Grande Imprimerie (p. 194-208).


XII


Il est seul dans l’atelier ; la nuit d’un soir pluvieux d’avril est tombée très vite ; la forme de l’épouvante, qu’épousent les bras repliés sur la tête, se traduit ainsi chez lui d’une façon palpable. C’est un fait physiologique que certaines pensées appellent l’obscurité, et ne s’envolutent dans l’esprit d’une façon précise qu’à l’heure des ténèbres. La douleur, s’engouffrant en l’âme du peintre, y mettait les moindres endroits à vif. Dans l’immobilité des objets, il survient parfois qu’on en prend le néant ; mais le roulement d’une voiture se fait-il entendre ? le choc d’une branche contre la vitre a-t-il résonné ? on dirait que l’action moléculaire des choses se mêle à notre économie vitale. Soudain ce qui dormait en nous se reprend à vivre, et l’atrocité du souvenir à nous hanter. Le peintre arrivait à ne plus oser remuer, et son sang roulait tous les sucs de l’angoisse à force de se l’être assimilée.

Cette provision d’horreur qu’entasse le crime chez certains êtres qui ne sont pas constitués pour le commettre emplissait son individu ; ses cils se rebroussaient et ses cheveux restaient plantés droits ; il sentait à la nuque une barre douloureuse ; voulant se donner une sensation de mouvement, il marcha vers le foyer et y jeta des bûches, qu’il piétina. En face du meuble où Duvicquet restait assis, un grand panneau de bois représentait le portrait d’Arroukba protégé par un store glissant sur des tringles, et fait de deux morceaux d’étoffe s’ouvrant de chaque côté. Ainsi disposé, le visage oriental gardait une puissance de recul étonnante, car il apparaissait dans l’écartement du store comme s’il sortait de la muraille. Les yeux noircissaient encore sous le front lumineux, et aucune figure de l’atelier n’inspirait une songerie aussi persistante que celle qui jaillissait d’entre ces plis qui prenaient alors quelque chose de mystérieux, comme si des doigts invisibles les écartaient momentanément. C’était sans contredit une des meilleures toiles du peintre que celle qu’il laissait accrochée à cet endroit. Souvent, levé de très bonne heure, il aimait à la regarder dans ce glaçage naturel que frappent dans le modelé les premiers rayons du matin. Dès que surgissait un importun, ou selon que le peintre était bien ou mal disposé, il l’envoilait de nouveau. Ce soir-là il la regardait à peine ; il lui semblait que de ces lèvres qui paraissaient contenir la pourpre d’un véritable sang, allaient s’échapper quelques notes du langage bizarre d’Arroukba ; il tressaillait, tant le gonflement de la joue offrait une découpure parlante, tant la tension du front accusait un veiné expressif, tant l’entr’ouvrement de la bouche correspondait au jeu chatouillant des paupières, se redressant inquiètes sur les globes des yeux, plus profonds, plus grands qu’ils ne lui avaient jamais paru.

Soudain, comme il se traînait près du feu, il éprouva une subite accalmie : à ses membres incestueux dardait toujours le désir, mais le remords le quittait à force d’avoir été pesant, comme un fruit mûr qui tombe de l’arbre. Qu’importait le crime après tout ? la faute en incombait aux dieux comme le proclamaient les anciens. C’est-à-dire que la fatalité pesait autant dans la vie de l’homme moderne que dans celle de l’homme antique — Est-ce qu’il n’avait pas lutté le jour et la nuit ? Est-ce que quelque chose d’une force supérieure à la volonté ne les poussait pas l’un vers l’autre ? Échappait-on à sa destinée ? La fille d’Arroukba n’était-elle pas faite pour allumer la guerre et la démence à chacun des flancs qui la frôleraient ? Raimbaut, ce type de l’homme condamné à l’être, pouvait-il espérer de la garder à lui seul ? Allons donc ! et la trace enflammée que laissait dans Henri l’acte de la matinée s’accusait encore, et labourait ses reins comme si on eût appliqué dessus une tige métallique rougie au feu. — Qu’est-ce que la légalité ? Les castes ? La parenté ? Préjugés, en somme : rien de ces choses n’existait que conventionnellement. Oui, elle serait à lui puisqu’elle le voulait ; ils s’aimeraient dans la honte, en enjambant le ruisseau de crachats du mépris public. Elle se trouvait être sa fille ? — Tant pis ; il l’emporterait loin de ces vampires parisiens. Est-ce qu’il s’entendait aux renoncements ? Est-ce qu’il était un buveur de calice, un homme qui, devant la douleur, s’écriait lâchement : « Mon Dieu ! »

Et il redevenait la proie des monstrueuses haletances de passion qui le secouaient ; passions qui expliquent comment les femmes, en approchant de pareils hommes, ont de suite le feu à leur robe.

