Séjour à l’île de Maurice (île de France)/02

Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 129-144).
Seconde livraison

Vue du port de Souillac.


SÉJOUR À L’ÎLE DE MAURICE

(ÎLE DE FRANCE),


PAR M. ALFRED ERNY[1].
1860-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IV

Souillac. — Cascade de la Savane. Le Grand-Bassin.

Je nie reposai un jour, et le surlendemain, je partis de nouveau avec Denis pour visiter le Bassin-Blanc. Une partie de la route seulement peut se faire en voiture ; bientôt il nous fallut nous enfoncer dans le bois. À moitié route, nous aperçûmes à notre droite le Mont-Blanc de la petite Savane, puis nous atteignîmes l’endroit le plus élevé de la forêt. Denis me fit descendre un petit sentier tapissé de mousse et de fougères, et je me trouvai tout à coup sur les bords d’un grand étang de forme arrondie, qui doit sans doute son nom de Bassin-Blanc à la teinte crayeuse de ses eaux. Il ressemble beaucoup au Grand-Bassin, dont je parlerai plus tard, et n’est probablement comme ce dernier que le cratère éteint d’un volcan. Le soleil, qui se levait à peine, éclairait les bois épais qui s’étendent sur ses bords, et j’aimais à voir ses rayons se jouer et scintiller parmi les gouttes de rosée laissées par la nuit sur les touffes de roseaux.

Le même jour, je pris congé de mon excellent hôte et partis pour Souillac.

La route laissait à gauche la chaîne des montagnes de la Savane, et à droite la jolie baie du Jacotet, où quelques hommes étaient occupés à tirer au rivage de grandes pirogues en bois.

Vue de la baie du Jacotet.

En continuant le long de la mer, un bouquet de filaos m’indiqua bientôt l’embouchure de la rivière des Galets, ou de petits noirs prenaient leurs ébats dans une eau assez sale, et à partir de ce point, la route, qui s’élève graduellement à mesure qu’on avance, devint de plus en plus monotone.

Les montagnes de la Savane s’éloignent peu à peu, et le long de la côte s’échelonnent une suite de collines assez basses, couvertes entièrement de champs de cantinés. Cette culture s’est étendue jusqu’à une certaine hauteur ; quand la coupe est faite, la vue de ces collines est très-désagréable : avec leur sommet couvert de bois et leur base plate entièrement nue, elles offrent l’apparence de moutons qu’on n’aurait tondus qu’à moitié.

Une tranchée profonde, dont un côté est de formation sablonneuse et l’autre composé de terre glaise, conduit jusqu’au village de Souillac. Les maisons, entourées de petits jardins, sont éparpillées d’une manière pittoresque. On traverse la rivière sur un beau pont élevé depuis une dizaine d’années. Je visitai successivement la cour de district, une école du gouvernement, et une jolie église gothique construite avec un basalte inusable qu’on trouve en grande quantité sur cette côte. Je descendis ensuite au port Souillac, ainsi appelé du gouverneur de ce nom, qui n’avait rien épargné pour le rendre aussi sûr que possible ; mais malheureusement, il est fort difficile d’y entrer et d’en sortir. Il est fermé à droite par une langue de terre couverte de vakois et de filaos ; à gauche, par une falaise de terre rougeâtre comme celle de la Grande-Rivière. Au pied de cette falaise on a élevé des quais et un hangar devant lequel s’arrêtent les bateaux côtiers qui transportent le sucre de la Savane au Port-Louis.

Pendant mon séjour à Souillac, il m’arriva une fois, au milieu de la nuit, d’être réveillé par un bruit de porte qui s’ouvrait tout doucement. Je vis devant moi un grand diable noir, tenant à la main une lanterne sourde ; comme je couchais dans un corps de logis séparé, et qu’il faut toujours être sur ses gardes avec les Indiens, je me mis sur mon séant et demandai à haute voix ce qu’on voulait. « Café ! monsieur, » me répondit l’apparition d’un ton bas et soumis. Ce n’était autre chose qu’un Indien qui, en effet, tenait à la main un plateau avec une tasse. — Était-il somnambule ? Que signifiait un pareil usage ? En somme, comme j’avais plutôt envie de dormir que de boire, je renvoyai assez brusquement l’infortuné Malabar, et je remis l’explication au lendemain. On m’apprit alors que les employés de l’habitation, forcés, à l’époque de la coupe des cannes, de se lever quelquefois à trois heures et demie ou quatre heures du matin, avaient l’habitude de ne pas sortir sans prendre le café ; aussi un Indien était-il chargé d’aller les réveiller, et de porter en même temps une tasse à chacun d’eux.

La principale curiosité des environs de Souillac est la cascade de la Savane. Qu’on se figure une muraille de basalte noir entièrement formée de prismes géométriques réguliers, qu’on dirait taillés par la main des hommes, et qui semblent soudés les uns aux autres comme les alvéoles d’un nid d’abeilles. L’eau en tombant est repoussée par chaque facette et rejaillit en fumée dans un bassin profond entouré de songes de tous côtés. Les feuilles de ces espèces de nénufars flottent sur l’eau sans être mouillées, et les gouttes de pluie s’y ramassent comme des globules de mercure, tandis qu’à travers leurs tiges violettes qui se penchent gracieusement sur l’eau, on voit une multitude de petits poissons aux couleurs les plus vives et aux nuances les plus variées. Les environs de la chute sont garnis de bananiers et de groupes de raffias qui contribuent, avec la fraîcheur de l’eau, à faire de ce petit coin de terre un charmant lieu de repos.

La cascade de la rivière de la Savane.

Je quittai Souillac, je franchis une rivière connue sous le nom de Bain-des-Négresses et j’arrivai à Combo, avec l’intention de voir le Grand-Bassin le lendemain.

