Chapitre IV.

E RNESTINE Moulins avait seize ans. C’était bien la plus gracieuse personne de tout le pays d’alentour. Une taille de déesse antique avec cette désinvolture séduisante des femmes de Paris. Une masse de cheveux noirs comme l’ébène encadrait son visage frais et mutin, pour retomber ensuite en boucles épaisses et soyeuses sur ses épaules artistement modelées. Quand elle vous regardait avec ses grands yeux bleus sous ses longs cils abaissés, il y avait de quoi faire frémir l’âme la plus inaccessible aux charmes de la beauté. Avec cela, une douceur d’ange, cet abandon naturel et charmant qui plaît sans aucun effort et captive au premier coup d’œil.

Ernestine était sortie du pensionnat des Ursulines de Québec depuis trois ou quatre mois. Elle y avait reçu cette instruction solide et bien entendue qui devient si rare de nos jours. Elle ignorait la géométrie et les logarithmes. Le système planétaire avait beaucoup de secrets pour elle, et la rose syllogistique ne lui avait jamais fait part de ses âcres parfums. Ses maîtresses avaient même poussé la cruauté jusqu’à lui refuser les douceurs de la physique, de la chimie et du calcul différentiel et intégral. En revanche, elle savait très-bien sa langue et possédait à un certain degré de perfection quelques langues étrangères. Elle rédigeait parfaitement une lettre et savait faire cuire un saucisson. Elle dessinait bien, chantait joliment et jouait agréablement du piano. Elle pouvait aussi, sans consulter ses auteurs, faire proprement une reprise, et coudre solidement un bouton.

À l’âge de neuf ans, elle avait perdu sa mère, et son père était mort un an après, la confiant aux soins de Maximus Crépin, son parent éloigné, lequel était devenu son tuteur légitime. À la mort de son père, Ernestine possédait un revenu annuel de quinze cents dollars. Elle n’avait jamais dépensé le tiers de cette somme, et l’excédant, accumulé et capitalisé par l’honnête Maximus, lui valait actuellement un revenu additionnel considérable.

Elle ignorait cela, la naïve enfant, elle n’en avait pas besoin d’ailleurs pour vénérer le souvenir de ses parents, tout en vouant à son tuteur une reconnaissance sans bornes. Les malheurs de sa jeunesse avaient fortement impressionné son âme, et elle en avait gardé avec une habitude de douce mélancolie, ce besoin d’aimer qui se fait sentir surtout chez ceux qui, de bonne heure, ont été sevrés des soins maternels. Malgré sa douceur, cependant, elle avait une âme ardente et passionnée, susceptible des sentiments les plus vifs et des plus sublimes dévoûments.

Elle ne connaissait encore le monde que de nom. Jusqu’ici sa vie s’était écoulée paisible et douce au milieu de ses compagnes et de ses bonnes maîtresses. À part le deuil de ses jeunes ans, elle n’avait jamais eu de chagrin réel. Aujourd’hui qu’elle entrait dans la vie positive, elle éprouvait des craintes mêlées d’espérances ; l’attrait de l’inconnu et comme l’appréhension d’un danger.

Tout le jour elle était dans le champs, cueillant des fleurs, et courant après les papillons, ou bien, lisant, à l’ombre d’un arbre, ses livres favoris.

Quand elle passait à travers les prairies, vêtue d’une simple robe blanche et la tête couverte d’un petit chapeau de paille de riz, d’où s’échappaient ses longs cheveux noirs flottants, les habitants s’arrêtaient fascinés et se découvraient respectueusement comme devant une suzeraine.

Le soir, à six heures, elle rentrait pour le dîner. Elle tenait ensuite compagnie à son tuteur et à sa sœur, mademoiselle Céleste Crépin, jusque vers les neuf heures, faisait un peu de musique puis se retirait dans son appartement pour écrire ou étudier. C’était là sa vie de tous les jours, tant que durait la belle saison… Quelquefois un ami de Maximus venait le soir prolonger un peu la veillée et apporter quelque changement à ce train de vie un peu monotone. Mais ces sortes de diversions étaient fort rares. Maximus voyait peu de monde.

