Sacs et parchemins, 1851/Chapitre VII

Michel Lévy frères (p. 169-186).

VII.

Après s’être retourné plus de vingt fois pour voir si M. Levrault ou quelqu’un de ses gens ne le suivait pas, après s’être assis de quart d’heure en quart d’heure le long des haies, afin de donner au grand industriel ou à ses émissaires le temps de l’atteindre, le vicomte était rentré dans le château de ses ancêtres. En quel état, juste ciel ! On se l’imagine aisément. Galaor eut peine à le reconnaître et trembla pour ses gages. Le château se composait d’un tas de pierres éboulées, au milieu desquelles une aile seule restait encore debout ; les beaux-esprits du pays disaient que la maison de Montflanquin ne battait plus que d’une aile. Cette aile obstinée, d’un effet moins rassurant que pittoresque, ne devait pas offrir un abri très sûr lorsqu’il faisait une forte bise. C’était dans cet asile héréditaire que Gaspard venait de loin en loin se reposer des orages de la vie parisienne et se dérober aux importunités de certaines gens. L’intérieur répondait à toutes les idées de luxe et de magnificence qu’éveillait le dehors. Je n’ajouterai rien de plus, par respect pour la mémoire des Baudouin et des Lusignan.

Ce fut surtout à l’heure du dîner que le vicomte sentit toute l’horreur de sa position. Depuis près de trois mois, il prenait tous ses repas à la Trélade. Galaor se nourrissait à son propre compte, et n’avait, pour faire bouillir la marmite, que les ressources de son intelligence. Aussi ne vivait-il que de rapines et de pillage. Il rôdait autour des poulaillers, s’introduisait frauduleusement dans les garennes, et tendait des pièges aux lapins. Il n’y avait pas à deux lieues à la ronde une basse-cour où le drôle n’eût fait des siennes. Les œufs étaient à peine pondus qu’ils étaient déjà dans ses poches. Il ne se passait guère de jour sans qu’un fermier des environs n’accusât le renard de lui avoir croqué une oie ou un dindon. Le renard, c’était Galaor qui maraudait pour ses besoins comme Caleb pour l’honneur de son maître. Habitué aux vins fins, aux mets exquis de la Trélade, hélas ! que devint le vicomte en voyant fumer sur sa table une gibelotte de lapin que le jeune groom avait préparée pour lui-même ! C’était tout le dîner de Gaspard ; avec un pot de vin du cru et un morceau de fromage de chèvre que l’industrieux enfant avait harponné la veille dans une métairie.

Accoudé sur le bord de la table sans nappe ; la tête entre ses mains, le vicomte n’avait pu encore se résigner à fêter la cuisine de Galaor. Il s’abîmait de plus en plus dans l’amertume de ses pensées, quand tout à coup il sentit une main familière qui s’appuyait sur son épaule. Un éclair de joie traversa son cœur : ce ne pouvait être que M. Levrault. Gaspard se leva brusquement, et se trouva nez à nez avec Jolibois.

— Eh bien ! monsieur le vicomte, dit gaiement le tabellion venu tout exprès pour veiller au grain, où en sommes-nous ? Nos affaires avancent-elles ? Palpons-nous bientôt les écus du beau-père ?

— Tout est perdu ! répliqua le vicomte s’affaissant sur sa chaise de paille.

— Comment, mille diables ! s’écria maître Jolibois qui pensait à ses quatre-vingt mille livres. Vous voulez rire, monsieur le vicomte.

— Jamais je n’en eus moins envie. Tout est perdu, vous dis-je, nous sommes ruinés, volés, pillés comme au coin d’un bois. Les La Rochelandier ont paru !

Maître Jolibois sauta au plafond, comme si un pétard eût éclaté entre ses jambes.

— Massacre et sang ! reprit le vicomte avec un geste dont rien ne saurait rendre la sauvage énergie. Avoir employé plus de génie que n’en montra M. de Talleyrand au congrès de Vienne ; avoir imaginé plus de combinaisons savantes, dépensé plus d’esprit, de patience et d’habileté qu’il n’en faudrait pour escamoter un royaume ; n’avoir rien négligé, avoir tout calculé, tout prévu, et pourquoi ? pour échouer au port. Stupide hasard, soit maudit ! Nous triomphions, Jolibois. Je le tenais enfin, ce buffle de Levrault ! je le tenais, il était pris. Je l’avais amené à me jeter sa fille et ses millions à la tête. Le tour était joué. Sa face rayonnait de bêtise et de joie ; ses bras s’ouvraient ; il allait m’appeler son gendre…

— Eh bien ! monsieur le vicomte ?

— Eh bien ! Jolibois, c’est à ce moment que sa fille est entrée, traînant après elle ce faquin de La Rochelandier.

— Mais, s’écria Jolibois frappant du pied le parquet vermoulu, vous n’avez donc pas tenu compte de mes recommandations ?