En fermant les yeux, il revoyait la scène de la veille :

— C’est mal ce que nous faisons, avouait-elle après le premier moment ; mais il y a si longtemps que l’amour s’est imposé pour moi avant ce jour, sans que j’aie jamais pu m’en douter !

Et comme elle le regardait toute verdissante sous les frissons de l’adultère, il l’avait reprise et aimée dans les moindres diversités du vouloir.

Un instant après ils faisaient un retour vers le passé.

— Imagine-toi, disait Sabine, que lorsque j’étais enfant et que j’apprenais dans mes leçons de géographie ce malheureux tour du monde sans détails ou avec détails, régulièrement je rencontrais un écueil terrible pour moi ; il s’agissait de ce trop fameux passage débutant ainsi : « Je double le cap Nord, et, me portant au sud, j’évite le gouffre de Maëlstrom. » Arrivée à cet endroit, je balbutiais toujours : j’évite… j’évite… — Mais allez donc, Mademoiselle, me criait mon professeur impatienté.

— Ah ! je n’évitais rien du tout, et le gouffre de Maëlstrom me trouvait quand même errante et désolée autour de ses affreux récifs.

— Où veux-tu en venir ? lui demandait-il sans cesser de la caresser et riant des souvenirs qu’elle évoquait.

— Attends donc. Sache seulement que la nuit de mes noces, cette phrase de mon tour du monde me travaillait la mémoire : « — Je longe les îles de Tromsen — j’évite le gouffre de Maëlstrom… »

— J’y suis, interrompait le peintre. Raimbaut a doublé paisiblement son cap… lui…

— Et toi, achevait-elle en le menaçant du doigt, tu auras été le gouffre, le fameux gouffre de Maëlstrom ?…

— Mais au moins, reprenait-il en riant toujours, tu n’auras pas tordu tes bras de désespoir, en apercevant l’écueil, n’est-ce pas ?

— Mes bras, ajoutait-elle, sur le même ton, je les tords au-dessus du sinistre abîme — tiens, comme cela…

Et elle se suspendait à son cou.

— D’où il s’ensuit que tu ne m’en veux pas de démarquer le linge de Raimbaut, pour… le marquer à mon chiffre, n’est-ce pas ?…

Et il recommençait à la tenir tremblante, agitée, rougissant, malgré tout, comme si elle parlait pour la première fois, se défendant mal, reculant de lui pour se mieux laisser reprendre ensuite.

La faim qu’il avait eue d’elle pendant près de deux années se réveillait vorace ; c’était une faim qui ne s’apaisait pas ; ses sens, fatigués d’avoir été garrottés, se hérissaient en vengeurs qui accomplissent la loi du destin, fouillant la chair en remuant le diaphragme ; et, sous l’alléchant retroussis des jupes de Sabine Henri intronisait le chœur des caresses aux doigts subtils faisant connaître à la jeune femme toutes les effrayantes modernités de l’amour.

— Oui, oui, se répétait Duvicquet en ravivant le souvenir de cette journée, c’est moi qu’elle aimait, avant comme après ce mariage, on ne me dira pas le contraire. Puis il songeait qu’elle allait rentrer de ses courses, dans une minute ; qu’il allait la revoir, lui redemander la même chose.

En effet, le coup de sonnette de son arrivée résonna presque aussitôt, mais elle parut le visage bouleversé.

— Qu’y a-t-il ? s’exclama l’artiste.

— Connaissez-vous la figure d’une femme outragée ? fit-elle en marchant droit à lui.

Il pâlit, croyant qu’elle avait découvert le lien du sang qui les unissait.

— Une femme outragée ?…

— Oui ! eh bien, si vous ne l’avez pas vue, vous pouvez la regarder, parce que je viens de l’être.

Il respira, voyant qu’elle ne savait rien.

