Grande Imprimerie (p. 98-124).


VI


— Et vous êtes sûr que Mme Abel et Barras, ou plutôt M. et Mme Barras, sont en froid ?

— Pour la galerie… c’est un fait acquis. Mais comme je ne m’occupe que de l’officialité…

— Compris. Alors, si l’on veut chercher le dessous des cartes — je veux dire le derrière de la baignoire… ?

Les interlocuteurs de ce dialogue, deux reporters de journaux politiques, se regardèrent à la façon des augures, qui, on le sait de temps immémorial, ont des raisons suffisamment justifiées de pouvoir rire mieux que le reste de l’humanité.

— Soyons sérieux, murmura le premier questionneur, et souvenons-nous que la scie des convenances nous ratisse le dos.

— Le maître est encore dans la salle à manger avec Mme Abel, interrompit Gaston Varagny — alias Perronet — qui arrivait bruyamment, et que l’on connaissait pour prendre modestement le titre de roi du reportage.

— Alors, qu’est-ce que vous racontiez donc qu’ils étaient en train de se brouiller ?

— J’ai dit que Barras et elle affectaient une nouvelle attitude l’un pour l’autre ; je n’ai pas prétendu qu’elle ne ferait plus Barras… Tiens, voici Rémy avec un nouveau. Qui ça peut-il être ?

Et les jeunes gens firent demi-tour.

— Il y a deux choses dont on ne peut parler ici, répétait au nouveau venu que venait de signaler Varagny, un jeune publiciste ardent, le rédacteur de la République athénienne, Octave Rémy, qui entrait alors : l’amour et la religion. L’amour, parce qu’en cette maison nous n’admettons pas que nos sens puissent planer ailleurs que dans les espaces inaccessibles à toutes les faiblesses ; la religion, parce que la dame de céans enrage d’être considérée comme libre-penseuse au faubourg où elle ne saurait pénétrer. Ah ! si vous êtes assez hypocrite pour improviser un éloge du catholicisme, c’est différent. Moi, j’évite la question brûlante ; mais ça ne va pas jusqu’à chanter les vêpres. Ah ! mais non !

— Quoi, à une époque où le positivisme met la main sur l’épaule du prêtre, et bon gré mal gré achève de désenfroquer les moines !…

— Si vous continuez ainsi, déclara nettement Rémy, vous êtes sûr de ne pas être réinvité ici. Que quelque oreille saisisse vos paroles, et que quelque bouche les rapporte à Mécénia, c’est fait. À présent, bonjour !

Le jeune publiciste regardait Rémy d’un air ahuri.

— J’aime mieux vous voir étonné que trop prolixe, reprit Rémy. Sachez-le donc : ceux que Mécénia tient sous une domination acceptée l’auront pour alliée dans la mêlée du « passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné ». Mais si la démocratie est bien vue au ministère, je puis vous certifier qu’un titre authentique sonne mieux aux oreilles de Mécénia qu’une réputation de brave républicain. Seulement elle n’a pas toujours été ainsi. Je l’ai vue à Genève entourer le col d’un de nos plus fougueux journalistes en murmurant sentimentalement : — Ah ! comme je l’aimerais si je n’aimais pas tant mon Abel ! — Abel, vous le savez, c’était son second mari préfet de police en 1870. Moi, si franchement allié que je sois avec elle, j’évite de me laisser dicter ses colères, ses coups de pattes, ses tentatives contre la réputation de celui-ci ou de celle-là. C’est à d’autres qu’elle confie ses indiscrétions et ses petites rancunes, attendu que Mécénia aime à retrouver signées, le lendemain, d’un autre nom que le sien, les attaques qu’elle dirige contre les gens qu’elle jalouse. — Je l’accepte comme renfort dans les questions exigeant un certain emmagasinage de choses déjà clichées, un fait ou une date, par exemple. Mais je ne suis pas un gobeur de copie, et elle ne me roulera pas.

Et le journaliste ajouta à voix basse :

— Lorsque j’aurai pris position, je la lâcherai. Il est des liaisons qu’on ne doit point garder trop longtemps. Là-dessus, je vous quitte, très cher, et rappelez-vous attentivement de ne sauter d’un bond dans l’intimité de personne. Vous porteriez ombrage.

Octave Rémy s’éloigna, laissant son jeune compagnon se diriger vers le salon japonais.

Cette conversation se tenait chez Mme Abel, dite Mme Barras, qui donnait une soirée avant son départ pour Rome.

En ce moment, une belle voix creuse, d’au moins six pieds de profondeur, sonnait comme un cuivre dans le petit salon oriental :

— Faire des vers… couper des cheveux en quatre ! Qu’est-ce que ça signifie, faire des vers ? Mais c’est souffler dans le derrière d’un noyé. Les vers ? ça a une certaine grâce décorative, — je ne dis pas le contraire — mais c’est tout, bonnement un éventail entre les mains d’un homme. Or, l’homme a autre chose à poursuivre qu’à tenir un éventail. Du reste, un homme ne peut être qu’un employé, un courtisan, ou un révolté.