Au point du jour, le maître de l’habitation, M. Lamarque, mit à ma disposition un grand Malabar, et un mulet nommé Jean-Baptiste, que son pied très-sûr rendit bien préférable à un cheval pour ce genre d’excursion. Cet animal n’avait qu’un défaut : c’était un trot excessivement dur qui me fatigua beaucoup. Bonne bête, du reste, et n’ayant pas ces caprices désagréables de certains coursiers des environs de Paris, qui, au moment où on s’y attend le moins, sont pris de l’envie de se frotter le dos et vous font rouler avec eux dans la poussière.

En quittant Combo, je longeai un vaste terrain appelé le Bois-Sec, dont l’aspect était tout à fait désolant ; à droite et à gauche, je ne voyais que bois desséchés et troncs d’arbres renversés. Un peu plus loin, des Indiens étaient occupés à défricher un coin de la forêt : opération qui consiste à couper les arbres, dont on brûle ensuite les troncs et les racines. La cendre qui en résulte forme une couche d’engrais, sur laquelle on plante au bout de quelque temps de jeunes pousses de cannes.

Il est curieux de remarquer que, partout où l’on a fait des percées dans les forêts, le vent, à l’époque des ouragans, détruit tous les bois qui se trouvent dans le voisinage de ces éclaircies. Ce fait s’explique d’une manière fort naturelle. Les arbres, très-rapprochés les uns des autres, tendent à s’élever pour avoir de l’air, comme des nageurs à la surface de l’eau ; et les lianes qui les soutiennent forment une masse compacte sur laquelle le vent n’a aucune prise. Ils ressemblent à ces guerriers de l’antiquité qui s’attachant les uns aux autres avec des chaînes, résistaient à tous les efforts ; mais dès qu’on faisait une trouée dans leur masse, tous étaient perdus et tombaient massacrés les uns après les autres.

Je m’enfonçai ensuite dans un petit sentier où les langousses, grandes plantes à feuilles jaunes portées sur une tige très-mince, et le tabac marron formaient un fourré si épais, que j’étais comme soulevé par ces plantes. Le sentier s’élève graduellement et les mauvais pas qui s’y succédaient à chaque instant me faisaient craindre de voir fléchir ma monture ; mais Jean-Baptiste se montra digne de sa réputation et triompha bravement de toutes les difficultés.

Ce qu’il y a de plus curieux dans ces forêts, ce sont les nombreux cas de greffe naturelle que l’on y observe. Une espèce faible, rapprochée par accident des grosses branches d’une autre espèce, y prend racine et en devient comme partie intégrante. C’est ainsi qu’on voit quelquefois un mimosa prospérer sur une branche de l’arbre de bois de natte, ou sur celui appelé bois de cannelle. Les racines pendent comme des cheveux autour de la mère branche. C’est là un phénomène qu’on ne saurait voir dans nos forêts d’Europe, où il n’est donné qu’à un petit nombre de plantes parasites, telles que le gui, de s’établir à demeure sur un arbre étranger.

Plus on avance, plus le bois se rétrécit[2] et on voit de nouveau apparaître les colophanes, près de ces immenses fougères arborescentes qui sont une des plus belles décorations des forêts tropicales. Leur tronc ligneux a des côtes comme celui du bananier, et porte à son sommet une touffe de branches recourbées gracieusement comme un panache.

Sous mes yeux se déployait une nature aussi pittoresque que sauvage : des bois à perte de vue, et des montagnes noires de l’effet le plus affreux. À chaque instant des arbrisseaux épineux me déchiraient la figure, et je tremblais de déranger quelque république de mouches jaunes, dont la piqûre est très-douloureuse et qui, dans l’état où j’étais, auraient pu me faire un très-mauvais parti.

J’arrivai bientôt à un plateau d’où le regard embrasse les plaines et les montagnes du Grand-Port ; quelques minutes après, j’étais au Grand-Bassin. — Ce réservoir, qui passe pour une des merveilles du pays, est un lac situé dans la plaine la plus élevée de l’île, à deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Il est dominé par un monticule boisé sur lequel on a planté un drapeau. De grands arbres l’entourent comme une ceinture, et au fond s’estompent légèrement dans la brume les crêtes des montagnes de la Savane.

Vue du Grand-Bassin.

Le centre du bassin est occupé par une petite île sur laquelle on a planté des vakois et des arbrisseaux, et qui ressemble de loin à une corbeille flottante. Un jardin et quelques bananiers entourent la case où habite un noir, placé là comme gardien par le gouvernement. Il n’y a pas d’oiseaux aquatiques sur le Grand-Bassin, et ses eaux ne renferment que des poissons dorés et des anguilles énormes. On prétend que ces dernières ont quelquefois dévoré des baigneurs. Les environs abondent en gibier et en singes, dont on entend de temps à autre le cri aigu et désagréable.

Le Grand-Bassin est le réservoir d’où s’échappent, dans toutes les directions, ces rivières bienfaisantes qui fournissent l’eau à tout le pays. En divers endroits, sa profondeur va jusqu’à soixante pieds ; il y en a d’autres dont la croyance populaire veut qu’on n’ait jamais pu trouver le fond. Sa circonférence est d’environ un quart de lieue, et tout porte à croire que c’est un ancien cratère ; le terrain d’alentour est entièrement bordé de laves. On s’est étonné longtemps qu’il soit toujours rempli d’eau, mais, suivant l’observation très-juste d’un voyageur, cette particularité s’explique aisément, puisqu’il est comme encaissé au milieu de montagnes bien boisées, et que des filets d’eau imperceptibles sortent de leurs bases au milieu des laves poreuses, sans parler des conduits souterrains que l’œil ne saurait découvrir. Quelques personnes ont assuré aussi qu’il suivait le mouvement des marées, ce qui aurait prouvé une communication souterraine avec la mer ; mais des expériences récentes, faites sur les lieux par MM. Liénard, ont démontré la fausseté de cette hypothèse.

Retenu quelque temps au Grand-Bassin par une pluie torrentielle, j’arrivai tout trempé à Combo, où la meute de mon hôte me fit un brillant accueil.

