Grande Imprimerie (p. 341-346).


XV


Vers le milieu du mois de mars, un dîner réunissait chez Mme Abel quelques amis intimes, au nombre desquels on ne comptait, cette fois, aucun journaliste. Mais parmi les convives, éclataient la gaieté de Jenny Varlon et les répliques de la marquise de Mansoury. Ces deux ventripotentes ribaudes mangeaient avec une voracité que dépassait seulement celle du Manitou. La marquise était absolument grise.

— Nous n’avons réussi qu’à moitié, fit-elle en se penchant vers Jenny Varlon, et en haussant la voix, la sachant un peu sourde. M. Raimbaut a quitté sa femme et est allé à Londres ; mais l’autre ?

— L’autre, ma chère, ne passera probablement pas en jugement ; on a payé pour lui. Et vous savez quelle main ? Il est probable que Mme de Sérigny l’emmènera encore assez loin, et que nous le verrons revenir dans une dizaine d’années, le cœur raffermi.

— Ça, c’est douteux.

— En attendant, la petite Raimbaut est morte.

— On devrait dire : la petite Giraud… car, enfin, entre elle et la Sérigny, il ne restait pas l’épaisseur d’un préjugé. Et, d’ailleurs, poursuivit la marquise, j’avais dû briser mes relations avec Sabine, car… vous comprenez ?…

L’entremetteuse et l’agent matrimonial femelle se regardèrent sans rire, quoique augures du même temple et desservant la même paroisse : la Préfecture de police.

— Oui, oui, reprit la Varlon en attaquant un morceau de bécasse, il y a eu rupture d’équilibre dans cette tête-là, ça été une toquée, une pure toquée. Mais la Sérigny est d’une jolie force ; elle nous a roulées.

— On assure que le mari savait la vérité depuis longtemps, mais qu’il s’est trouvé tenu en respect du fait de la femme de chambre de sa femme, une certaine Frissonnette, qui possédait des secrets à lui.

— Mais, n’est-ce pas la maîtresse de Jonquille ?

— Oui, et l’ex-rapin débute prochainement au théâtre Athénien.

L’attention des convives fut attirée en cet instant par une dinde truffée monumentale. Le Manitou, à cette vue, cessa de parler pour jeter à Mme Abel un regard de haute gratitude. La dinde truffée ! Mais c’était bien le symbole, l’expression, la « portraicture », l’idée typique de ce gouvernement de mangeurs, qui, à l’exemple du maître, travaillait à table, administrait à table ; dont les magistrats prononçaient les arrêts, la serviette nouée sous le menton ; dont les chefs de sûreté invitaient leurs amis à des lunchs la nuit des jours d’exécution : gouvernants dont les mentons glabres conservaient des tons de volaille faisandée. Oui, cette dinde truffée représentait, certes, la coterie élyséenne, buvant, bafouant, ruminant, digérant et s’inféodant entièrement dans le ventre du grand Manitou, qui l’absorbait, et qui, après que magistrats et présidents avaient été triturés dans ses intestins, allait dégorger toute cette rinçure du prétoire, tous ces détritus infects dans l’égout, d’où cette pourriture empuantait Paris.

Le cardinal Josué, le larmoyeur du siège, les mains nouées sur son ventre, dans sa pose habituelle de diseur d’orémus, songeait au récit qu’il donnerait dans son journal le Coq gaulois de la distribution du service ; on s’amusait à raconter, à voix basse, qu’à côté de sa femme, la bête du Gévaudan, qui réalisait d’assez bonnes spéculations en patronnant les écoles professionnelles, le cardinal jouait le rôle de saint Antoine, suivi de son inséparable compagnon. Et, comme la conversation continuait avec une douce jovialité, on se demandait si les cuisses de la dame seraient toujours longues à faire flamber.

À ce moment, le Manitou voulut porter un toast. Le silence s’établit ; mais Barras parvint à peine à lever son verre. Il retomba assis, la tête ballante, la main inerte, en bafouillant. Ses voisins réussirent, non sans peine, à l’empêcher de tomber ; pourtant, sur un signe de Mme Abel, on l’entraîna dans le petit salon japonais…

Et la triomphale goujaterie de ces gouvernants repus continuait à s’étaler ; leurs doigts trempaient dans les sauces ; leur propre graisse s’épanouissait, comme celle qui jutait au milieu de la table entre les parties dodues de la dinde. Ils cuisaient dans cette chaleur, et leur peau prenait quelque chose de l’odeur des viandes, leurs joues blafardes se doraient.