Celui qui expectorait cette tirade se taisait une seconde et reprenait de plus belle :

— L’antiquité ? Homère ? Virgile ?… des blagues ! Ça n’est pas vrai ! Ça n’existe pas ! C’est de la convention ! L’antiquité ? c’est inséparable dans ma tête du pain sec, des supplices que m’infligeaient les pions, des engelures, du collège où j’ai failli crever.

— C’est comme l’idée d’un Être suprême qu’on voulait nous incruster dans la cervelle. — Tenez, je me rappelle que lorsque, à la maison, mon père, professeur de rhétorique, devait démontrer preuves en mains l’existence de Dieu, il fallait acheter les livres nécessaires à cette démonstration ; — pour l’achat de ces livres, nous mangions pendant huit jours des pommes de terre. — Eh bien, à la fin, voyez-vous, l’idée de Dieu était infailliblement liée dans mon cerveau aux pommes de terre.

— Avec ce dégoût des conventions, vous avez dû affoler votre famille ?

— Ah ! les commencements !… J’ai été d’abord à l’Hôtel de ville, à la section des décès. Je disais agréablement aux gens : « Messieurs, quand il vous plaira ! » À quatre heures je sortais. J’étais un peu amer, par exemple. — J’entrai ensuite chez un professeur où je donnais des leçons de littérature, et je me souviens d’un certain habit noir que j’endossais dans l’exercice de mes fonctions et qui me servit, certain jour, pour aller sur le terrain avec Poulart-Devyl. Devyl m’effleura d’une balle ; le drap fut déchiré ; on voyait la doublure. Je versai à l’endroit endommagé des torrents d’encre, et je marchais le plus vite possible dans la rue pour qu’on ne s’en aperçût pas.

— Et pourquoi ce duel avec Devyl ?

— Ah ! voilà ! Devyl faisait un drame intitulé Rafaelo. Ça me plongea dans une fureur !… On ne fait pas d’œuvre intitulée : Rafaelo !… ça n’a pas de raison d’être, ça n’est pas vrai ! — Bref, nous nous brouillâmes, et trois jours après nous nous battions. L’épée de Devyl m’enleva le drap de mon habit à un coin de l’épaule. — Ça m’était bien égal d’être blessé ; mais le vêtement déchiré, ça n’était pas drôle. Mes torrents d’encre versés n’empêchèrent point que mon habit ne fût perdu. Naturellement je courus chez Devyl, blessé aussi, grièvement, et qu’on venait de transporter à l’hôpital. — Mais, lui dis-je, pourquoi forges-tu des drames intitulés Rafaelo ? — Cet homme à qui alors il fallait donner le vase pour… p… et qui écrivait Rafaelo ! A-t-on idée d’une folie pareille ?… Des blagues, je vous dis.

Il reprenait dans une belle note basse :

— Delacroix, Homère, Rafaelo, la couleur ?… des blagues ! — La couleur ou le réalisme ? c’est la fameuse tache d’encre que je plaquais à dessein sur mon épaule pour cacher la déchirure du drap. — La voilà la couleur !

Au moment où le publiciste, subissant l’attraction de cette pointe de gaieté noire, allait entrer, l’homme qui venait de parler ainsi se montra au seuil. Il portait dans une encolure de taureau une tête au front creusé, raviné, altier, qui révélait ses quatorze quartiers de paysannerie. De taille moyenne, à large poitrine, solide, carré de stature, bien d’aplomb, regardant droit, secouant son épaule, plissant dédaigneusement sa lèvre ou ramenant au-dessus de ses yeux une barre de sourcils touffus, il personnifiait ainsi la représaille sans merci et ses doigts fibreux remuaient comme des spatules, à mesure que l’idée s’emmagasinait dans le discours. Le jeune homme étouffa une exclamation en reconnaissant l’un des chefs des fédérés de 1870, ramené à la suite de l’amnistie, et qui, s’il se trouvait là, prouvait par son attitude hautainement séparatiste qu’il n’avait point demandé à s’y montrer. L’homme du monde perçait cependant en lui sous l’ancien factieux, qui imposait, mais qui n’en imposait pas. Quelque frondeur qu’il se révélât, on ne pouvait le confondre avec les démocs purs qui erraient à travers le salon. Il y avait de l’allure en lui ; et le rejet de sa tête en arrière, ou sa pose légèrement théâtrale, comme celle de tout homme fait pour commander ou parler aux masses, semblait déjà arrêter son mouvement ou son attitude dans l’histoire.

Il disparut, laissant l’écho de sa note violente dans ce milieu de paroliers pâteux et mellifus. L’homme de lettres, assez désorienté, s’en fut promener son désœuvrement ailleurs.

Au nombre des grotesques honorables qui se rencontraient chez Mécénia, — ainsi que l’on désignait en petit comité l’amie de Barras, — se trouvaient les gens qui picoraient à la politique, comme les insectes après une feuille, les naïfs qui croyaient au chauvinisme de la « dame », les républicains sectaires qu’on évinçait le plus possible, mais qu’on n’osait renvoyer complètement, hôtes gênants qui voyaient le dessous des cartes ; enfants terribles qui, si on leur avait épargné les truffes et les égards, auraient été capables de crier d’un bout du salon à l’autre :

— Tu sais, Mécénia, faut pas nous la faire !