Un des passe-temps qu’affectionnent le plus les créoles est sans contredit la chasse au cerf, presque abandonnée en France depuis la Révolution et la division des propriétés. À Maurice, où le nombre de ces animaux est encore considérable, une chasse au cerf est une véritable partie de plaisir : on part en bande de quinze ou seize personnes, et on se rend dans un endroit de la forêt ou se trouve un Boucan, ou lieu de halte formé le plus souvent d’un simple hangar recouvert de paille ; mais les gens riches font bâtir de petits pavillons en bois, et on y reste quelquefois pendant une quinzaine à pêcher et à chasser dans les environs.

Chaque chasseur part avec un petit sac de voyage et une grosse couverture de laine, dont il s’enveloppe pendant la nuit qui, dans la forêt, est souvent très-froide. Vers quand midi, les domestiques noirs ont rabattu le cerf, tous les chasseurs courent se placer sur la ligne où il doit passer et attendent impatiemment le moment de tirer l’animal à belle portée. On tue souvent trois ou quatre cerfs par chasse, quelquefois plus ; le soir on allume un grand feu, autour duquel tout le monde se réunit et conte des histoires en fumant. Ces groupes, éclairés par la lumière qui se reflète sur le corps des cerfs suspendus aux arbres voisins, composent un tableau de l’effet le plus curieux et le plus caractéristique.


V

Gros-Bois. — Le Souffleur. — Le Pont-Naturel. — Mahébourg. — Réflexions rétrospectives. — Le combat du Grand-Port. — Chant et musique des Indiens. — Plaines Wilhems.

La route qui me conduisit de Combo au Grand-Port a été ouverte par l’armée anglaise, peu de temps après la cession de l’île ; ce fut un ouvrage pénible : il fallut pratiquer des coupures profondes dans cette partie du pays, couverte alors de bois épais et presque impénétrables.

Je ne tardai pas à entendre le bruit de la rivière des Anguilles, qui coule dans une ravine, et dont le profond montre à découvert le sol rougeâtre. Ses bords sont couverts d’arbres d’où pendent de grosses touffes de scolopendre et des bouquets de lianes qui retombent suspendus au bout de leurs cordons. On y voit aussi des fougères d’une variété infinie, dont quelques-unes, comme des feuilles détachées de leur tige, serpentent sur la pierre et tirent leur substance du roc même, tandis que d’autres s’élèvent comme un arbrisseau de mousse, surmonté d’un panache de soie. L’espèce commune qu’on trouve en Europe est ici deux fois plus grande. Cette rivière reçoit un grand nombre d’affluents, et quoique peu considérable, devient presque un torrent après les grandes pluies. Ses bords étaient animés par de nombreux groupes de lavandières noires ; après l’avoir traversé sur un beau pont, je me trouvai en face d’un poste de police ou se trouvaient deux routes, l’une allant au Port-Louis, l’autre à Mahébourg. Je suivis la route de Mahébourg, et après avoir parcouru une longue allée de filaos, je me rapprochai de la mer, et commençai à distinguer à l’horizon les montagnes du Grand-Port et de Flacq.

Une descente longue et pénible me conduisit à un pont construit sur la rivière du Poste, qui sépare le quartier de la Savane de celui du Grand-Port. Cette rivière, dont la largeur est considérable et les rives très-escarpées, se précipite avec une telle rapidité dans un lit rocailleux, qu’une personne emportée par le courant ne pourrait se sauver que très-difficilement.

Après la rivière du Poste, vient la rivière Tabac, qui doit son nom et son origine à un marais entouré d’une grande quantité de tabac marron. Il est presque toujours à sec, excepté pendant la saison des pluies. On le passe sur un pont bâti près d’un rocher d’où l’eau se précipite et forme une jolie cascade. Une fois sorti d’une allée de vakois qui se continue pendant près d’un quart d’heure, on ne remarque plus, jusqu’à Gros-Bois, que la route qui poudroie et les champs de cannes qui verdoient.

L’habitation de Gros-Bois a été nommée ainsi de la grande quantité d’arbres qui s’y trouvaient autrefois ; mais aujourd’hui ce nom est un contre-sens, car le pays n’offre plus qu’une vaste plaine nue, renommée pour le fruit appelé bibasse, qui est plus gros et plus savoureux que dans les autres parties de l’île.

Gros-Bois est administré par M. Vallet, homme aimable et bon, qui non-seulement me reçut de la façon la plus cordiale, mais me procura encore tous les moyens de voir les environs et le port de Mahébourg. Je ne puis me lasser de louer l’hospitalité des habitants de l’île Maurice, reconnue, du reste, par tous les voyageurs qui ont passé à Maurice, excepté par une femme célèbre, Mme Ida Pfeiffer[3], dont on peut dire, il est vrai, comme circonstance atténuante, qu’elle était déjà atteinte, lors de son passage dans l’île, de la maladie bilieuse dont elle devait mourir peu après.

Aux environs de Gros-Bois, vers cette partie du pays qu’on appelle le Bras de mer du Chaland, le nom de Souffleur a été donné à un énorme bloc de basalte noir, relié à peine à la terre par un petit isthme, et dont l’intérieur est perforé jusqu’au sommet par une cavité qui communique avec la mer. La base du rocher est entièrement tapissée de goëmon, recouvert incessamment par l’eau qui sort du rocher et retombe en cascades sur ses flancs. Dans les gros temps, la mer se précipitant avec force dans l’intérieur et rejaillissant en forme de jet d’eau, le fait ressembler à une énorme baleine qui se serait échouée sur le rivage. Le bruit qu’il produit s’entend de très-loin ; aussi dans le voisinage, quand le Souffleur gronde et rugit, on peut dire avec assurance que la mer est mauvaise.

Le Souffleur.

En passant devant une petite caverne, on peut monter sur le Souffleur lui-même, mais cette promenade est dangereuse. Le rocher est couvert de goëmon où le pied évite difficilement de glisser.