En cet instant, un des intimes, qui avait emmené Barras, revint prendre sa place à table.

— Il dort, annonça-t-il avec onction en s’adressant à Mme Abel.

D’un commun accord on baissa la voix ; le grand homme se fatiguait vraiment trop ; il fallait l’engager à s’imposer un peu de repos.

— C’est impossible, impossible, répétait Mme Abel il ne saurait s’absenter seulement une heure.

Alors les conviés prirent des airs de servilité, introduisant dans la conversation des « si j’osais », des « sans doute », des « il est possible que » et autres palliatifs. Le ronflement de Barras s’entendait vaguement, et l’on était soulagé de son repos, comme si on avait eu le sentiment qu’on venait de lui faire savourer un grand plaisir : celui de se mettre à l’aise, culotte bas. Et ces parvenus obscurs, tirés des limbes par la fantaisie du maître, s’installaient comme chez eux dans cette bonne odeur de débauche ; et chaque dos fléchissait d’avance, comme la courbe des platitudes qu’il devait revêtir en face du Manitou ; mais, malgré eux, on les voyait lâcher des éclairs de fièvre sourde dans les regards qu’ils se jetaient, et c’était effrayant de constater quelle intelligence voilée, quelle secourable sottise chaque fonctionnaire apportait aux prétentions de son collègue de table, comme s’il n’eût pas été là pour son propre compte. Dans l’atmosphère couraient des souffles chauds que la Varlon, la Mansoury et Mme Roudier, la femme du député, humaient avec délices, quoique exhalant une odeur de femmes mûres dont l’âcre senteur s’échappait en elle de dessous les bras. Et leurs seins tremblaient pendant qu’elles riaient ; leurs regards avaient des amollissements pour les hardiesses des hommes. Ces dames se scrutaient dans le blanc des yeux, sondaient les creux des corsages qui descendaient toujours et sur lesquels les mains affectaient un travail de remontage ; et mangeurs et mangeuses se rapprochaient, se parlaient dans le cou, les manches d’habits des hommes effleurant les bras nus des femmes, les pieds jouant sous la table, le rire et les paroles grasseyant, pendant que dans les phrases s’introduisaient des équivoques honteuses. Et chacun finit par s’huiler, par se graisser au frottement de son voisin au point que, bientôt, tous ces vices s’engluèrent les uns dans les autres.

Cependant on continuait à prendre les ordres de Mme Abel. Carlamasse, à sa droite, lui détaillait certaines questions qu’elle daignait discuter.

Et ces fonctionnaires dont le nez et la bouche éructaient les truffes débattaient l’avenir d’un pays, taillaient, coupaient, rognaient, distribuaient des postes de consuls, celui-ci à son tailleur, cet autre à son bottier, et disposaient des fonds de l’État.

Soudain, la meute jeta un cri d’admiration ; on achevait de découper la bête gigantesque et on l’avait replacée, les pattes et le croupion en l’air, affectant la forme vulgairement appelée : bonnet d’évêque. Par une délicate allusion, chacun regardait le cardinal Josué comme si cette figure eût dû lui être d’une signification agréable et rassurante, lui le patenôtrien, lui le christolâtre, lui qui conservait pour fonctions principales, quand le gouvernement était constipé, de lui donner des clystères d’eau bénite. Le cardinal sourit, et regarda les noceuses aux yeux clairs qui l’entouraient, et son œil de prélat gourmand alla chatouiller leurs charmes secrets.

Or, à ce même moment, dans une salle du quartier de Belleville, nue comme le Forum, une conférence socialiste s’ouvrait, trois mille hommes se groupaient autour d’une tribune, et l’orateur, le front haut, le geste libre, la voix assurée, commençait au milieu d’un menaçant et profond silence :

— Ô grand Manitou !… je t’accuse…


FIN.