— En sortant d’ici, commença-t-elle en arrachant ses gants de ses poignets humides de sueur, je remarquais déjà qu’on chuchotait ; mais, n’en supposant que vaguement la cause, je n’y accordai pas d’attention. Mon fiacre gagna les Champs-Élysées ; là, les mêmes chuchotements lardés de coups d’œil dérisoires recommencèrent. Une douzaine de cavaliers affectèrent de passer près de moi pour m’éclabousser. Quelques personnes me reconnaissent et détournent la tête. Et si ce n’était que cela encore ! mais sache donc qu’au moment où la voiture a dû s’arrêter pour prendre la file, quelques voix de femmes ont glapi derrière moi ; l’une d’elles a répété, afin que je n’en perdisse pas un mot : — Carlamasse m’a assuré pourtant qu’il saisirait la prochaine occasion pour débarrasser Paris d’une personne que la province a chassée. — Oui, quand tu me regarderas de tes yeux de tigre en fureur, je te réitère que j’ai entendu ça. — C’est au point que je me prenais à regarder les agents de la paix, persuadée que peut-être j’allais être appréhendée et conduite à quelque poste, sous le prétexte que ma présence excitait l’indignation publique.

Elle s’arrêta une minute, et se campa devant lui, la bouche baveuse d’écume.

— J’ai voulu achever ma promenade, continua-t-elle ; mais si tu avais vu de quelle façon ce cocher me lançait des coups d’œil ! Je lui ai ordonné de marcher. Alors il m’a répliqué : — Mais qu’est-ce qui me paiera, ma p’tite dame ? Avec ça que c’est pas amusant de vous rouler. Paraît que vous êtes une farceuse, hé ! hé ! — J’ai dû le congédier et revenir à pied jusqu’au rond-point, pour trouver une autre voiture. Nouvel acharnement ; on me suit, et quelques personnes reprennent : — Tiens, elle est forcée de marcher à pied, à présent ! Est-ce qu’elle est en train de faire son quart en plein jour ?

Duvicquet haletait.

— Toi, toi, tu as entendu cela ?

— Oui, j’ai entendu cela ! Et il y a eu pis encore…

Il crut qu’elle s’affolait.

— Quelqu’un, ajouta Sabine, quelqu’un a payé un arroseur pour qu’il dirigeât son jet sur moi ; ma robe est encore trempée, tiens !

Elle lui mit une poignée de l’étoffe entre les mains.

— Mais j’irai au préfet ! s’écria-t-il, pris comme d’un transport au cerveau. Je lui raconterai que son nom a été prononcé dans la mêlée. J’exigerai une enquête…

— Eh ! avec quoi achèterez-vous les consciences nécessaires ? Les quarante mille francs que vous avez versés le jour de mon contrat sont entre les mains de mon mari.

— Il me reste une dizaine de mille francs et en travaillant ferme…

— Et vous croyez qu’une dizaine de mille francs suffiront pour mener pareille affaire ?

— Sabine, du courage ! Ma pauvre petite, du courage ! Je te vengerai ! Comment ? Je n’en sais rien ; mais je te vengerai !

— Sans argent ?

— Ah ! malgré tout ! Va, on peut encore trouver un moyen d’obtenir justice ; tu verras. Mais ne me dis point que tu ne saurais croire à une revanche ; non, il n’est pas possible que les événements d’aujourd’hui te ménagent ainsi un avenir de honte. — Je t’emporterai au pays de ta mère, loin des fourbes européennes. Je t’emporterai…

— Tu ne m’emporteras pas, interrompit-elle. Je ne veux point de ton Orient ; c’est à Paris que je veux vivre !

— Jure-moi alors que tu consentiras à y être heureuse, que cela ne sera pas irréalisable, répéta-t-il en la suppliant.

— Heureuse ! Est-ce que cela sera jamais ? Est-ce que tu en trouveras les moyens ? As-tu jamais compris l’existence autrement que devant ton chevalet, dans tes conceptions purement idéales qui sont ta pâture à toi, c’est admissible, mais qui ne m’empêcheront pas de me traîner languissante, puisque tes œuvres ne me donneront jamais le seul bien enviable : la fortune, — la fortune immense, triomphatrice, en l’absence de laquelle on fait mieux de se taire, entends-tu, que de croire possible de lui substituer l’amour ?…

Et, comme il détournait les yeux afin que Sabine ne vît pas son désespoir, elle lui noua fébrilement ses bras autour du cou.