En côtoyant péniblement le bord de la mer, j’arrivai à une autre curiosité non moins intéressante qu’on appelle le Pont-Naturel, et qui ressemble à un véritable pont avec une pile et deux arches, sous lesquelles la mer s’engouffre avec furie et retombe en forme blanchâtre. Le rocher qui forme pile et soutient les deux arches est continuellement miné par la mer ; un jour, il s’écroulera et ne laissera à sa place qu’une large échancrure. On m’a dit qu’un Anglais l’avait traversé à cheval, mais je crois qu’on ne recommencerait pas impunément une pareille expérience.

Le Pont-Naturel.

Près du Pont-Naturel, je remarquai un autre genre de Souffleur, caché au fond d’une excavation souterraine où le vent s’engouffre. Je pus l’observer en me mettant à genoux et en approchant mon oreille de la terre. L’Indien qui m’accompagnait n’osait point m’imiter, et comme je lui en demandais la raison, il me dit que ce bruit venait du diable.

Quelques jours après, M. Vallet me conduisit à Mahébourg, que je n’avais pas encore visitée. Mahébourg, fondée en 1805 par le général Decaen, est magnifiquement située sur le côté sud d’une pittoresque rangée de montagnes basaltiques, et au bord d’une baie profonde où viennent se jeter deux belles rivières. Elle possède des magasins bien approvisionnés, et quelques belles maisons, mais beaucoup de ces dernières sont comme en ruine et ressemblent à certaines habitations du Camp créole. La baie du Grand-Port fait face à la ville et son entrée est défendue par une batterie dont les feux, en cas d’attaque, pourraient se croiser avec une autre située vis-à-vis, sur la montagne du Lion, qui, de même que son homonyme du cap de Bonne-Espérance, doit son nom à sa vague ressemblance avec un lion couché. À gauche s’étendent les ruines du vieux Grand-Port, et c’est sur ce point que les Hollandais ont débarqué quand ils prirent possession de l’île en 1598. Ils fixèrent à un arbre une planche portant les armes des Provinces-Unies, avec ces mots : Christianos reformandos, et appelèrent l’île Maritius, en l’honneur du prince Maurice de Nassau. Ils furent les premiers à s’y établir ; les Portugais, qui les avaient précédés, s’étaient bornés à en déterminer la position.

Les Hollandais ne trouvèrent aucune trace d’êtres vivants, et remarquèrent seulement d’énormes tortues et des oiseaux dont l’espèce est entièrement perdue, et qu’ils appelèrent walk vogel (oiseau dégoûtant), à cause de la mauvaise odeur qu’ils répandaient[4]. Les Hollandais occupèrent l’île jusqu’en 1712, époque à laquelle ils l’abandonnèrent définitivement pour se concentrer dans leur colonie du cap de Bonne-Espérance. En 1715, M. Dufresne en prit possession au nom du gouvernement français, et en 1721, M. du Fougeray lui donna le nom d’île de France. À partir de ce moment, elle appartint à la Compagnie des Indes, et en 1767, elle fut rétrocédée au roi, qui la fit administrer par des gouverneurs, dont le plus éminent fut Mahé de la Bourdonnais. Pendant la Révolution, des assemblées coloniales gouvernèrent librement le pays ; mais en 1810, elle fut obligée de capituler devant des forces écrasantes. Les traités de 1814 et 1815 en confirmèrent la possession aux Anglais, et depuis cette époque ils sont restés maîtres de cette colonie, à laquelle ils ont donné de nouveau le nom de Maritius.

Mahébourg possède une rade et un port magnifique, et dans ce moment les Anglais travaillent activement à en faire une position militaire importante.

La rade est fermée par une ligne de brisants à fleur d’eau, et par l’île de la Passe. On ne peut parler de cette île sans se rappeler le mémorable combat du Grand-Port, qui fut si fatal aux Anglais au début de leur attaque.

Le 30 août 1810, une division navale, sous les ordres du commandant Duperré, parut en vue de l’île de France, et, trompée par les signaux des Anglais, s’engagea dans la passe qui mène au Grand-Port. Pendant trois jours, les navires la Minerve, la Bellone et le Victor luttèrent victorieusement contre une division anglaise, composée du Syrius, de la Néréide, de l’Iphigénie et de la Magicienne. Durant le combat, les habitants du quartier qui étaient groupés sur les collines environnantes, formant un grand et vaste cirque, suivirent avec anxiété toutes les péripéties de ce drame naval, qui se termina par la destruction complète de la division anglaise.

Malheureusement, les Anglais devaient prendre une terrible revanche trois mois après.

Je fus reçus à Beau-Vallon, la propriété la plus considérable du Grand-Port, par M. Alfred de Rochecouste, qui y possédait anciennement un magnifique château, détruit, dit-on, par la malveillance. Les Indiens qui gardaient la propriété furent éloignés sous un prétexte quelconque ; et, sans un fusil qui, en partant, réveilla tout le monde, les membres de cette famille auraient succombé jusqu’au dernier. Il ne reste plus maintenant qu’un grand carré de terrain couvert de cendres et de morceaux de fer noircis et tordus par le feu, de la magnifique résidence où M. de Rochecouste, de concert avec ses voisins, accueillaient avec une telle libéralité les personnes attirées dans cette partie du pays par la curiosité ou leurs affaires, qu’un industriel ayant voulu installer un hôtel à Mahébourg, fut obligé de le fermer au bout de quelque temps, parce qu’à l’arrivée de toutes les voitures, M. de Rochecouste et plusieurs autres habitants allaient au-devant d’elles et se partageaient les voyageurs.

Vue du Grand-Port, près de Mahébourg.

La rivière la Chaux, qui traverse Beau-Vallon, est garnie de badamiers et de songes. De même que la rivière Sud-Est, à Flacq, elle se divise en bassins à l’époque de la sécheresse, et on y pêche de très-beaux gouramiers, fort bon poisson importé à Batavia. Après les grandes pluies, la quantité de bois entraîné par les rivières la Chaux et des Créoles est si grande qu’elle cause des dommages considérables, et qu’une fois, une portion du bord de Beau-Vallon ayant été minée par le courant, s’écroula, et une maison fut emportée vers la mer. En 1818, un coup de vent des plus violents enleva sur la rivière des Créoles un pont dont on voit encore les restes à l’endroit appelé le Pont-Cassé.