À chaque angle des salons, se reconnaissaient les groupes parsemés de l’espèce désignée sous la rubrique des « pourris de chic », aussi décomposés à l’intérieur que le trahissait la métaphore appliquée, et qu’on a remplacée aujourd’hui par le mot « gratin ». C’étaient les déniaiseurs de femmes, dont l’accent gras enlevait à la langue sa virilité, comme l’habillement masculin perdait son style sur leurs flancs étiques ; ceux qui ôtaient à l’artiste sa royauté, en l’applaudissant ; qui essayaient de dégrader d’un regard la pauvreté robuste, et qui bafouillaient en enfonçant les poings d’un geste gouailleur dans leur pantalon fendu de côté. Certains se posaient en journalistes, ayant l’avantage de placer parfois un article dans un journal quotidien ; le reste du temps, faisant de « l’épate », l’esprit avachi dans un vêtement trop large.

Quelques gens d’une valeur réelle, quelques écrivains de mérite se saluaient d’un signe franc-maçonnique au milieu de ce grouillement d’ambitions, au premier rang desquelles le mérite du sieur Duclamel — un secrétaire intime de la Présidence — se trahissait à l’allure qu’affectait l’individu qui en était l’expression. Ce mérite reluisait à l’œil, pour celui qui frôlait Duclamel, comme un cuivre récemment mis à neuf, et dont on perçoit quand même, en le humant, l’odeur de vert-de-gris ; de même le mérite de Duclamel exhalait, au frottement, des senteurs qui permettaient de constater par équation le rôle du plomb comme base dominante dans le métal dont il était forgé ; sur ses cheveux brillantés on cherchait la casquette à trois ponts de l’ancien Alphonse ; on se rappelait à voix basse ses origines honteuses de souteneur de filles, que son titre d’ex-magistrat n’effaçait pas ; on lui collait à l’épaule, comme son numéro matricule dans la société, le no 54 de l’immeuble de la rue Taitbout, maison qu’il patronna si longtemps, et qui lui devait sa prospérité. Jamais on n’aurait pu mieux constater qu’en face de l’impudence de ce drôle la victoire absolue de la pièce de cent sous devant laquelle la conscience, la dignité d’une nation se trouvaient forcées de s’écrier comme d’autres Julien l’Apostat : « — Tu as vaincu, Galiléenne ! » Et c’était celui-là, qu’un journal lyonnais ne se gênait pas pour portraiturer sous la forme de certain poisson, qui se posait comme le représentant du gouvernement, parce que le vrai représentant était toujours occupé quèquepart et aussi parce que le susdit Duclamel introduisait chaque jour son postérieur dans une des chaises percées de l’Élysée. C’était cette haute pourriture intellectuelle, qui aspirait à être l’expression de l’honneur d’un pays, qui osait parler d’envoyer des gens de lettres en centrale, répétant « qu’ils ne l’avaient pas volé ». C’était cet individu dont les reins creusaient les élastiques des sièges chez Mme Abel, sans que personne osât lui parler de ceux qu’il faisait gémir autrefois sur les divans de la rue Taitbout.

À côté de lui s’épanouissait un gros président dépeint dans Les Dévoyés sous la rubrique de Grignon de Galabert et dont le vrai nom rimait avec Corneville. À son aspect, on lui restituait aisément, comme à son propriétaire légitime, l’épithète que Molière a tant prodiguée. Aussi quand il passait dans un salon, les touches d’ivoire du piano chantaient d’elles-mêmes en sourdine :

C’est un mari
C’est un mari,
C’est un mari de Corneville.

Cet inamovible, assurait-on, possédait comme lieu de naissance un petit hameau de Normandie, le village de Barneville dont les clochers ont été maintes fois célébrés. Ce Barnevillois à binocle et Duclamel représentaient donc au mieux les éléments dominants de la magistrature moderne : la fourberie et la cupidité.

On rencontrait là aussi Jules Helvétien, dit le cardinal Josué, dit Doremus, un Christolâtre qui larmoya sa plus belle eau au 4 Septembre, ex-ministre de la justice, aujourd’hui sénateur. Aux côtés de Jules Helvétien, se tenait sa femme, surnommée « la bête du Gévaudan », autrefois vice-présidente du comité des études à l’École professionnelle. La bête du Gévaudan et le cardinal Josué sortaient souvent vers deux heures, de leur appartement situé place de la Madeleine. Le cardinal Josué, tout rond et tout repu, gardait à la main un journal dans lequel il semblait avoir oublié de plier son ventre, qui le gênait de plus en plus, quoiqu’il y tînt, parce que cela lui donnait l’aspect d’un homme très bien. La bête du Gévaudan, assez petite, et marquée de boutons, s’acharnait à marcher au même pas que lui, et s’efforçait de prendre l’apparence d’une femme qui se croyait la mission de ramener son époux à une vertu distillée ; cependant, en la regardant de près, on doutait qu’elle eût atteint ce but, et son cou, entouré d’un collier de pierres vertes, quand elle s’arrêtait devant un magasin de nouveautés, la faisait ressembler à un clysopompe au repos. Derrière elle, on remarquait toujours Léon Saille, dont on évitait de demander des nouvelles au cardinal Josué lorsqu’on s’informait de celles de sa femme, dans la crainte qu’il n’y vît une allusion trop directe aux relations de la bête du Gévaudan avec l’ancien ministre.