Sa maison ou plutôt son château, comme il se plaisait à l’appeler, était située à peu de distance du village du Cap-Rouge, sur le chemin de ce nom. C’était une construction d’apparence antique, et qui, avec ses grises tourelles tapissées de lierre et ses toits pointus, rappelait un peu les vieux castels qu’habitaient nos ancêtres dans leurs terres de Bretagne et de Normandie.

Bâtie sur les hauteurs qui dominent le village, l’habitation de Maximus commandait au loin une vue magnifique. Dans un pli de la côte on voyait un coin du fleuve, avec ses navires et ses bateaux passant et repassant pour disparaître derrière les chênes qui bordaient cette partie du domaine. Plus loin apparaissaient sur leurs hauts promontoires cinq ou six villages de la rive Sud, avec leurs maisons blanches et leurs clochers élancés et brillants comme des phares, sous le soleil couchant.

Maximus avait autour de sa demeure une ferme magnifique qu’il appelait son domaine.

C’était d’ailleurs un bien honnête homme que monsieur Maximus Crépin. Il y avait déjà quelque vingt ans qu’il avait dépassé la quarantaine. C’était cependant encore un homme solide — un vieillard à tête blanche, et aux muscles d’acier.

Maximus ne s’était jamais marié, et, comme tous les célibataires de son âge, il professait à l’endroit des femmes cette espèce d’aigreur pleine de dépit que leur témoignent toujours ceux à qui leur timidité ou les circonstances n’ont pas permis de les connaître mieux. Il en voulait à chaque femme de n’être pas venue s’offrir à lui, le prendre par la main et le conduire tout droit à ce bonheur que lui prônaient sur tous les tons ceux de ses amis qui l’avaient devancé.

Possesseur d’une fortune considérable qu’il avait amassée sou à sou, son plus grand bonheur était de faire parade de ses richesses ; et jamais le bonhomme n’était plus heureux qu’en parcourant ses domaines avec un vieil ami à qui il racontait comment la fortune, rebelle d’abord à ses attentions, avait fini par lui sourire et le combler de ses faveurs.

Le soir, aussitôt qu’Ernestine s’était retirée, assis sous le vaste manteau de sa cheminée, il dégustait un verre de rhum chaud, parlait de ses vingt ans, de Voltaire et de Jean-Jacques, et tranchait dans un langage aussi leste que peu français les grands principes de religion et de politique qu’il avait entrevus dans sa course au clocher à travers les gazettes et les livres du jour.

Sa sœur, mademoiselle Céleste-Ange Crépin, était son éternel auditeur et son adversaire au besoin.

Mademoiselle Céleste portait peu son nom. Pas le plus petit coin du ciel dans cette grande figure maigre et anguleuse surmontant une charpente robuste et virile digne des héros d’Homère. Céleste avait cinq pieds dix pouces. Elle était d’un brun sombre, avec des cheveux qui prenaient racine immédiatement au dessus des yeux. La nature, prodigue pour le reste de sa personne, avait laissé le front dans un oubli complet. En revanche Céleste avait une langue infatigable et des poings capables d’appuyer au besoin la solidité de ses arguments. Son frère avait pour elle une frayeur respectueuse, et il est fort probable que le contact habituel d’une semblable virago avait été pour beaucoup dans le sentiment qui l’avait tenu sans cesse à une distance raisonnable du joug conjugal.

Céleste était le seul seigneur de la maison, et Maximus n’était véritablement le maître que lorsque sa sœur lui faisait l’honneur de s’absenter, ce qui n’arrivait pas très-souvent. Il y avait quelquefois des scènes piquantes entre ce bourgeois de soixante ans et cette jeune fille de quarante-neuf ; des scènes désopilantes pour un auditeur désintéressé, et dans lesquelles la sœur finissait toujours par avoir ses nerfs et se sauvait par une robuste pâmoison.

Un soir de novembre, huit jours après le naufrage du père Chagru, Maximus, Céleste et Ernestine étaient dans le grand salon avec un ami de la famille, monsieur Auguste Duroquois, discourant en intimes, Maximus médisant des femmes, et Céleste passant sa bile sur le compte des hommes du jour. Duroquois, qui était galant, appuyait Céleste tout en lançant un regard discret vers Ernestine qui déchiffrait plus loin une valse de Chopin.