La végétation de ce côté de l’île a beaucoup de rapport avec celle de Madagascar, et le ravenal (mania spectosa) y pousse presque partout.

Cet arbre atteint jusqu’à trente pieds de haut. Son sommet est couronné d’un groupe de branches en forme d’éventail. Le tronc est d’une substance cellulaire douce, les fleurs sont blanches, et les fruits, qui ont la forme d’une petite banane, sont secs et on ne peut les manger. On lui a donné aussi le nom d’arbre du voyageur, parce qu’en pratiquant une incision dans l’endroit où naissent ses branches, il en coule beaucoup d’eau. Il nous a paru que, pour s’expliquer ce bienfait naturel, il suffisait de remarquer comment se forment, dans les embranchements, des cavités où l’eau de pluie séjourne ainsi que dans un véritable réservoir.

J’ai goûté plusieurs fois de cette eau et l’ai toujours trouvée très-mauvaise, par suite sans doute des parties végétales qui s’y étaient mélangées.

On trouve encore dans cette partie du pays une espèce de cannelle qui forme de jolis buissons sur le bord des bois, et une petite plante, la sensitive, qui, comme on sait, dès qu’on la touche se referme sur elle-même. Un peu plus loin, sur la magnifique propriété de Ferney, on voit l’embouchure de la rivière Champagne encombrée d’énormes mangliers. Cet arbre croît généralement près de la mer ; ses branches et ses racines serpentent sur le sable, et s’y entrelacent de telle sorte qu’il est impossible d’y débarquer. Son bois rouge donne une mauvaise teinture.

Un soir, j’entendis à Beau-Vallon un noir jouer d’un petit instrument qu’il faisait vibrer dans sa bouche : ce fut la seule fois que j’eus occasion d’entendre la musique des Mozambiques, qui autrefois chantaient et dansaient souvent au son du bobre[5] et du tam-tam[6]. La musique du Malgache est mélancolique, sa danse est grave, sérieuse, et son instrument favori, le marrow-vané (harpe malgache), le rend triste en lui rappelant les souvenirs de son enfance. Ce marrow-vané est une lyre cylindrique dont les cordes, au nombre de sept ou huit, sont distribuées autour d’un tronçon ou d’une petite colonne de bambou ; elles sont formées de filets d’écorce, détachés du cylindre lui-même et tendus par des chevalets placés près des nœuds qui sont à l’un et à l’autre bout. Quant aux Indiens, ils chantent plutôt dans la douleur que dans la joie. On ne voit plus, quand la nuit tombe, ces groupes de noirs qui se réunissaient autour d’un grand feu et qui, dans l’intervalle de leurs danses et de leurs gambades les plus pittoresques, écoutaient en silence quelque histoire d’homme assassiné, dont le gniang revenait tous les sous, et dont on ne pouvait se préserver qu’en portant des grigris. Maintenant, si on entre dans la case d’un Indien, on ne voit que des murs sales, des vêtements déguenillés, et au milieu un tas de cendres qui indique l’endroit où il fait cuire sa nourriture. Point de musique, point de gaieté ; l’Indien est d’une nature sombre et il est généralement peu communicatif. Il vit là dans la compagnie de sa femme et de quelques animaux qui grouillent autour de lui ; parfaitement à l’aise au milieu d’une odeur insupportable qui vous prend à la gorge et vous force bientôt à sortir de la case.

Avant de quitter le Grand-Port, notons, d’après M. d’Unienville, que les excavations artificielles qui s’y trouvent démontrent avec certitude un grand bouleversement occasionné par des feux souterrains. Plusieurs de ces excavations, telles que le trou Fanchon et le trou Magnien, communiquent, dit-on, avec la mer. On a tenté d’étudier les voûtes des souterrains et les communications de ces trous ; mais ces essais n’ont pas pu donner de résultats satisfaisants, le manque d’air ayant fait éteindre les lumières à une certaine distance. M. Charron a passé vingt-quatre heures dans le labyrinthe de ces cavernes et s’est trouvé fort heureux de retrouver l’ouverture par laquelle il était descendu, et qui peut avoir une vingtaine de pieds de profondeur.

La route de Beau-Vallon au Port-Louis traverse d’abord les plaines Magnien, où se trouve le village de ce nom. Plus loin, près du Hangar, qui est la dernière habitation en revenant de Mahébourg, on rencontre à gauche du chemin une jolie petite cascade sous laquelle est creusée une charmante piscine naturelle. Les bords en sont couverts de menthe qu’on y a plantée autrefois et qui s’est répandue maintenant de tous les côtés. Les fougères arborescentes sont aussi très-nombreuses dans ce quartier, et leurs feuilles d’un vert pâle, formant de véritables parasols de feuillage, donnent au paysage un caractère très-original. Leurs troncs, d’une couleur noire et dont quelques-uns acquièrent jusqu’à vingt-cinq pieds d’élévation, ont peu de ténacité ; mais comme ils ne sont pas attaqués par les insectes, on les emploie souvent comme palissades.

Le terrain, qui s’élève graduellement à partir de Mahébourg, forme une éminence haute de deux mille pieds au-dessus de la mer, d’où l’on aperçoit une grande partie de l’île, se déroulant au loin avec son immense nappe de champs de cannes.

À droite et à gauche, la route est couverte de bois et bordée de huttes où vivent des charbonniers et des bûcherons. Ces gens sont bien rétribués pour leur travail, et rien de plus juste, car, l’atmosphère étant toujours humide dans cette partie de l’île, leur métier est des plus pénibles. Durant la saison sèche, ils se nourrissent de tandrecs[7] et de singes ; ils sont très-friands de la chair de ces derniers animaux, ainsi que des moutoucks[8] et des larves de mouches jaunes ; pendant tout le temps des pluies, ils vivent de poissons.

En descendant du point culminant de cette montée, on arrive près de l’ancienne route du Grand-Port, et en marchant à droite pendant un quart de lieue on entend le bruit d’un moulin à scier que met en mouvement une branche de la rivière des Créoles.