En regardant dans ce salon les longues glaces qui scrutaient le haut des crânes nus, un observateur eût trouvé dans l’effacement graduel des teintes des meubles, dans le passé voulu des tentures, une image symbolique de ce même effacement cherché des origines faubouriennes auxquelles ce salon devait sa fondation.

En étudiant la maîtresse de la maison essayant son rôle de patricienne, et poursuivant cette neutralité un peu grise qu’affecte la conversation des gens de bon ton ; en la voyant prendre sa voix blanche, imiter le style bandeau plat, se garder des notes trop crues en coloration de costume, comme en paroles, on s’apercevait de ses efforts pour rentrer dans un pâlissement d’origine qui en atténuât les nuances d’un inquiétant écarlate.

La bonhomie de la parole, jouant sur les charnières de la banalité, dévoilait une âme qui notait susceptible d’aucun frisson, comme lorsque les mots passent au ras de l’esprit, et vibrent d’autant mieux ; aussi la phrase qu’elle prononçait n’avait-elle aucune ossature, aucun linéament ; sa poignée de main s’offrait à chaque conviction, sa virtualité de pensée restait toujours égale, pareille à une épître didactique ; de même que la rondeur de son geste demeurait sans caractère.

La citoyenne Barras ressentait pour la religion du bon ton un culte ou plutôt une de ces rages équivalant au mépris qu’elle en avait montré pendant près de trente ans. Cette bourgeoise savait que le tact de l’éducation peut quelquefois remplacer la race que l’on n’a pas. Elle l’affectait d’autant mieux que la grâce osée des manières n’appartient encore qu’à ces patriciennes qui savent placer les moindres détails de la vie sous leur joug, et se montrer justicières du préjugé au lieu d’en être justiciables. Il y a dans l’allure et l’autorité des hautes manières quelque chose que les manieuses de sous d’aujourd’hui ne peuvent prendre parce qu’elles n’ont rien eu à sauver du temps. En conséquence, Mme Barras s’efforçait de sceller de la pierre des convenances les échappées du vieil esprit français. Elle s’appliquait à mettre ses idées à l’empois du patriotisme, comme pour les obliger à sortir plus roides. Dans sa conversation, faite de ses vieux fonds de tiroirs classiques, elle enfilait de bons gros bas bleus à l’idée trop svelte ou trop fringante, et lui taillait de bonnes doubles semelles afin qu’elle marchât lourdement et posément. C’était un peu une maîtresse de pension retirée recevant le soir les parents de ses élèves, tout en laissant percer le bout de sa férule emmanchée dans son éventail.

On aurait pu la caractériser ainsi : une tête de modèle appliquée sur le marbre aux lignes roides d’une cheminée style Directoire. Sa lèvre restait incassable au pli d’un sourire. Heureuse de n’avoir pas d’inquiétude, pas de rumeur d’esprit ; incapable de vivre en tête à tête en face d’une chimère, grâce à son esprit calculateur, la citoyenne Barras, comme on disait, battait alors dans son plein, et sa phrase habilement surveillée n’évoluait qu’en répondant au qui vive de la prudence. Ses yeux avaient appris à fasciner le million que lui léguait en mourant le fonctionnaire avec lequel elle cohabitait déjà du vivant de son premier mari. Ce mari, auquel elle fit donner un poste à l’étranger par son amant, consentit à s’arranger de l’existence assez douce qu’on lui organisait ainsi en raison de son éloignement et de son silence. Lorsqu’il mourut, la future Mécénia régularisant sa position épousait le fonctionnaire en question ; elle se trouvait veuve, une seconde fois, en 1877 ; à ce moment son salon commençait à naître.

Ambitieuse, plutôt que jouisseuse, Mme Abel apportait ses instincts de bureaucratie, de maîtresse de maison tenant ses livres en partie double, dans la littérature dont elle se constituait l’expression. Peu à peu on en arrivait à la généralité de cette formule : — Oh ! il n’y a qu’elle, il n’y a qu’elle ! — Elle, cela signifiait la grande lanceuse, la grande faiseuse, celle chez qui l’on venait chaque matin au nom des principaux journaux prendre le mot de passe, le mot d’ordre, celle qui donnait aux sommeils du président Barras la profondeur et l’importance d’une méditation. Chargeait-il brusquement les bûches du foyer avec la pincette ? Ainsi le Sénat se dissolverait quand il le jugerait bon. — En reconstruisait-il au contraire l’édifice en superposant des braises les unes sur les autres ? C’est qu’il était disposé à entrer dans une politique de conciliation, à ramener les partis en train de s’égorger. — À force de la voir près du président, dit Barras, dit le « grand manitou », et lui, penché à son oreille, la regardant d’un seul œil, de l’œil unique qui lui restait, paraissant accueillir et méditer des paroles qu’il n’entendait pas, on faisait silence, ainsi qu’à Versailles la troupe des courtisans berçant d’un discret murmure l’entretien de Mme de Maintenon s’efforçant d’empêcher le sommeil de tâtonner trop vite les sens du roi gâteux.