— L’argent, continua-t-elle, l’argent ! ô mon ami ! ô mon père ! Sais-tu ce que c’est que ce métal dont tu souris ? C’est le salut qui m’a été refusé il y a une heure, la honte qui m’a été jetée, le mépris qu’on est en train de dissoudre dans les moindres paroles qui vont m’atteindre. C’est ma vie en lambeaux, et ma chair en pâture aux bourgeoises. C’est l’éloignement de chacun pour demain. C’est la flétrissure éternelle. C’est tout cela, l’argent ! Comprends-le donc, car ce n’est pas autre chose qu’un Dieu, un Dieu barbare, qui s’incarne dans ces moyens de représailles, quand on refuse de l’adorer…

Et, s’abandonnant à son délire, elle ajouta d’un ton plus âpre :

— Que parlons-nous d’amour, hélas ! que parlons-nous de joie ! n’est-ce pas l’argent qui crée les forces sociales ? n’est-ce pas lui qui a inventé l’Église, qui prime dans l’État ? Les magistrats ont-ils jamais condamné l’homme puissant ? ne sont-ils pas ses valets ? n’ont-ils pas innocenté les faussaires, quand de ces mêmes doigts qui avaient tracé des faux, ils ont vu l’or prêt à ruisseler ? Ne s’agenouilleraient-ils pas en face des excréments des riches, pour y adorer jusqu’aux traces des choses chères, triturées dans leurs intestins ? Et, parce que j’en manque, de cet or, faut-il que je sois à jamais condamnée à l’opprobre ? Ah ! dis-le, dis, faut-il que ce soit là ma vie ?… Regarde cette boue qui est à ma robe ; l’étoffe trempée a bu la souillure, mais mon âme ne la boit pas, elle… Et quant à l’art auquel tu t’es voué…

Il l’interrompit menaçant :

— Tais-toi ! fit-il, tais-toi, tu blasphèmes.

Mais elle, marchant le poing crispé vers le chevalet d’Henri, comme si elle avait dû en crever la toile :

— L’art ! continua-t-elle, l’art ! Je le renie, je le bafoue. Le Dieu qui préside à ses destinées n’est qu’un misérable Dieu qui n’a jamais payé qu’en ingratitude les fanatiques qui l’ont servi à deux genoux. Vous lui apportez le sang, la lutte, la paralysie de vos doigts et de votre cerveau ; vous lui prodiguez vos plus ardentes caresses ; vous lui offrez en holocaustes les larmes de dépit de vos femmes délaissées pour lui, et les sourires de vos petits enfants ; vous lui répétez tout bas : — je ne suis qu’à toi, je ne veux être qu’à toi, je n’embrasserai que ton culte, je ne défendrai que ta cause. — Et, en échange, il vous rend l’outrage ! Il fait de vous la proie des gueux du prétoire, il vous retire l’honneur, la seule chose dont on ne puisse rigoureusement se passer pour vivre ! Ah ! oui, maudit soit-il !… Oseras-tu prétendre que le sourire d’une madone du Sanzio dépasse, en suavité, en ivresse, le sourire de la fille à laquelle on jette une poignée d’or ?…

Elle se tordit les mains, et ses frêles muscles craquaient.

— Ah ! Sabine, balbutia le peintre presque défaillant, faut-il qu’une semblable malédiction jaillisse de ta bouche ?… Oublies-tu, pauvre égarée, que mon pinceau t’a donné jusqu’à ce jour…

— Que m’a-t-il donc donné ? interrompit-elle en le repoussant, et suffoquée d’une rage croissante ; que m’a-t-il donc donné ce pinceau que j’exècre ! quelles pointes atroces d’ardentes convoitises n’a-t-il pas enfoncées en moi, depuis que j’existe ! C’est votre pinceau menteur, qui m’a aidée à croire aux choses dont il parlait : à l’amour, à la gloire, à l’idéal, à la multitude des creuses chimères ; c’est votre pinceau qui m’a emportée vers les formes toujours fuyantes de la prospérité tant désirée. Sans lui aurais-je souhaité, attendu et palpé en esprit cet argent qui m’échappe et qui sonnait pour moi chaque fois que je caressais ses longues soies traîtresses ? — Et, pendant que je le croyais susceptible de faire de l’or, il me pétrissait l’âme de toutes les grandeurs ; il promenait en moi la trace de feu des divins affolements de l’artiste. Puis, quand il m’a eu créée assez haute, assez fière, sa puissance diabolique n’a pas été suffisante pour empêcher le foudroiement des misérables qui m’atteignent aujourd’hui. Il n’a détourné de moi aucun orage, il n’a étendu sur ma personne ni le prestige de sa virilité, ni la protection du nom qu’il représentait. On croirait presque, en vérité, qu’il ne m’a rendue telle que je suis, que pour offrir un mets plus savoureux à la dent des haines féminines, pour me rendre plus vibrante sous l’injure, plus écrasée sous la honte ! Voilà ce que je lui dois, à ton outil d’enfer ; aussi, regarde ce que j’en fais…