Le sol des plaines Wilhems, que je dus traverser pour rentrer au Port-Louis, est bien plus beau que celui du Grand-Port ; la verdure y est plus luxuriante et la température plus douce : aussi y trouve-t-on un grand nombre de maisons de campagne, et c’est le lieu choisi par les habitants riches pour passer agréablement les mois caniculaires de décembre, janvier, février et mars.

Les plaines Wilhems.


VI

Moka. — L’ascension du Pouce. — Le Réduit. — Le canton des Vakois.

Pour explorer le quartier de Moka que je ne connaissais pas encore, je résolus d’abandonner les grandes routes et de faire l’ascension du Pouce. Je partis de grand matin avec deux compagnons, et me rendis au delà du monument Malartic dans ce qu’on appelle l’enfoncement du Pouce, vaste cirque dont les rochers d’une lave très-dure ont quelque analogie avec les gradins d’un amphithéâtre. Le chemin, assez doux d’abord, devient ensuite très-escarpé, et la marche est de plus en plus fatigante jusqu’au sommet de la montagne. Quoiqu’on soit protégé contre le vent par une haie d’arbustes et quelques arbres de forêt, on arrive avec plaisir sur un immense plateau dont le centre est occupé par un mamelon isolé, ressemblant à un pouce et couvert de bois qu’habitent un grand nombre de singes. De ce point la vue s’étend de tous les côtés et embrasse une grande partie de l’île : on aperçoit à gauche le canton des Pailles, la petite rivière Moka, et les plaines Wilhems ; à droite les Pamplemousses, la baie du Tombeau ; et au bas de la ville, la rade, les navires ressemblant à des coques de noix, et le champ de Mars pareil a un châle vert. Un ruisseau limpide coule sur le plateau du Pouce, et répand tout autour une fraîcheur qui invite beaucoup de créoles à y venir passer le dimanche. D’ordinaire, ils partent le matin avec des provisions de bouche nécessaires, et l’herbe du voisinage est la table improvisée sur laquelle on sert le déjeuner.

Un sentier assez roide qui descend du côté de Moka est pavé de pierres provenant des rochers qu’on a été obligé de faire sauter par la mine. Ce chemin a été taillé dans le roc par les Français, dans l’intention d’ouvrir des communications plus promptes avec le côté opposé de l’île. Je remarque çà et là de très-grands figuiers, dont les branches, semblables à des lianes, forment des buissons épais, et dont l’écorce, quand on la perce avec un couteau, rend un suc blanc et laiteux.

En sortant des bois, nous traversons la jolie rivière de Moka, garnie de jamlongues au feuillage argenté, et nous continuons, à travers une allée de vakois, jusqu’à l’endroit appelé Crève-Cœur. Arrivés là, nous gravissons un des côtés de la montagne de Pieter-Boot, qui se présente comme un immense pain de sucre (un coutelier, natif d’Auxonne, Pierre Peuthé, arbora un drapeau au sommet en 1690) ; puis nous nous arrêtons pour contempler toute la partie nord de l’île qui se dessine à nos pieds comme un vaste panorama. Dans la plaine à notre droite se détachent deux pitons coniques appelés les Deux-Mamelles de Crève-Cœur.

Les Deux-Mamelles.

Après avoir visité la jolie église de Moka, bâtie près d’une petite rivière très-encaissée, je quitte mes deux compagnons et je me rends à cheval dans le canton des Vakois.

Je rentre dans le quartier des plaines Wilhems, et la route me conduit d’abord près du Réduit, qui est la maison de campagne des gouverneurs de l’île. C’est une charmante habitation précédée d’une pelouse sur laquelle un multipliant étend ses branches, et entourée de jardins arrangés avec un goût tout à fait artistique. Cette habitation (choisie en 1750 par M. David, successeur de la Bourdonnais) est située sur une espèce de promontoire formé par la réunion des rivières de Moka et des plaines Wilhems. Sur un de ses côtés se forme la belle cascade dite du Réduit, encadrée par une bordure de songes et d’arbres touffus, qui se précipite dans un lit profond et rocailleux. Un petit sentier permet de descendre jusqu’au bas de cette cascade ; mais c’est un véritable casse-cou : il est préférable de la voir du côté opposé au Réduit.

Le canton des Vakois (ainsi appelé parce que cette plante y croissait autrefois en abondance) se présente comme un immense plateau déprimé au sud-est, et s’élève de mille deux cents pieds à peu près au-dessus du niveau de la mer. Le sol, à cette hauteur, ne produit de bonnes cannes que s’il est engraissé avec le guano, mais en revanche, les légumes d’Europe y viennent très-bien et sont des meilleurs.

Cette partie de l’île, autrefois très-boisée, n’est plus ombragée maintenant que par quelques belles forêts arrosées par plusieurs rivières, dont les principales prennent leur source dans la mare aux Vakois, lac bourbeux dont la profondeur varie de vingt pieds à quelques pouces à peine. Il faut être très-prudent si l’on y va sans guide, car il y a des trous fort dangereux ; dans un d’entre eux, un des gouverneurs de l’île, sir Higginson, faillit périr avec sa fille.

Ce qui m’attirait surtout aux Vakois, c’est la Fenêtre, large vallée formée par les montagnes de Terre-Rouge, du Tamarin et des Trois-Mamelles, et qui se prolonge jusqu’à la mer après avoir traversé les riantes campagnes des plaines Saint-Pierre. Ces montagnes se sont comme séparées et ont formé une sombre tranchée, où s’enfonce la rivière du Tamarin, tombant dans son cours en cascades, qu’on aperçoit au nombre de sept. Dans la saison des pluies on en compte jusqu’à vingt-neuf. Des deux côtés, des baies et des lianes de différentes nuances s’harmonisent avec les teintes sombres des rochers, et l’ensemble imposant des montagnes fait de cet endroit un des plus beaux sites de l’île Maurice.


VII

La population indienne à Maurice. — Mœurs et cérémonies religieuses. — Les Pamplemousses. — Un personnage historique. — Le naufrage du Saint-Géran : le roman et la réalité. — Les sucreries.

