qu’il observât la marche des événements, qu’il attendît quelque temps encore.

— Eh ! madame, est-il besoin d’attendre ? s’écria M. Levrault impatient déjà de tenir et de rallier son gendre. Que représente la royauté de 1830 ? la bourgeoisie. Que représente la bourgeoisie ? la nation tout entière. À ce compte, comment le trône de juillet pourrait-il être renversé ? Il faudrait que la France consentît à se suicider. Je sais bien qu’on rencontre par-ci par-là de petites gens qui se permettent de blâmer les tendances du gouvernement, qui ne se gênent pas pour parler tout haut du prochain avènement de la République…

— De la République ? répliqua la marquise avec dédain ; quelle sottise ! Ces gens-là sont fous. Il n’y a plus de révolution possible en France. Si la nation, usant de son droit, se décidait à briser le trône qu’elle a élevé de ses propres mains, ce ne serait, ce ne pourrait être que pour revenir au grand principe de la légitimité. Il n’est pas impossible qu’un jour elle y revienne. Quoi qu’il arrive, je suis tranquille, je n’ai point à m’inquiéter de l’avenir politique de mon fils. Le trône de juillet peut voler en pièces sans que Gaston coure le risque de rester enseveli sous ses débris. Rallié à la dynastie nouvelle, il ne cessera pas de tenir à l’ancienne par son nom, par sa mère, par les traditions de sa famille ; quels qu’en soient les hôtes, les Tuileries s’ouvriront toujours avec orgueil devant un La Rochelandier.

La marquise se tut, pour laisser à ses dernières paroles le temps de s’infiltrer dans l’esprit de son compagnon et de produire tout l’effet désiré. Silencieux comme elle, M. Levrault savourait avec délices le breuvage enivrant qui venait de tomber goutte à goutte des lèvres de sa compagne. Le monde des honneurs et des dignités se rouvrait devant lui. Le chemin du pouvoir s’aplanissait de nouveau sous ses pas. Tous ses rêves, toutes ses espérances se réveillaient et battaient des ailes. Il retrouvait au centuple ce qu’il avait perdu en perdant le vicomte. C’était lui-même qui rallierait son gendre ; c’était à lui qu’en reviendraient l’honneur et le profit. Rallier un marquis, un La Rochelandier, quelle aubaine ! La cour aurait à compter avec lui ; M. Levrault était bien décidé à lui tenir la dragée haute. On n’aurait pas un La Rochelandier pour rien ; il faudrait qu’on y mît le prix. Pour surcroît d’avantages, point de changement de dynastie à redouter ; quoi qu’il arrivât, Gaston retombait sur ses pieds, et M. Levrault sur son gendre. Ainsi, tout lui souriait, tout l’attirait ; il ne découvrait de toutes parts que joies, satisfactions, promesses, sécurité. Il ne s’agissait plus que d’amener la marquise à consentir à une alliance avec les Levrault. Le grand industriel avait en lui tant de ressources ingénieuses, ce diable d’homme se sentait si retors, si madré, qu’il ne désespérait pas d’en venir à ses fins et de prendre la marquise dans ses filets.

— Revenons à vous, mon ami ; c’est assez parler de Gaston, reprit enfin madame de La Rochelandier. Où donc en étions-nous, que vous disais-je tout à l’heure ?

— Madame la marquise, répliqua le rusé Levrault, vous me disiez que vous ne connaissez pas une grande maison qui ne s’ouvrît devant moi avec empressement, qui ne s’estimât heureuse et fière de recevoir à son foyer l’ange que Dieu m’a donné pour fille.

— Eh bien ! mon ami ?…

— Eh bien ! si j’allais un jour vous rappeler ces belles paroles ? si, prenant ma fille par la main, j’allais vous dire : Madame la marquise, nos enfants s’aiment, ne formons qu’une seule et même famille ?…

— Ah ! répondrais-je, soyez les bienvenus ! s’écria la marquise avec effusion. Béni soit le jour qui me donne une fille…

— Et qui me rend un fils ! s’écria M. Levrault couvrant de gros baisers la blanche main qu’il pressait dans les siennes.

Puis, au plus fort de son ivresse, il porta son mouchoir à ses yeux.

— Quoi ! mon ami, demanda la marquise avec intérêt, auriez-vous eu le malheur de perdre ?

— Ah ! madame, un enfant si charmant, si blond, si blanc, si rose ! Perdu, hélas ! oui, madame, perdu !… Souvenir affreux !… C’était à Paris, par un soir de fête… On tirait un feu d’artifice sur la place de la Concorde…

— Mon ami, reprit la marquise peu curieuse d’en savoir davantage, ne soyons pas ingrats envers la destinée, ne mêlons point de funèbres images aux douces joies de l’heure présente. Vous l’avez dit vous-même, mon fils vous rendra celui que vous avez perdu.

Une heure après cet entretien, la marquise reprenait le chemin de son manoir, et M. Levrault entrait d’un air de triomphe dans l’appartement de sa fille.

— Madame la marquise, s’écriait-il, embrassez votre père !

— Mon fils, disait la marquise en rentrant, embrassez votre mère, vous avez des millions !


FIN DU PREMIER VOLUME.