— Allons donc ! s’écria Gaspard ; me prenez-vous pour un enfant ? Aujourd’hui, ce matin, voilà quelques heures, le père et la fille, après trois mois de séjour à la Trélade, ne se doutaient pas encore qu’il y eût des La Rochelandier sous le ciel. Pour les éloigner du château fatal que j’aurais voulu pouvoir entourer de pièges à loup, j’avais fait tout ce qu’il est humainement possible de faire : j’avais fait des légendes. Vaine précaution, Jolibois ! Il a fallu que cette petite sotte de Laure allât caracoler sous les fenêtres des La Rochelandier, et la damnée marquise, qui, je le jurerais, se tenait depuis trois mois à la croisée comme une araignée qui guette une mouche, s’est précipitée sur sa proie.

— C’est grave, monsieur le vicomte : la marquise aura parlé de vous.

— Et vous jugez si elle m’aura ménagé. Dieu merci, il n’y a rien à dire contre moi. Je n’ai point démenti ma race, j’ai gardé pur le nom de mes aïeux ; mais, de tout temps, les La Rochelandier se sont montrés hostiles à ma maison. Ce n’est pas en me ralliant au trône de juillet que j’ai pu me les concilier. Enfin la marquise a trop d’intérêt à me perdre dans l’esprit des Levrault pour qu’elle s’amuse à leur chanter mes louanges.

— C’est très grave, monsieur le vicomte, répéta maître Jolibois en hochant la tête.

— S’il ne s’agissait que de moi, ajouta Gaspard, j’en prendrais aisément mon parti. Je me suis jeté dans cette affaire uniquement à cause de vous, mon cher monsieur Jolibois. Je n’ai travaillé que pour vous. Sachez bien qu’en vue de moi-même, je n’aurais jamais abaissé la dignité de mon caractère jusqu’à courir après la fille et les millions d’un ancien marchand de drap. L’amitié que je vous porte, la reconnaissance que je vous ai vouée, ont pu seules m’y décider. Ce qui me désole à cette heure, c’est de penser que vous allez attendre encore quelque temps le remboursement de la somme que je vous dois.

— Est-ce que, par hasard, monsieur le vicomte, vous me feriez l’injure de croire qu’en vous poussant dans cette entreprise, j’ai songé un seul instant à moi ? Est-ce que vous suspecteriez la sincérité de mon dévouement au point de supposer qu’en vous offrant une occasion de rétablir votre fortune, je ne cherchais que celle de rentrer dans mes fonds ?

— Je le dis hautement, s’écria le vicomte en relevant la tête, ce qui importe à un Montflanquin, ce n’est pas la richesse, c’est un blason sans tache. Pour vous, pour vous seul, Jolibois, j’ai pu consentir à m’humilier devant l’opulence.

— Je n’ai pas d’armoiries, mais j’ai des panonceaux, s’écria maître Jolibois avec fierté, et je tiens autant à les garder sans tache au-dessus de ma porte, que vous, monsieur le vicomte, à préserver votre blason de toute souillure. En vous dénonçant les millions de M. Levrault, je n’étais préoccupé que de vous, de l’avenir de votre maison. J’ai eu l’honneur de vous l’écrire : servir sans arrière-pensée les personnes que j’estime et que j’aime fut toujours ma plus douce loi.

— Voilà bien quelques années que je suis votre débiteur, reprit Gaspard sur un ton moins haut.

— De grâce, monsieur le vicomte, ne parlons pas de cette misère. De quoi s’agit-il en réalité ? D’une somme de quatre-vingt mille francs dont vous avez négligé, depuis dix ans, de servir les intérêts. Si vous l’exigez, ajoutons-y, pour règlement de tout compte jusqu’à ce jour, les petites avances que je vous ai faites et qui vous ont permis de vous présenter avec avantage à la Trélade. Il n’y a rien dans tout cela qui doive troubler votre sommeil. Si, dans ces derniers temps, vous avez été un peu tracassé à cause des quatre-vingt mille francs, ce n’est pas à moi qu’il faut vous en prendre, mais à la succession de mon père.

— Ainsi, mon bon, mon cher Jolibois, vous voudrez bien attendre encore quelques semaines. Peut-être la fortune, acharnée après moi, se lassera-t-elle enfin de me poursuivre.

— À moins que vous ne vouliez m’offenser et me mettre à la porte, monsieur le vicomte, nous ne parlerons plus de cela. Vous ne m’avez pas raconté ce qui s’est passé à la Trélade après le retour de la petite ?

Gaspard dit tout, comme à un médecin ou à un confesseur, sans omettre le moindre détail.

— Eh ! vive Dieu ! s’écria Jolibois, les choses sont moins désespérées que je ne l’avais cru d’abord. Tout n’est pas perdu, monsieur le vicomte. Nous avons contre nous la fille, mais nous avons pour nous le père.

