Chapitre III.

Le lendemain, vers sept heures, Gilles Peyron et le père Chagru étaient sur pied, un peu engourdis, mais complètement dégrisés. Après avoir pris congé de la vieille, ils traversèrent à Beaumont et se mirent en route pour regagner la ville à pied. Au canon de midi, ils débarquaient sur le quai du marché. Tous les deux avaient l’estomac vide depuis la veille. Gilles proposa à soun compagnon de le mener chez un de ses amis qu’il ne nomma pas. — Nous pourrons toujours nous chauffer un peu, dit-il, et peut-être attraperons-nous quelque chose pour dîner.

Le père Chagru, ne dit rien : depuis le matin il s’était renfermé dans un mutisme complet, et marchait la tête basse comme un homme sous le coup d’un grand malheur et d’un abattement profond.

Il suivit Gilles, sans mot dire, et tous deux s’engagèrent d’un pas rapide dans la rue Champlain. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une maison de chétive apparence, bâtie dans un enfoncement, à une vingtaine de pieds de la rue. Gilles et son compagnon pénétrèrent dans un couloir humide et sombre que ne fermait aucune porte, et gravirent jusqu’en haut deux escaliers sales et branlants.

Au troisième étage Gilles frappa à une porte graisseuse sur laquelle était écrit à la craie, et en lettres immenses : « Doctor Pétrini ».

Sans attendre la réponse, il ouvrit cette porte et entra hardiment, suivi du père Chagru. C’était une chambre de dix pieds carrés, sombre, humide et enfumée, avec une petite fenêtre donnant sur la cour ; trois des carreaux étaient bouchés avec un vieux chapeau et des lambeaux de linge en guise de vitres. Le quatrième carreau, quoique sans fêlure, était tapissé d’une couche si épaisse de poussière et de fils d’araignée qu’il ne donnait guère plus de lumière que les autres. C’était la seule fenêtre de la chambre. Deux ou trois vieilles chaises, un banc-lit recouvert d’une vieille voile de chaloupe ; une caisse en guise de table ; le tout chargé de livres poudreux, de fioles et de vieilles hardes, dans un pêle-mêle effrayant. Dans un coin, un tas de charbon de terre, une vieille pelle et quelques morceaux de bois. Au fond, une petite porte vitrée ornée d’un rideau vert donnait sur une seconde chambre. Gilles et le père Chagru passent à travers ce désordre, ouvrent la petite porte et se trouvent dans une chambre relativement propre et soignée. À gauche une fenêtre ayant vue sur la rue pardessus un terrain vacant ; tout auprès, un lit simple caché par d’épais rideaux verts montant jusqu’au plafond. De l’autre côté, un bureau de chêne avec un casier chargé de fioles de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. Les tiroirs entrouverts laissaient voir des instruments de chirurgie dans leurs boîtes doublées en velours rouge et bleu, des marbres et des pilons. Un feu de houille, flambant dans la cheminée, réchauffait l’appartement et donnait un air de confort à tout l’intérieur. Sur un fauteuil, en face du bureau et le dos tourné vers la fenêtre, était Signor Giacomo Pétrini, italien de naissance, et médecin de ces quartiers par la grâce d’un parchemin orné de phrases latines et fixé sur le mur au-dessus de sa tête.

À l’entrée des deux hommes, Giacomo ferma l’in-folio qu’il tenait ouvert devant lui, et se leva pour aller à leur rencontre.

Bonjour, maître Gilles, dit-il en donnant à celui-ci une poignée de main, j’ai du plaisir à vous voir ; asseyez-vous donc un peu.

— Pas avant que je vous aie présenté mon compagnon, docteur, dit Gilles. C’est l’honnête Michel Chagru, un vieux de la vieille que j’estime beaucoup et que vous aimerez autant que moi, quand vous le connaîtrez mieux.

— J’espère que monsieur n’est pas bien souffrant, dit Pétrini, à qui l’espoir du gain ou l’habitude de son état faisait voir un malade dans tous ceux qu’il rencontrait ; dans tous les cas, je possède ici un spécifique qui guérit tout.

— Ce n’est pas tout-à-fait cela, se hâta de dire Gilles ; monsieur Chagru est aussi bien portant que vous et moi. Nous avons seulement un petit plan à nous deux, dont tout l’honneur cependant revient de droit à monsieur Chagru, et j’ai pensé que vous aimeriez peut-être à vous mettre de la partie ; enfin, pour ne pas jouer sur les mots, nous sommes venus vous proposer une petite affaire de peu de risque et d’un rapport très-honnête.