Mais qui pourrait dire ce qu’endurait cette femme affolée de considération, dans ce milieu dont elle s’efforçait de sortir en sollicitant une présentation où elle pouvait, et dans lequel elle se trouvait obligée malgré tout de revenir ? Qui pourrait dire les tortures de cette gratteuse d’amour-propre politique encore suante des anciennes fièvres de son passé ? Cette femme qui n’avait qu’à prononcer une parole pour que la magistrature tombât à ses pieds, voyait cependant certaines portes se fermer et certains genoux refuser de plier devant son arrogance. Il se rencontrait des consciences indépendantes qui, en dépit des maîtres parqueteurs, ne pouvaient admettre qu’un pays fût personnifié en M. et Mme César ; et lorsqu’il lui fallait constater enfin l’indifférence du patron, de celui qu’elle servait, et qui, en dépit de ses promesses, ne l’épousait pas, elle se trouvait la parole amère ; c’était inutilement qu’elle mettait en sa chevelure les bandelettes de lin d’une princesse de Racine, elle savait bien qu’elle n’entrerait jamais que dans le moule d’une princesse de théâtre, et que son sceptre ne dépasserait pas celui d’une reine de tragédie.

Il est impossible de rendre les instants de mauvaise humeur, les tiraillements, les injustices, les humiliations qui incombaient à une pareille existence. Sans cesse jeté hors de lui-même, le maître ne lui rendait guère en jouissance et en protection ce qu’il devait à ses conseils et à ses travaux. Sous les voltes de caprice de l’ingrat président, il prenait parfois à Mécénia des rages de s’enfuir au désert, de le laisser à ses discours incomplets, à ses périodes inachevées ; la pensée qu’on serait heureux de sa disparition la retenait au moment où le dégoût faisait monter un flux de bile à sa lèvre. Elle qui avait espéré être la déesse de cette République, elle ne s’en trouvait que la soubrette, une soubrette que le patron payait en durs propos, en remarques désobligeantes, devant lesquels on la forçait à sourire sous peine de se voir montrer la porte ou de la prendre elle-même. Mais Mécénia était douée de la volonté fixe du sectateur qui aspire à être Église ou de l’homme de lettres qui veut être chef d’école. Le compérage politique lui devenait nécessaire pour exister : si elle n’eût pas ajouté une virgule, ou retranché un quart de phrase aux discours de Barras, elle n’eût pas vécu. En échange de la complaisance du président lui permettant de relire l’après-midi ce qu’il avait ébauché la veille, elle supportait tout. Entrée le matin dans son cabinet en surprenant une pointe d’impertinence chez les valets, elle ressortait avec la satisfaction de les voir à nouveau courbés sur son passage. Aussi cette organisation opulente, travaillée par les instincts d’une santé robuste, créait comme résultante une nature dominatrice, aimant à tenir dans ses doigts les intrigues de palais, pour en débrouiller les fils, et donner cours à ses besoins de patronage qui l’amenaient à protéger jusqu’aux médiocrités !

Mme Barras était habillée ce soir-là d’une robe de satin noir, au corsage illuminé d’un réseau de dentelles rousses ; un cercle d’or de deux pouces de largeur passait dans ses cheveux blond-vif, comme un diadème classique. En la regardant marcher, on voyait qu’il n’existait pas un pli de son costume qui ne roulât une ambition, pas un jeu de ses muscles qui ne craquât sous un instinct non satisfait, pas une parcelle de son corps qui ne rêvât d’asservir une volonté à son triomphe, pas un de ses gestes qui ne divulguât l’horreur de la vivacité qui compromet. Elle allait lentement, droitement au but visé de loin, mais sans que personne eût pu deviner qu’elle en soupçonnât l’existence.

Au moment où elle frappait sa jupe d’un geste d’impatience et jetait un coup d’œil irrité au maître endormi, les intimes, comprenant que le moment s’annonçait enfin d’apporter à son isolement la diversion de leur présence, tentèrent une évolution et l’entourèrent. Mécénia s’aperçut qu’on avait remarqué le jeu de sa physionomie, et voulant donner le change :

— J’espère, dit-elle à voix basse, qu’on ne réveillera point le président ? Voilà quinze nuits qu’il passe à travailler.

Quelques-uns s’inclinèrent, pendant qu’elle faisait un signe de la main et gagnait le salon voisin ; les autres ébauchèrent un sourire assez significatif, en voyant avec quel art elle prenait aussitôt la complicité de ce sommeil pour lequel elle venait de tout tenter afin de l’empêcher.