Et, arrachant du chevalet une poignée de brosses, elle les brisa, et en jeta les morceaux à la face de Duvicquet, qui bondit sous l’outrage :

— Arrière ! infâme ! cria-t-il ; arrière ! fille de concubine, cœur d’esclave…

Mais il s’arrêta épouvanté de ses paroles, et tendit les bras vers elle, qui reculait…

— Non, non, Sabine, ce n’est pas vrai ce que j’ai dit ; c’est toi qui as raison de maudire ; oui, je suis comme toi, j’exècre ce que j’ai aimé ; je ne t’ai pas donné le sceptre que tes doigts devraient tenir ; mais j’abandonnerai la peinture, mon enfant ; je tuerai le démon de l’art en mon cerveau… Ah ! tu ne me connais pas, va, poursuivit-il en riant d’un rire fou ; je suis un fier homme, et j’ai des forces inouïes à dépenser pour toi. — Je puis encore te constituer une fortune, te rendre enviée, acclamée, mettre à tes pieds les illustres. J’ai des relations, je m’en servirai. Au brocanteur mes toiles ! une seule vaudrait-elle la moindre des spéculations que je tenterai ? Car tu ne sais pas que je suis très capable de fabriquer de l’or, moi aussi. — Ah ! ah ! Sabine, de l’or, entends-tu ? — Moi aussi j’en ferai suer aux pavés ; je passerai mon temps à la Bourse. — Tu ne sais pas comme c’est facile quand on le veut, quand on s’y plonge. J’engagerai mon mince capital. — Ah ! je t’en réponds que tu seras riche et je ne te demande point deux ans ; oh ! non, pas deux ans, avant de te rapporter un lingot. — Mais tu m’aimeras, n’est-ce pas, mon ange ? — Tu me conseilleras ? tu ne me jetteras plus d’anathèmes ? — Ah ! mais, où avais-je donc la tête de me figurer que ma Sabine pouvait se contenter d’une petite existence ? Mais j’étais idiot !… Est-ce que ça se pouvait ? Est-ce que je devais attendre à aujourd’hui pour le savoir, moi ?

Il parlait avec une telle volubilité, il atteignait un tel paroxysme qu’elle s’enfuit effrayée, en jetant une exclamation sourde. Cette exclamation était motivée par l’arrivée inopinée d’une autre femme, que dissimulait la portière de velours, et qui, depuis quelques secondes suivait d’un œil épouvanté le geste du peintre.

— Renée ! s’écria Henri, en l’apercevant enfin, et se laissant tomber épuisé sur l’ottomane. Renée, vous étiez donc là ? ah ! grand Dieu ! pourquoi nous avoir quittés ?

Sans répondre, elle l’enlaçait, de ses bras puissants, se souciant peu d’être surprise.

— Henri, est-ce bien vous que j’ai entendu ? Est-ce vous qui vouliez vendre vos œuvres à vil prix, renier votre carrière si noble, recommencer la vie ? Et pourquoi ? Qu’y a-t-il donc ? Comment, de mon départ à mon arrivée, une telle secousse a-t-elle pu se produire ? que s’est-il passé ?… parlez, oh ! parlez !…

Elle s’agenouilla près de lui, approcha ses lèvres de son oreille, et de cette voix qu’il n’entendait jamais sans frissonner, elle lui murmura :

— Dis-moi tout, comme autrefois…

Alors, écartant la chevelure qu’il avait tordue si souvent de ses doigts d’amant, le peintre, par un brusque revirement de pensée, plongea encore ses yeux dans ceux de Mme de Sérigny.

— Renée, cette femme qui sort d’ici…

— Eh bien ? fit-elle d’une voix rauque.

— Cette créature qui m’a frappé au visage… Sabine… oui, Sabine…

Et ses mains tremblaient.

Elle le regarda à son tour, haletante, les lèvres blêmes…

— Après !… qu’osez-vous prétendre encore ?…

— Sur votre enfant, Renée, sur votre fils tant pleuré, en son nom, répondez, je le veux… et malheur, oui, malheur, si vous refusez. — Pour la dernière fois, je vous adjure de l’avouer… cette enfant qui vient de me frapper est-elle sortie de moi ?

Elle tressaillit en se sentant prise et maintenue sous l’arrêt aigu de son regard.

Alors, comprenant quels nouveaux abîmes elle côtoyait, la femme, autrefois si ardemment aimée, se releva d’un bond.

— Non, dit-elle enfin, avec une ineffable douleur ; aime-la à ton aise, Henri, tu le peux. Je t’avais trompé… elle n’est point ta fille.