— Asseyez-vous donc, messieurs, et puisque nous avons à causer, mettez-vous à l’aise.

Il avança deux chaises et les deux visiteurs s’assirent, Gilles avec des protestations infinies, le père Chagru sans rien dire, et l’air toujours abattu.

— Mais j’y pense, messieurs, dit Pétrini, vous n’avez peut-être pas dîné, et j’allais justement, quand vous êtes entrés, envoyer chercher l’ordinaire de mon repas. Nous prendrons quelque chose ensemble ; ce ne sera pas long, et d’ailleurs, nous causerons pendant et après.

Il tira le cordon d’une sonnette, et deux secondes après, un gamin irlandais, sorti on ne sait d’où, parut à la porte entre baillée.

— Jack ! lui dit Pétrini, cours chez Mad. Thuck, dis-lui de m’envoyer un pâté chaud, deux bouteilles de bière, un flacon de gin, du pain pour trois, et dépêche-toi.

Jack disparut et Pétrini jeta quelques morceaux de houille pour activer le feu.

C’était un garçon magnifique que ce Giacomo Pétrini. D’une taille haute et bien prise, il avait cette souplesse et cette élégance qui tiennent du maître de gymnase et du grand seigneur. Une chevelure noire comme du jais et bouclée naturellement tranchait sur la pâleur de son front large et bien développé. Sa figure avait cet air imposant, cette solennité qui frappe au premier coup d’œil. Ses grands yeux noirs, tranquilles en apparence, avaient dans leur sombre profondeur, je ne sais quoi de doux, de fixe et d’effrayant. C’était, en un mot, une de ces figures superbes mais ténébreuses que les femmes adorent, et que les hommes détestent d’instinct ; on sentait que l’âme qui habitait cette enveloppe était capable de tuer dans l’amour comme dans la haine, sans hésitation et sans remords. Les traits accentués accusaient cette volonté ferme et énergique qui marche froidement vers son but, sans se soucier des obstacles et sans trop regarder aux moyens.

Giacomo était venu au pays à l’âge de neuf ans, seul et sans parents, à bord d’un vaisseau marchand ; on ne connaissait rien de son origine… Recueilli par un prêtre charitable d’un district éloigné, qui n’avait rien négligé pour lui donner une instruction solide et une éducation distinguée, il avait abandonné, à l’âge de dix-sept ans, la maison de son bienfaiteur sans donner de raisons, et sans dire un seul mot d’adieu. Il était venu en ville grossir la foule de ces jeunes gens qui travaillent dur, et vivent dans la gêne, pour avoir le plaisir d’aller étaler une fois l’année, dans leur village natal, un costume à la dernière mode et des breloques dorées. Durant quatre années, Pétrini avait vécu on ne sait comment : mais au bout de ce temps, il avait amassé une somme assez ronde. Son penchant naturel le portant vers l’étude de la médecine, il entra en qualité de clerc chez un médecin de la basse-ville et commença son apprentissage, comme les autres, en faisant des pilules.

Au bout de trois ans, il se querella avec son patron et le quitta ; après avoir disparu complètement pendant une année, il ressuscita tout-à-coup, tenant en main un diplôme bien en règle, sur parchemin tout neuf. Il loua alors un appartement dans la rue Champlain, et se mit à travailler pour son propre compte. Il avait du talent, la parole facile, le coup d’œil prompt et la main sûre. Il se recruta promptement une clientèle parmi les habitants tapageurs de son quartier et les matelots étrangers qui, durant l’été, sont la vie de ces endroits.

Tous les jours il avait un membre à remettre ou une blessure à panser. Il y avait six mois qu’il occupait l’appartement où Gilles était venu le relancer avec le père Chagru. Il paraissait que Gilles et lui s’étaient déjà rencontrés assez intimement à une époque antérieure, mais dans des circonstances connues d’eux seuls et dont ils aimaient à parler le moins possible.

Cependant, Jack était revenu avec un porteur chargé des provisions demandées qu’il étala sur le bureau ; après quoi, porteur et gamin se retirèrent discrètement.

— Maintenant, mes amis, dit Giacomo, à table, et dépêchons-nous.

Il tira des assiettes, des couteaux, et des verres d’une petite armoire dissimulée dans un enfoncement, et tous trois, s’approchant du bureau, commencèrent sans cérémonie un repas appétissant. Le père Chagru mangeait comme un ogre et continuait à ne rien dire. Cependant quand les bouchons eurent sauté, et que les verres se furent emplis et vidés plusieurs fois, le bonhomme montra sur sa figure des signes non équivoques d’un retour à son caractère expansif.