J’avais parcouru, dans mes dernières excursions, le centre et toute la partie sud de l’île. La partie nord était la seule que je ne connaissais pas. Je coupai ce voyage en deux, et me mis en route d’abord pour l’habitation de Mont-Choisy et la Grande-Baie. Je quittai le Port-Louis du côté du Camp Malabar, qui ressemble à une petite ville de Golconde ou de Mysore, et est habité par une population d’ouvriers laborieux et d’honnêtes commerçants dont plusieurs ont beaucoup d’aisance.

Tout y rappelle les usages, le costume et le caractère asiatiques. Le dimanche, on y voit les femmes malabares[9] dans leur plus grande parure : elles se chargent les doigts des pieds et des mains de beaux anneaux en cuivre, elles suspendent à la narine gauche et aux oreilles des boucles ornées de petits coquillages. Elles se couvrent d’un voile ou châle qui tombe jusqu’aux pieds. Il n’y en a pas un grand nombre de jolies, mais en général elles ont beaucoup d’expression et de mobilité dans la physionomie ; on finit par s’habituer à leur teint olivâtre. Çà et là, les Indiens se réunissent en groupes animés, et fument le gourgouri (espèce de houka, formé par une noix de coco où se trouve de l’eau à travers laquelle passe la fumée qu’on respire par un petit tube). Les boutiques du Camp Malabar rappellent le Temple de Paris ; on y trouve toute espèce de vieux habits, des mouchoirs et des foulards dont les couleurs bariolées forment l’aspect le plus pittoresque.

Les Indiens célèbrent solennellement tous les ans dans ce camp une grande fête à laquelle ils attachent beaucoup d’importance, et ils en font les préparatifs longtemps à l’avance. Ils fabriquent avec du bambou une grande pagode élevée de plusieurs étages et surmontée d’une boule semblable à celles des églises russes, puis la décorent avec des papiers de toutes les couleurs : c’est ce qu’ils appellent le ghoun. Cette cérémonie, nommée le Yamsé, dure onze jours.

Vue de la montagne des Bambous.

Les Malabars mahométans sont de la secte des schias, comme les Persans et les musulmans de l’Inde. Ils regardent Ali comme le seul légitime successeur de Mahomet, et ont en horreur les trois califes Aboubekre, Othman et Omar. Tous les ans, à la pleine lune de mars, ils célèbrent la mort funeste d’Hoceïn, second fils d’Ali, lequel fut tué à la bataille de Kerbéla en défendant les droits de son père ; et la manière dont ils témoignent leur douleur se rapproche beaucoup des cérémonies qui se pratiquent à Ispahan. Les Malabars, comme les autres schias, font précéder la cérémonie de dix jours de jeunes et d’expiations ; et le jour de la pleine lune ils se rendent dans leur ghoun, où se trouve le cénotaphe d’Hoceïn. Ils font une procession solennelle. Le cortége est ouvert par des hommes qui ont les bras et la figure barbouillés de diverses couleurs, et qui, armés d’épées et de sabres, sautent en criant : Yamsé ! yamsé ! (Ce mot paraît être une corruption du nom d’Hoceïn, précédé de l’interjection Ya qui signifie ho !) Un de ces fanatiques tient à la main un sabre nu qu’il agite en tous sens, et figurant le fatal cimeterre qui termina les jours du fils d’Ali. Ils font aussi des combats simulés, qui deviennent souvent sérieux, car les schias s’imaginent que quiconque perd la vie dans une circonstance pareille va droit au ciel. Jusqu’ici, cette solennité est semblable à celle des Persans ; mais les Malabars y ajoutent une autre cérémonie qui paraît difficile à concevoir et qu’ils ne peuvent expliquer eux-mêmes. Le cénotaphe contient, au lieu du corps sanglant d’Hoceïn, un cochon de lait vivant. Lorsqu’on a couru pendant toute la nuit, on va le lendemain en grande pompe jeter le tout à la mer dans l’endroit où on a fait les ablutions au commencement, et on jette aussi le surplus de l’argent quêté dans la ville et les environs pour les besoins de la fête. On s’arrange toujours pour conserver une petite somme destinée à cette offrande. Du reste, les Indiens exécutent ces cérémonies presque sans les comprendre, et ils ont altéré par une foule de traditions et d’idolâtries le culte que leur avaient transmis les Persans.

Après le Camp malabar disparaissent les lignes des anciennes fortifications de la ville. À droite, s’ouvre la vallée des Prêtres qui, dans le principe, fut assignée au clergé de l’île pour son entretien ; comme c’est là que Bernardin de Saint-Pierre a placé la résidence de Paul et Virginie, on ne peut se dispenser d’y faire une excursion. En remontant les bords pittoresques de la rivière des Lataniers, dont la source se cache au pied du Pieter-Boot, on rencontre les grands rochers, près desquels, suivant le romancier, s’élevaient les cabanes de Marguerite et de Mme de la Tour. Voici plus haut le passage de la montagne Longue, où Paul et Virginie allaient au-devant de leurs mères lorsqu’elles revenaient de l’église des Pamplemousses ; la description de ce lieu consacré serait encore exacte, si l’on n’avait pas détruit ces palmistes dont on voyait les longues flèches toujours balancées par les vents.

Une demi-heure après ma sortie du Port-Louis, j’étais sur les bords de la baie du Tombeau, qui est garantie à son embouchure par une barre de sable. Tenté par la tranquillité de ses eaux et la beauté du paysage environnant, je fis une charmante promenade en bateau le long de ses rives, qui sont égayées par un petit moulin à eau et de jolis groupes de cocotiers. Il se fait de ces côtés un grand commerce de pierres ; on en tire la majeure partie du lest dont on a besoin au Port-Louis.