— Ce n’est pas une brouille feinte, observa l’un des causeurs du commencement ; on jurerait, ma foi, qu’ils ont assez l’un de l’autre.

Cependant un travail de taupe s’exécutait de côté et d’autre dans l’espoir de parvenir auprès du « Manitou » profondément endormi et que la garde des fidèles défendait à peine des solliciteurs parvenus à se glisser jusqu’à la porte du premier salon.

— Lé voici là-bas, jé lé vois, répétait un jeune magistrat à sa femme et qu’à son accent on reconnaissait pour un Marseillais.

— Montre lé-moi, s’exclamait celle-ci en se haussant sur la pointe du pied. Bon ! jé lé vois. Aussi, j’en fais mon affaire dé lui parler.

Et comme elle allait s’élancer dans le salon, elle se heurta au groupe des cinq ou six hommes ayant mission d’empêcher qu’on ne parvînt jusqu’au patron.

— Tu n’as donc pas pu réussir à l’aborder à la Chambre ? demandait alors au jeune fonctionnaire un ami qui servait de cavalier à sa femme.

— Eh ! non. Jé n’ai reçu avis qu’à trois heures dé la démission du président du tribunal civil dé Marseille. Cetté démission laisse un trou dans lé ressort du parquet d’Aix. Si on choisit pour boucher cé trou parmi la magistrature assise, jé suis ratissé ; mais si on choisit dans ceux dé la magistrature débout, j’ai quelque chance.

— Et qui as-tu sollicité aujourd’hui ?

— J’ai vu Jacquin, qui est le grand faiseur. Il m’a dit : « Mon cher monsieur, il n’y a parmi les avocats généraux d’Aix que deux vacations à remplir. » À la façon dont il m’a accentué cette phrase : — « Il n’y a que deux vacations, » — j’ai compris qu’elles étaient déjà occupées et qu’il n’y aurait rien pour moi dans la section des avocats généraux.

— Alors, tu resteras toujours attaché au parquet d’Aix ?

— Oui, oui, reprit le fonctionnaire essayant de plaisanter. J’y resterai en qualité de balayeur.

— Moi, j’espère beaucoup, interrompit la jeune dame. À Nice, cet hiver, nous étions très intimes avec la mère Barras, qui m’appélait sa pétite amie.

— Chut, fit son mari en l’entraînant ; tu parles trop haut.

Mais au moment où ils allaient entrer dans la salle à manger, ils frôlèrent Mécénia à l’encoignure de la porte, causant à l’oreille du préfet de police.

— Ne pouvez-vous attendre à demain ? demandait-elle avec impatience.

— Je vous répète, madame, que j’étais venu pour soumettre à l’approbation du président de la Chambre certains projets qui ne seront présentés officiellement que dans deux jours à M. Grévy. Décemment, je ne pouvais pas aller à l’Élysée avant d’avoir pris les ordres du maître.

— Il dort, répéta Mécénia à voix basse ; le réveiller en ce moment serait scabreux.

— Alors, madame, daignez m’accorder l’entretien que je venais solliciter de lui. D’après vos conseils, qui, je n’en doute pas, seront dictés par son inspiration, j’agirai.

Elle hésita une minute.

— Venez, dit-elle enfin au préfet.

Et, suivie du magistrat qui marchait respectueusement derrière elle, Mécénia l’emmena dans son cabinet de travail.

Le mari et la femme, spectateurs ignorés de cet incident, se regardèrent d’un air entendu.

— C’est elle qu’il faut voir. Jé té l’assurais bien, remarqua enfin le fonctionnaire solliciteur. Rien né sé signé sans elle ; jé lé savais. Il n’y a qu’elle, il n’y a qu’elle !

— Si tu lé savais, pourquoi as-tu démandé une audiencé pour démain à Barras, qui continue toujours à dormir ?

— Pour né pas te contrarier. Mais, au fond, j’aurais mieux fait dé lui parler à elle qui aurait transmis ma demandé à Barras.

Le journaliste arrivé de bonne heure, escorté d’un de ses confrères, s’approchait alors du buffet.

— J’en ai compté vingt-sept du clan bonapartiste, tant chez les anciens conseillers de préfecture que chez les sous-préfets destitués.

— Et tout ce monde-là est renommé avec avantage et avec promesse d’avancement ?

— Tous, excepté Raimbaut.

— Ah ! Raimbaut s’était donc rallié ?

— Comme les autres, parbleu ! et il comptait que son mariage contribuerait à le faire agréer — car tu sais que Barras tient à une régularisation absolue de position. Or, on avait juré à Raimbaut de le caser s’il se mariait. Lui, basait son espoir sur cette vérité, fourbue à force d’avoir couru, qu’en raison de ses antécédents bonapartistes, on consentirait à se l’attacher, puisque le nouveau pouvoir a intérêt à flatter les adversaires de la veille, trouvant que les amis ont toujours le temps d’attendre.