— C’est étonnant disait Maximus, comme toutes les femmes se ressemblent, on les croirait expressément créées et mises au monde pour nous faire faire ici-bas un purgatoire anticipé. Vous ne connaissez pas ça, vous, Duroquois : vous êtes encore jeune et vous n’avez pas fait la vie…

— Mon Dieu, monsieur Maximus, interrompit Duroquois, je ne sais pas sur quelle herbe vous avez marché ce soir, vous êtes d’une amertume désolante ; moi, je ne me plains pas de ces dames, bien au contraire, je les trouve charmantes. Et tenez, voici mademoiselle Céleste qui est assez honnête pour exprimer une opinion impartiale, même quand il s’agit de son sexe ; je suis certain qu’elle est de mon avis.

— Mon cher Duroquois, ma sœur ne compte pas ; vous savez bien que…

— Vous n’êtes pas poli, mon frère, dit aigrement la vieille fille, et si jamais vous trouvez à vous marier, je plains de tout mon cœur la malheureuse qui devra subir et soigner vos rhumatismes.

— La, la, la, ma bonne Céleste, ne nous fâchons pas ; Jean-Jacques dit quelque part que la femme…

— Avez-vous fini, avec votre Jean-Jacques ! Si la reliure en était moins belle, il y a longtemps que je l’aurais jeté au feu.

— Fichtre ! mademoiselle ma sœur, si jamais tu t’avisais !… Suffit, je me comprends !

— M’aviser, m’aviser ? C’est dans ces livres-là que vous apprenez à maltraiter la religion et les femmes. Ah ! je le connais trop par vous, votre Jean-Jacques ; un bon à rien qui ne croit ni au bon Dieu ni à sa mère ; qui vous dit des choses que vous détestez au fond, et que vous répétez pour avoir l’air d’être savant et philosophe ; un mal appris, un homme de rien, quoi, qui crache sur tout, excepté sur ce qui est de lui. Il y a longtemps que vous me faites démanger la langue avec votre Jean-Jacques. Tenez, je ne le connais pas personnellement, mais d’après ce qu’il vous fait dire, ce doit être un fameux va-nu-pieds !

— Là, voilà que tu prends feu, à présent. Qu’est-ce que tu comprends, toi, à la philosophie ?

— Et qu’est-ce que tu y comprends toi-même ? Est-ce par hasard en vendant du beurre et de la chandelle que tu as appris cela ?

— Ma sœur, ma sœur ! La chandelle et le beurre sont un commerce honorable ; d’ailleurs cela ne te regarde pas. Si tu veux, par exemple, que je t’explique le système des atomes et la division infinie et indéfinie, c’est-à-dire, comme si je disais un grain de muse après trente ans, qui sent encore le musc, lesquels se sont accrochés les uns aux autres pour former les mondes dont ils sont le principe souverain duquel nous dépendons,… et que le créateur, c’est cela, sans qu’il fallût sept jours pour créer le monde.

— Ah ! mon Dieu, dit Céleste, en se tournant toute pâmée vers Duroquois, mon pauvre frère est fou !

— Comment ! fou ! c’est toi qui rêves. Je te parle philosophie et tu me crois fou !

— Grand Dieu ! si c’est cela, la philosophie, n’en dites plus un mot, mon frère, surtout quand il y a quelqu’un ; attendez que vous soyez seul.

— C’est-à-dire que je dois cacher la lampe sous le boisseau : nenni ! Il faut que la lumière se fasse. Qu’en pensez-vous Duroquois ?

— Il est vrai, insinua celui-ci, que peut-être… après tout, je ne voudrais pas me prononcer, mais…… Enfin, sacrebleu ! je ne sais pas faire de phrases moi, mais je suis de l’avis de mademoiselle Céleste, votre Jean-Jacques est un va-nu-pieds ! Oui, merci bien !