— Ce que vous me dites là, mon pauvre Jolibois, je me le disais à moi-même en quittant la Trélade. Vous me connaissez, vous savez si je suis homme à me laisser abattre par une chiquenaude. Je comptais sur les inspirations de mon génie. Il me semblait impossible que M. Levrault ne courût pas ou ne fît pas courir après moi. Je me voyais déjà ramené en triomphe. Hélas ! tout m’a manqué. Levrault est resté au gîte, et mon esprit, si fertile en ressources, ne m’a rien suggéré. Jolibois, mon étoile a pâli ; les La Rochelandier l’emportent.

— Pas encore, monsieur le vicomte, pas encore. S’ils doivent l’emporter, à la grâce de Dieu ! mais nous aurons l’honneur de leur disputer la partie. Nous ne tomberons pas sans gloire, nous ne rendrons pas les armes avant d’avoir combattu. Allons, relevez-vous. Bon courage et bonne espérance ! Les destins sont changeants. Nous avons eu aujourd’hui notre défaite de Waterloo, peut-être aurons-nous demain notre victoire d’Austerlitz.

— Jolibois, noble ami, s’écria Gaspard, dont la figure brumeuse venait de s’éclairer comme par enchantement, verriez-vous un moyen de rentrer dans votre argent ?

— Je vois un moyen de rajeunir l’éclat du nom de Montflanquin ! s’écria Jolibois avec le ton inspiré d’un prophète.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se tinrent quelque temps embrassés.

— Dites, parlez, ce moyen, quel est-il ? demanda Gaspard avec avidité.

— Nous en causerons au dessert… Ah ça ! monsieur le vicomte, ajouta maître Jolibois en promenant un regard inquiet sur la table, est-ce que c’est là tout votre dîner ?

Comme le vicomte baissait les yeux et ne répondait pas :

— Il ne sera pas dit, s’écria le notaire avec emphase, que j’ai vu le dernier héritier d’une famille autrefois puissante dîner, dans le château de ses pères, d’une gibelotte de lapin. Galaor, ajouta-t-il à voix basse, enfourche mon cheval, cours à Clisson et rapporte-nous de quoi boire et manger convenablement. Va, mon fils, c’est moi qui régale.

Et il lui glissa dans la main quelques pièces blanches.

Une heure après, Galaor était de retour et vidait sur la table deux énormes sacoches dont la vue acheva de ragaillardir le vicomte. Le repas fut joyeux. Les deux convives mangèrent et burent comme quatre. La confiance de Jolibois était passée dans le cœur de Gaspard. M. Levrault fit tous les frais de l’entretien ; on pense si les deux bons apôtres s’amusèrent à ses dépens. Ils s’en donnèrent à cœur joie et se le renvoyèrent comme une balle ou comme un volant. Si M. Levrault se fût trouvé caché dans un coin, il eût été satisfait, j’imagine. Au dessert, ainsi qu’il l’avait promis, maître Jolibois exposa le plan de la bataille qu’il se proposait de livrer le lendemain. Il s’agissait d’arrêter les progrès des La Rochelandier et d’emporter la position par un coup d’audace. Il était permis de supposer que Laure n’avait rien négligé pour donner l’éveil à son père. Jolibois devait s’emparer du grand industriel ; il se chargeait de perdre la marquise et son fils dans son esprit, de relever le vicomte, de le mettre plus haut que jamais. Pendant ce temps, Gaspard se jetterait aux genoux de Laure, et justifierait, par l’excès même de son amour, toutes les manœuvres qu’il avait employées pour l’éloigner des La Rochelandier. Maître Jolibois fondait les plus grandes espérances sur une belle scène de passion, bien conduite et chauffée à point. Le vicomte prit l’engagement d’être brûlant, irrésistible.

Gaspard, qui connaissait les devoirs de l’hospitalité, avait offert à Jolibois de passer la nuit au château. Comme il tombait une pluie fine, le notaire avait accepté cette offre hospitalière. La soirée était avancée, mais pas assez pour que nos deux amis pussent déjà songer à se mettre au lit. Pour tuer la temps jusqu’à minuit, Gaspard proposa à Jolibois une partie de lansquenet.

— Et des cartes ? dit Jolibois.

— Galaor, dit le vicomte, fouille dans les poches de mon vieil habit.

Cinq minutes après, à la stupéfaction de maître Jolibois, Galaor déposa sur la table un énorme paquet de cartes.

— Et de l’argent ? dit Jolibois.

— Il est vrai, dit le vicomte, que je n’ai pas encore touché mes derniers fermages ; mais, grâce à vous, il reste encore quelques écus dans mon escarcelle.

Ils jouaient encore à deux heures du matin, et maître Jolibois avait perdu une somme assez ronde.

Après avoir déjeûné des débris du festin de la veille, Étienne Jolibois et Gaspard partirent en même temps pour la Trélade, Gaspard à pied, Jolibois à cheval, afin d’arriver le premier, comme ils en étaient convenus. Le tabellion s’avançait au trot de sa bête et repassait dans son esprit la harangue qu’il allait débiter à M. Levrault. Il n’était plus qu’à deux ou trois portées de fusil de la demeure du grand industriel, quand tout d’un coup sa figure prit une expression étrange.

Une idée diabolique venait de traverser la tête de maître Jolibois.