— Ça, c’est cliché, interrompit le second reporter, avalant sa coupe de champagne d’un trait. Et alors ?…

— Alors, Raimbaut intrigua, sollicita, reçut force sourires et promesses, et crut, ma foi, à la ratification complète des paroles données. Aujourd’hui il s’est présenté a quatre heures chez le ministre : « — Désolé, mon cher conseiller, lui riposta l’Excellence, et d’autant plus désolé que je n’ose vous promettre que ce qui vous est refusé maintenant vous sera accordé demain. » Là-dessus ils ont causé et je n’ai pas pu savoir le reste. C’est-à-dire, Griffard, le garçon de bureau que je subventionne, n’a pas eu l’oreille assez fine pour l’entendre et me le transmettre.

— Ah çà, c’est sérieux ?

— C’est excessivement sérieux. Et j’ajouterai que ce mariage contracté par Raimbaut pour se poser est précisément ce qui lui a nui davantage.

— Ah ! bah ?

— Eh ! oui ! sa femme est…

Le reporter acheva sa phrase à voix basse, et à l’oreille de son ami.

— J’admire comment les susceptibilités naissent précisément chez ceux qui devraient en faire le meilleur marché, remarqua en levant les épaules celui auquel s’adressait cette confidence.

— Les con-ve-nan-ces, scanda le premier, en clignant de l’œil.

— Traduction libre, reprit l’autre, la jeune Mme Raimbaut portait ombrage à Mécénia ?

— Caderousse, mon vieux, avale ta langue ou je te lâche, dit d’un ton inquiet le reporter bien informé.

Et jetant autour de lui des regards soupçonneux, il aperçut dans l’angle de la pièce le fonctionnaire marseillais et sa femme qui s’en retournaient assez dépités.

— Si notre conversation est rapportée à Mécénia, notre affaire est claire.

— Mécénia a autre chose à faire qu’à s’occuper de nous. Elle a consenti à recevoir tout à l’heure le préfet de police auquel je l’ai entendue adresser de vifs reproches au sujet de certaines mesures qu’elle trouve exagérées, et qui ne veut qu’une chose, rentrer en grâce auprès d’elle. — « Je suis venu, parce que l’on doutait de mon zèle, » répétait-il encore, il y a un instant.

— Ce qui m’intrigue, au fond, c’est cette tactique de Barras et de Mécénia, qui consiste à se brouiller officiellement pour quelques jours.

— Barras a peur qu’on ne lui jette à la tête, un de ces quatre matins, qu’il veut aspasianiser la politique. Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est bien elle qui a biffé le nom de ce pauvre Raimbaut de la liste des élus…

Octave Rémy, de la République athénienne, entrait en grande hâte.

— Croyez-vous que Barras se réveillera ce soir ? demanda-t-il. Non. Le préfet est-il toujours près de Mécénia ? Oui. En ce cas, un coin pour écrire, s’il vous plaît, et tâchons qu’on ne nous embête pas.

Et il déchira une page de son calepin.

— « Nous apprenons qu’à la suite de la soirée qui a eu lieu hier au boulevard X…, une personne favorisée de la haute affection de M. le président de la Chambre ayant pris un refroidissement remettra son départ pour Rome au 30 mars prochain. »

— Et la cause réelle de la remise de ce départ ?

— Regardez, fit Octave Rémy sans répondre.

On aperçut Mécénia, au bras du préfet de police, se diriger en souriant vers la salle à manger.

— Et vous nous quittez ainsi ? demandait-elle d’un ton de voix qu’elle savait rendre irrésistible. Ah ! monsieur le préfet, entre ennemis aussi acharnés que vous et moi, on se doit un peu plus d’égards.

Les journalistes saluèrent et voulurent se retirer par discrétion.

— Non, non, messieurs, restez ! poursuivit-elle en étendant gracieusement la main. — Je n’ai pas fini de vous quereller, monsieur le préfet. Voici de mes amis de l’opposition qui se plaignent d’être fort mal renseignés quand ils vont à la préfecture réclamer pour l’article Faits-Paris.

— On ne nous donne que les chiens enragés, les voitures versées, les vols à l’étalage, déclara piteusement Caderousse.

— Pas le plus léger crime, ajouta son ami ?

— Pas le plus mince adultère, acheva le second.

— Et pourtant nous savons que ça fourmille, les adultères, reprit Caderousse. Mais on nous cache tout, tout, monsieur le préfet, même les noms affriolants de ces sortes d’affaires, sous le prétexte que cela porterait atteinte à l’honneur des familles. Il me semble cependant que nous autres, nouvelles couches, nous valons bien…

— Voulez-vous vous taire, incorrigible ! interrompit en riant Mécénia, d’un geste de reine. Il est entendu qu’ici les querelles de castes n’ont pas cours. Mais, au fait, monsieur le préfet, ajouta-t-elle du même ton léger, c’est vrai, nous voulons l’égalité devant la loi. Si une grande dame a failli, il ne faut pas que vous lui serviez de complice en dérobant son nom à l’indignation publique.

En ce moment elle riait, mais d’un rire d’ogresse.