Céleste décocha à Duroquois un de ses plus gracieux sourires

Maximus dont l’esprit n’allait pas bien loin, et qui, d’ailleurs, craignait de s’aventurer seul contre deux adversaires, dont l’un, sa sœur Céleste, était cruel dans ses représailles, prit le parti de céder et changea de sujet.

Puisque, vous n’aimez pas mon maître, dit-il, avec une résignation apparente, laissons-le pour le moment. Après tout, je ne veux pas vous l’imposer. Ernestine, continua-t-il, en se tournant vers la jeune fille, si tu nous chantais quelque chose ; c’est souverain pour remettre les esprits. Il y a cette romance de Charles VI, tu sais, je ne me lasse jamais de l’entendre.

Ce brave Maximus, malgré sa prétendue aversion pour le sexe, adorait sa pupille. Il aurait passé sa vie à l’entendre chanter surtout des romances antiques dont il s’imaginait volontiers être le héros.

Ernestine chanta de sa voix douce et pure, en s’accompagnant sur son piano, et le bonhomme oublia complètement Voltaire, Jean-Jacques et sa sœur Céleste, pour se personnifier dans Charles VI.

Au dernier couplet, il pleurait véritablement, et il allait ouvrir la bouche pour commencer une sortie de sa façon contre l’ingratitude du peuple envers les têtes couronnées et les bienfaiteurs de l’humanité, lorsqu’un violent coup frappé à la grand’porte, retentit dans les corridors et fut immédiatement suivi d’un aboiement furieux.

Maximus se leva.

— Qui diable peut venir ici, à cette heure, dit-il ; quelque vaurien qui cherche un gîte ; je m’en vais le jeter à la porte.

Il avait à peine fini sa phrase, qu’un domestique se présentait, une carte à la main.

— C’est un monsieur qui vous prie de l’excuser s’il vous dérange à cette heure, mais qui vous envoie sa carte et demande à dire deux mots à M. Duroquois.

Maximus prit la carte et lut… M. Gilles Peyron. Avocat. — Je ne connais personne de ce nom, dit-il ; mais les amis de nos amis sont nos amis ; priez M. Peyron de vouloir bien monter jusqu’à nous.

— C’est un garçon que j’ai connu autrefois, oui bien ! assez intimement, fit Duroquois. Je le croyais au Mexique, et je voudrais bien savoir ce qu’il peut me vouloir, assurément, je le jure.

Au même instant, la porte s’ouvrit et notre ami Gilles se présenta, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres : — Mille pardons, mesdames ; excusez-moi, messieurs, mais il faut absolument que je dise un mot à M. Duroquois, et je crains bien que ce mot que je vais lui dire ne le prive de l’honneur et du plaisir de rester près de vous ce soir.

Il avait débité parfaitement sa petite phrase, cet excellent Gilles, et se tenait hardiment en scène ; ses longues moustaches en crocs lui donnaient un petit air étranger qui lui allait à ravir. Il avait recouvré ses bonnes manières et son aplomb d’autrefois.

M. Duroquois, en homme bien élevé, lui serra la main et le présenta successivement à Maximus, à Céleste et à Ernestine.

— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, disait Maximus ; il fait un froid de loup, et vous feriez bien de vous réchauffer un peu en vous reposant.

Il était hospitalier à ses heures, ce bon Maximus, et il faisait bien les choses, quand il s’en mêlait.

— Votre affaire avec M. Duroquois n’est pas d’ailleurs tellement pressante que vous ne puissiez nous accorder un moment. Au reste, M. Duroquois n’a pas fini de boire son verre, et vous feriez bien de suivre son exemple en goûtant un peu à cette vieille jamaïque de Ste. Croix que je vous recommande. Gilles Peyron ne se fit pas prier ; il s’installa commodément dans un fauteuil, se versa à boire et dit :

— Vous êtes mille fois trop bon, Monsieur Crépin ; l’affaire que j’ai à régler avec M. Duroquois peut attendre quelques instants ; je suis heureux de pouvoir vous les consacrer. — Quelle splendide domaine vous possédez et quelle maison confortable ! Tout à l’heure, en cheminant sur la grand’route, j’admirais, au clair de la lune, ce paysage magnifique qui encadre votre demeure, et j’ai reconnu de suite, à son aspect imposant, à son air de noblesse antique, le château de Mont-Rouge.