Gilles, qui suivait depuis quelque temps ces symptômes de bon augure, jugea que le moment était venu de parler d’affaires.

— Puisque mon vieil ami, dit-il, paraît un peu dégelé et en état de nous comprendre, autant vaut dire tout de suite ce qui nous amène ; je ne me gênerai pas, et je présenterai la chose rondement, pourvu toutefois que nous soyons bien seuls.

Après s’être assuré que personne ne pouvait être aux écoutes, Gilles continua :

— Vous êtes un garçon d’esprit, mon cher Pétrini, et de plus un bel homme, ce qui ne gâte pas les choses, surtout dans le cas qui nous occupe :

Vous ne vivez pas trop mal ici, mais enfin cette existence solitaire doit commencer à vous peser un peu. Que diriez-vous si nous vous mariions ? La future a dix-huit ans, elle est belle, d’une excellente famille, et possède une éducation accomplie. Elle est, en outre, propriétaire d’un capital qui lui donne deux mille dollars de revenu annuel, à cinq pour cent. Cette jeune fille est orpheline et sous les soins d’un tuteur qui, pour être honnête, n’en est pas plus rusé.

Gilles avala un grand verre de bière et continua :

Voici maintenant quels sont les avantages que vous recueillez ; votre part du marché :

Vous avez d’abord une femme jeune et jolie.

Vous avez ensuite un petit revenu qui n’est pas à mépriser pour quelqu’un qui, comme vous, entre dans la vie.

Enfin vous trouvez par cette alliance une considération que vous ne pourriez peut-être jamais gagner, et l’oubli de certaines petites circonstances qu’il est toujours désagréable de s’entendre rappeler ; car vous n’ignorez pas qu’une parenté un peu sonore et une bourse bien arrondie surtout, sont un excellent bouclier contre les indiscrétions de langue et souvent contre des procédures plus sérieuses. En disant cela, Gilles lança un regard particulier vers Pétrini qui pâlit et fit une légère grimace.

— Voilà pour vous. Maintenant que vous êtes devenu grand seigneur, vous n’aimeriez peut-être pas à vous compromettre en traitant avec de petites gens comme nous, pour ce qui devra nous revenir. Soyez sans inquiétude à ce sujet ; je me charge de ce petit soin ; et vous nous donnerez notre part d’une manière qui ne pourra pas vous compromettre, mais aussi qui ne vous permettra pas de nous tricher. Il faut être en mesure avec tout le monde, même avec ses amis.

Je ne fais pas de menaces, ajouta-t-il en voyant que Pétrini s’agitait un peu, mais j’aime les choses claires et bien comprises. Vous pouvez, si vous l’entendez, faire de la passion par la suite. Quant à moi, je fais une affaire et la traite comme telle.

Voici en tous cas quel serait à peu près mon marché.

Je suis las de la vie que je mène et je songe sérieusement à me réformer. Toutefois je ne suis pas encore de force à me faire anachorète, et l’animal en moi parle encore assez haut.

Comme, je crains, d’ailleurs des rechutes désagréables, je voudrais m’arranger pour que ma pénitence fût la plus douce possible afin de me soustraire aux découragements.

— Canaille ! va ! murmura le père Chagru entre ses dents.

— Votre réveil n’est pas poli, mon vieux, répondit Gilles, qui avait saisi la remarque au vol. N’importe, j’ai le cœur trop plein de componction pour me venger à présent, mais partie remise n’est pas perdue…

Il continua en s’adressant à Pétrini.

— Une petite austérité que j’aimerais à m’infliger serait celle de demeurer chez vous quand vous seriez marié — à titre d’intendant, d’ami, ou même de précepteur de vos futurs enfants.

La maison qu’habite le tuteur, et qu’il appelle par parenthèse son château de Mont-Rouge, est une habitation qui me plairait assez. Le bonhomme n’a pas d’autre parent que sa sœur et sa pupille. Au premier jour ces gens-là peuvent mourir ; la vieillesse est si pleine d’accidents.

— Pendard ! murmura le père Chagru, empoisonneur ! je les préviendrai.

Gilles se contenta de lui jeter au fond des yeux un de ces regards qui arrêtent la pensée. Chagru ferma ses paupières comme sous le coup d’une décharge électrique.

— Le tuteur, continua Gilles, aura fait son testament en faveur de la petite qui restera propriétaire d’une fortune magnifique conjointement avec vous, beau Pétrini.