— Je prends bonne note, messieurs, de vos réclamations, répliqua en souriant le haut fonctionnaire. Dès demain vous n’aurez qu’à vous présenter à mon cabinet, mon secrétaire sera à vos ordres.

Les jeunes gens s’inclinèrent respectueusement et sortirent de la salle, laissant Mécénia et Alézieux en face d’un chaud-froid de volaille et d’une bouteille de Chateau-Laffitte.

— Voyons, Rémy, commença Caderousse, en s’emparant du bras du jeune rédacteur de la République athénienne qui s’était tu précédemment, explique-nous le pourquoi de cette note aux journaux au sujet de la prétendue indisposition de Mécénia.

— Qu’est-ce que vous me donnerez en échange ?

— Le nom de la grande dame surprise hier en souper intime au café Anglais.

— Pas possible !… tu l’as ? blagueur ! tu assurais il n’y a qu’un instant à Alézieux, devant Mécénia, que tu n’avais pu rien obtenir.

— C’est que Mécénia voulait me le faire répéter, et j’ai été obligé de lui assurer qu’on me l’avait caché à la préfecture. Lui confier ce nom c’était faire poursuivre l’épouse coupable par le mari ; alors, tu comprends, j’ai préféré feindre une ignorance qui n’est pas dans mes convictions.

— En ce cas, marché conclu. Tu me dévoileras le nom en question et je te donnerai le pourquoi de mon Écho.

— Encore autre chose, observa le reporter Jean d’Ennezac. Ne pourrais-tu pas, Octave, insérer dans la République athénienne de demain — tu entends ! de demain, — les quelques lignes de protestation de Raimbaut ? Lui et moi sommes de vieux camarades de collège, et je lui ai promis de t’en parler.

— Diable ! interrompit Rémy en prenant le papier que lui tendait son confrère, c’est que Mécénia me fera une scène… Ah ! parbleu, donne toujours. Je mettrai la lettre de ton ami après les deux ou trois lignes d’éreintement à son sujet, ça aidera la protestation à se digérer. Seulement tu me répondras. Ne l’oublie pas, il faut que tu me répondes ? — Tu signales la noirceur de mes attaques, la tartufferie de mes intentions. Tu t’écries que je me suis enfin démasqué…

— Sois tranquille ! Je peux même commencer dès ce soir.

Et, saisissant son calepin, d’Ennezac écrivit :

« Enfin, ce venimeux animal, ce dogmatique encenseur du pouvoir, qui a nom Octave Rémy.»

— Très bien ! très bien ! approuva Octave enchanté. Alors, mes très chers, maintenant que nous nous sommes entendus, voici le pourquoi de mon Écho : Mécénia veut avoir un prétexte pour rester à Paris, un prétexte commandé par d’impérieuses circonstances, où Barras ne soit pour rien… en apparence.

— Et ce prétexte ?

— Vous savez que le préfet, depuis son attitude aux dernières interpellations, était vu ici d’un mauvais œil ?

— Parfaitement.

— Il a eu peur que cet état, se prolongeant chez Mécénia, n’eût un contre-coup au Palais-Bourbon.

— Et qu’a-t-il imaginé pour rentrer en faveur ? demanda d’Ennezac.

— Grâce à ses intelligences dans le monde du sport, et dans la haute colonie cosmopolite, il a réussi à communiquer à l’entourage du prince de Galles et au prince lui-même le désir de connaître l’illustre amie du chef de nos destinées. — « Une quasi-souveraine, monseigneur, lui faisait-il répéter chaque jour ; une femme que Votre Altesse, si parisienne, ne peut négliger de connaître ; car c’est par sa bouche que passent les moindres décisions élaborées en conseil privé au Palais-Bourbon. Eh ! eh ! les relations et rapports de cabinets à cabinets se discutent chez elle ; les bonnes relations de Vienne, de Londres, de Saint-Pétersbourg, peuvent subir de très grands rapprochements encore, être modifiées ou tendues, selon qu’elle soufflera sur Barras. » Et toujours le refrain : — « Oh ! il n’y a qu’elle, il n’y a qu’elle ! — Croyez-nous ; en politique, monseigneur, c’est une personne à connaître. » Le prince, un vrai dilettante, s’est laissé convaincre. Et savez-vous ce qu’accomplissait Alézieux il y a un instant près de Mécénia ? Il lui annonçait tout bonnement pour cette semaine la visite de l’Altesse britannique en ces lieux mêmes, et s’en attribuait le mérite, bien entendu, car il connaît la soif de célébrité de la dame…

— Très fort, excessivement fort, cet Alézieux, interrompirent les deux reporters enthousiasmés. S’il a comme cela des rubriques plein ses poches pour rentrer en grâce chaque fois qu’on se refroidira à son égard… on n’a qu’à compter avec lui.

En cet instant un mouvement général se communiquait aux coins les plus intimes ; les groupes se brisaient, ou se précipitaient vers le premier salon. Les valets rapportaient des lampes, on ravivait le luminaire.

Barras était enfin réveillé.