— Vous êtes bien aimable, répliqua Maximus ; il est vrai que j’ai tâché de donner à mon château, comme vous voulez bien l’appeler, un certain air d’antiquité et de noblesse un peu en rapport avec mes idées et mes habitudes ; mais j’étais loin de croire que j’avais réussi au point d’attirer l’attention d’un étranger et surtout d’un homme aussi distingué que vous.

Décidément, le bonhomme trouvait Gilles tout-à-fait selon son cœur. Il admirait ses grandes manières et goûtait fort l’éloge que Gilles avait fait de son château. Il pensait, à part lui, quel agréable jeune homme le hasard venait de lui faire rencontrer et, intérieurement, il se proposait de faire plus ample connaissance avec son hôte et de l’inviter à revenir le voir.

Pendant que Maximus se livrait à ces réflexions et formait ses plans d’avenir, Gilles avait tourné ses batteries vers mademoiselle Céleste et était en train de faire sa conquête.

— Mademoiselle, disait-il, et sa voix avait de ces accents doux et caressants qui vont au cœur des femmes, et surtout des vieilles filles — ; Je suis peut-être indiscret, mais, permettez-moi de vous demander comment il se fait qu’une personne de votre mérite consente à renoncer aussi complètement au monde et à vivre ici, dans cette maison qui doit être bien agréable à habiter, j’en conviens, mais qui cependant est loin d’offrir ces distractions et ces triomphes auxquels vous devez être habituée et sans lesquels vous devez éprouver un certain vide dans votre existence.

— Mon existence n’est pas aussi vide que vous semblez le croire, cher monsieur ; quant aux petites vanités et aux petits triomphes dont vous parlez, je vous assure que j’en ai fait depuis longtemps le sacrifice.

J’ai ici une tâche ou plutôt un devoir à accomplir : j’ai soin de la maison, et je remplis auprès de mon frère le rôle qu’aurait dû avoir sa femme, s’il avait voulu faire comme tous les autres… se marier. Enfin, je lui tiens lieu d’intendant, depuis qu’il a chassé le malheureux qui remplissait ici ces fonctions et qui le trompait indignement.

Maximus, entendant prononcer le nom d’intendant, dressa l’oreille. Il avait encore sur le cœur le souvenir de Baptiste, son ancien factotum qui, après avoir gagné d’abord toute sa confiance avait ensuite décampé un beau matin avec le meilleur cheval de l’écurie et une somme de quelques mille piastres en argent. Baptiste avait en outre laissé plusieurs dettes criardes contractées au nom de son seigneur et que celui-ci avait dû payer sous peine de se voir l’objet de poursuites désagréables.

— En effet, mademoiselle, reprit Gilles Peyron, en s’adressant à Céleste, il me semble avoir entendu parler de cette affaire.

— Oui monsieur, dit Céleste, en baissant un peu la voix, j’ai cru que mon frère en mourrait. Ce n’est pas tant la perte d’argent qu’il regrettait ; car vous comprenez, monsieur, nous sommes riches, mais c’est l’ingratitude de cet homme qui l’affligeait le plus ; aussi, depuis ce temps il n’a jamais voulu remplacer son intendant de peur de tomber encore sur un misérable.

— Mon Dieu, mademoiselle, nous connaissons ces choses-là, nous autres avocats. Il est vrai que je n’ai pas pratiqué longtemps, ma santé délicate ne pouvant se faire à la vie de bureau. J’éprouvais d’ailleurs un profond dégoût pour cette existence qui nous met forcément en contact avec des fourbes et des escrocs ; ma conscience se révoltait à l’idée que j’étais obligé souvent de défendre un homme que je savais criminel, de soutenir, pour ne point froisser mon client, un principe que je savais erroné.