Quant au père Chagru, il se charge pour le moment d’appuyer auprès du bonhomme tout ce qu’il vous plaira de dire pour nous faire une position. Il se gardera bien surtout d’oublier que c’est lui qui vous a élevé ; et qu’à votre arrivée en ce pays, il vous a trouvé porteur de papiers soigneusement enveloppés qui vous font descendre de quelque marquis italien ; s’il faut produire ces papiers, je me charge de les trouver…

— Tonnerre ! je ne ferai pas ça, cria le père Chagru qui avait écouté en frémissant, Dénoncez-moi, si vous voulez, mais je ne veux pas être de vos mauvais coups. Je prendrais un bâtiment anglais ; ça, c’est pas volé, c’est de la guerre ; mais je ne veux pas voler et assassiner des honnêtes gens. Vous ferez ça tout seul. Bon jour !

Il se leva en colère, le brave homme, et s’élança vers la porte. D’un bond, Gilles fut près de lui et lui mit la main sur l’épaule. — Asseyez-vous, lui dit-il froidement, en le regardant dans les yeux.

Le bonhomme fléchit comme pour éviter un attouchement venimeux.

— Asseyez-vous, tonna Gilles, et ses yeux dardèrent deux rayons horribles sur la figure de Chagru.

Celui-ci obéit, et se laissa tomber sur sa chaise en cachant sa figure entre ses mains.

On l’entendit sangloter, ce pauvre vieillard à tête grise.

Giacomo Pétrini avait tout écouté, tout suivi d’un air de profonde indifférence ; pas un des muscles de sa figure n’avait bronché.

Quant à Gilles, son visage, un instant décomposé par une surexcitation violente, avait repris tout aussitôt sa placidité habituelle.

Il est inutile de tout faire et tout dire aujourd’hui, poursuivit-il en s’adressant à Giacomo. Ce que vous connaissez de mon plan vous suffit pour voir s’il vous va. Si oui, nous nous entendrons bien sur les détails ; si non, mettons que je n’ai rien dit ; mais vous ne retrouverez peut-être pas de toute votre vie une occasion pareille.

Pétrini inclina son front, et se prit à réfléchir. Au bout de quelques instants, il releva la tête.

— C’est entendu, dit-il ; je ne vous offre ni ne vous demande de garanties. Nous nous connaissons trop tous les deux pour nous arrêter à ces choses-là. Agissez à votre guise. Quand il sera temps que j’entre en scène, vous n’aurez qu’à m’avertir ; je serai prêt.

— Il y a un petit détail, dit Gilles, qui n’est peut-être pas grand’chose pour vous, mais qui est beaucoup pour moi.

Vous comprenez que je ne puis pas me présenter décemment avec le costume que voici ; et je n’ai pas un sou pour faire les premiers frais.

Pétrini avait déjà mis la main dans son gousset.

— C’est bon, dit-il, combien vous faut-il ?

— Avec cinquante piastres, je puis commencer…

— Les voici ; et Pétrini sortit d’un tiroir secret cinq rouleaux qu’il remit à Gilles Peyron.

Celui-ci les fit disparaître immédiatement au fond de son vaste gousset, dans la crainte d’un second mouvement chez l’Italien.

— Holà ! cria-t-il au père Chagru, en route ; il est près de quatre heures, et nous avons beaucoup à faire.

Au revoir mon châtelain, dit-il en saluant Pétrini ; vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Il sortit prestement, suivi de Chagru qui était retombé dans un mutisme et un abattement profonds.

Ils se dirigèrent du côté de la rue St. Paul. En route, Gilles ruminait son plan et réunissait les fils de son intrigue.

Nous verrons par la suite ce qui sortit de ses combinaisons.

Arrivé près de la Douane, il s’arrêta.

— Père, dit-il, j’aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas de la ville avant que je vous revoie. Voici pour payer vos dépenses.

Il glissa dans la poche de son compagnon, un des rouleaux que Pétrini lui avait donnés.

Au revoir, et portez-vous bien ; j’ai mes affaires, voyez aux vôtres ; surtout, pas d’indiscrétions ni d’enfantillages.

Il continua sa route vers le quartier St. Roch, et se perdit dans le lointain.

Quant au père Chagru, il resta droit comme un homme frappé de la foudre ; s’apercevant toutefois que les passants commençaient à le remarquer, il poussa un gros soupir, et partit en courant vers le fleuve. Arrivé au bout du quai, il prit le rouleau d’argent du bout de ses doigts et le jeta dans l’eau aussi loin qu’il put.

Après cette action, il ressentit une espèce de soulagement, et, revenant sur ses pas, il se dirigea vers le vieux Marché où demeurait un logeur de ses connaissances chez lequel il avait souvent obtenu crédit.