À la fin, cette contrainte perpétuelle, jointe au manque d’exercice, en vint à altérer tellement ma santé que je jugeai nécessaire de prendre une autre voie. Je consultai mon confesseur qui m’approuva sur tous les points. Je laissai donc mon étude avec une clientèle riche et nombreuse ; mais j’aimais mieux retomber dans la gêne et être en règle avec ma conscience. Depuis ce temps, j’ai habité généralement la campagne ; et j’ai rempli chez l’un de mes amis, pendant cinq ans, le même rôle que vous remplissez ici auprès de monsieur votre frère. Je sais ce qu’il a de difficile et d’épineux et je vous admire mademoiselle, dans votre dévouement sublime. Depuis six mois, mon pauvre ami est descendu dans la tombe, laissant derrière lui une épouse et trois enfants. J’ai craint de blesser les convenances en continuant d’occuper plus longtemps cette position, et j’ai abandonné une maison où j’ai passé les jours les plus heureux de ma vie.

Gilles s’était impressionné peu à peu et sa voix tremblait légèrement. Aux derniers mots, il détourna la tête comme pour cacher une larme.

Céleste se sentit vigoureusement portée vers cet homme consciencieux et, n’eût été sa robuste nature qui s’y opposait, elle eût versé quelques pleurs en l’honneur de cette haute vertu.

Maximus cependant n’avait rien perdu des paroles de Gilles, et il s’opérait en lui un petit travail qui le rendait muet et l’œil fixe en face de son verre de rhum.

— À quoi diable songez-vous donc, mon cher Maximus, dit Auguste Duroquois, vous êtes devenu figé tout-à-coup ; serait-ce un commencement de paralysie ? oui bien !

— Hein ! cria Maximus, en faisant un soubresaut ; qui parle de paralysie ? Non, non, ajouta-t-il en se palpant, — la paralysie et l’apoplexie étaient ses deux cauchemars — je suis très-bien… n’est-ce-pas, Céleste.

— Certainement, mon frère ; mais monsieur Duroquois demande ce qui te faisait songer…

— Quelque nouvelle amélioration en agriculture sans doute, glissa sournoisement Gilles Peyron, ou quelque calcul profond, comme monsieur de Mont-Rouge a dû en faire souvent pour parvenir à cette immense fortune si bien méritée d’ailleurs.

— Eh ! mon Dieu ! vous n’y êtes pas du tout, dit Maximus, avec un sourire plein d’aimables promesses, le titre de Mont-Rouge l’avait singulièrement flatté. — Je m’occupais d’une chose… Enfin nous discuterons cela une autre fois, et je vous ferai part de mes petits plans. C’est assez vous dire, mon cher monsieur Peyron, que je compte sur le plaisir de vous revoir ici ; si toutefois notre vie tranquille et modeste — ses yeux disaient magnifique — ne vous effraye pas trop.

Comment donc, monsieur ; mais je suis tout confus de tant de bontés ; et je bénis sincèrement le ciel qui m’a donné l’audace de relancer jusqu’ici mon ami Duroquois ; je compte bien profiter de votre aimable invitation.

Il commençait à se faire tard ; Duroquois et Gilles Peyron prirent congé de ces dames et de Maximus qui les reconduisit jusqu’à la porte avec des airs de petit souverain.

Une fois hors du parterre, Duroquois, après avoir causé quelques temps avec Gilles, s’informa du motif de sa visite.

— Ma foi, répondit celui-ci, j’avais en effet une affaire très-pressée à vous confier pour un de mes anciens clients qui n’a jamais voulu me retirer ses papiers ; mais il est un peu tard, et d’ailleurs, à présent je ne pourrais rien faire pour ce soir.

Si vous voulez bien, je reviendrai demain et nous pourrons en causer plus longuement.

— À votre aise, mon cher monsieur ; je serais fâché seulement si ce retard, qui procède de moi, pouvait aucunement vous être préjudiciable, je le jure. Nullement, nullement ; mon client peut attendre, et cela me procurera le plaisir de vous revoir un peu plus longuement.

Sur ces mots, ils se séparèrent. Duroquois continua son chemin vers sa demeure, et Gilles ayant retrouvé la calèche qui l’avait amené et dont le cocher se réchauffait dans une maison des alentours, sauta lestement sur le siége, et partit à fond de train dans la direction de la ville.