À peu près à deux milles au nord, je fis une halte près de la baie de l’Arsenal, et descendis visiter une magnifique guildiverie, où un employé obligeant m’expliqua les procédés de la fabrication du rhum. C’est ici que, dans les premiers temps de l’établissement, furent élevés les manufactures et les dépôts de fournitures appelés Arsenal. La côte de cette partie de l’île est parsemée, sur plusieurs points, de larges lits de corail ; on creuse aujourd’hui ces dépôts, qui sont probablement les restes d’anciens récifs, pour en extraire de la chaux ; prise dans ces endroits, elle est moins affectée par l’humidité que celle qu’on tire du corail frais. Dans les mois de juillet et d’août, on voit souvent des baleines se promener près des récifs.

De cette baie à la propriété de Mont-Choisy, la route est d’une uniformité désespérante ; le sol est tellement couvert de pierres, que ça et là on est obligé de les réunir en tas pour déblayer le terrain et planter des cannes. J e trouvai à Mont-Choisy M. Lambert, alors simple administrateur de cette belle propriété, et qui y attendait philosophiquement le décès de la vieille reine Ranavalo-Maudjaka. On sait qu’il est maintenant duc d’Emyre et ambassadeur de Radama, roi de Madagascar. Il avait pour compagnon dans cette retraite un prince malgache, dont la mère possédait soixante lieues de côtes et qui sans doute l’a suivi dans sa nouvelle fortune.

Je profitai de mon séjour à Mont-Choisy pour aller visiter la Grande-Baie, dont les bords sont couverts de sable blanc et d’un beau gazon vert. Cette baie est habitée par une population de pêcheurs qui réunissent en paquet les tiges du batratan (batatras maritima, plante de la famille des convolvuloïdes), les jettent en mer et s’en servent comme de filets pour pêcher. Dans l’histoire de la colonie, cette baie demeurera célèbre comme étant le lieu où débarqua en 1810 l’armée anglaise qui s’empara de l’île de France.

De Mont-Choisy je revins en ville, et un mois plus tard je me rendis à Flacq, en passant par le Mapou et par toute la côte nord-est. Je vis d’abord Saint-Antoine, l’habitation de M. de Chazal, qui a souvent donné abri aux naufragés et généreusement subvenu à leurs besoins ; et a peu de distance l’île d’Ambre, rendue à jamais célèbre par la perte du Saint-Géran.

Vue de la grande baie Mapou. — Dessin de M. Erny d’après nature.

Ce naufrage était fait pour donner à Bernardin de Saint-Pierre l’idée d’une relation intéressante ; le fond de vérité de ce malheureux événement lui fut aussi utile pour son roman, que la rencontre qu’il fit dans les faubourgs de Paris de deux charmants enfants se servant d’une robe comme d’un parapluie. À l’égard du Saint-Géran, les procès-verbaux des officiers échappés au naufrage constatent que ce navire, commandé par le capitaine de la Marre, partit de Lorient le 24 mars 1744, et, après avoir relâché à Gorée, arriva le 17 août en vue de l’île de France, où il toucha sur des récifs, à une lieue de la côte et à égale distance de l’île d’Ambre. La mer, qui est très-clapoteuse dans cette partie, poussa le navire avec violence sur les brisants, et bientôt après les mâts se brisèrent et la quille se rompit dans son milieu. En ce moment, M. de la Marre fit donner la bénédiction et l’absolution générale par l’aumônier, qui chanta l’Ave maris stella. Un grand nombre d’hommes se jetèrent à la mer sur des planches, des vergues, des avirons ; mais entraînés par les courants, battus et submergés par les vagues, ils furent presque tous engloutis. Le marinier Caret, qui essaya de sauver M. de la Marre, lui conseilla plusieurs fois de quitter ses vêtements ; mais celui-ci refusa en disant qu’il ne convenait pas à la dignité de son état d’arriver tout nu sur le rivage. Caret nagea longtemps à travers les courants traînant après lui la planche sur laquelle s’était placé son capitaine ; mais ce dernier ayant rencontré un radeau chargé de monde, crut qu’il y serait plus en sûreté et quitta son intrépide marin. Celui-ci, obligé de plonger un instant pour éviter un choc, ne vit plus personne auprès de lui quand il reparut sur l’eau ; dans ce moment M. de la Marre avait péri avec toutes les personnes qui se trouvaient sur le radeau. Il y avait à bord deux jeunes personnes, Mlle Mallet qui était sur le gaillard d’arrière avec M. de Péramon, et Mlle Caillou qui se tenait sur le gaillard d’avant avec le lieutenant de Montandre, dont l’amour avait mérité sa main et qui devait l’épouser à son arrivée à l’île de France. Ce jeune homme, aussi agité que son amante paraissait calme et résignée, s’occupait de faire un radeau pour sauver celle dont la vie lui était mille fois plus chère que la sienne. On le vit à genoux la supplier de descendre avec lui sur le radeau, d’ôter une partie de ses vêtements ; elle rejeta toutes ses prières, et son regard lui fit sentir que toutes ses sollicitations seraient inutiles ; elle lui tendit la main en témoignage d’amour et de reconnaissance. Montandre tira alors de son portefeuille une boucle de cheveux qu’elle lui avait donnée, y porta plusieurs fois les lèvres avec transport, le plaça sur son cœur et attendit à côté de sa fiancée la fin de cette scène de désespoir. Voilà le fond du drame de Paul et Virginie.

Un peu au sud de cette île s’élève le village de la Poudre-d’Or, qui possède une jolie église, des casernes, et un petit port d’où on expédie au Port-Louis tous les sucres des environs. C’est aux Hollandais que l’île doit ses premières plantations de cannes qu’ils importèrent de Batavia. Cette culture est devenue la principale branche de revenus de l’île Maurice et la base de son commerce avec l’Europe. Le sucre qu’on tirait de ce roseau n’était alors soumis à aucune préparation : après l’avoir fait légèrement fermenter, on s’en servait pour tenir lieu des liqueurs spiritueuses dont la colonie était privée. M. de la Bourdonnais éleva plusieurs sucreries qui, en 1760, produisaient un revenu de six mille livres à la compagnie ; c’est en souvenir de son administration que son nom a été donné à une des plus belles propriétés de l’île. Maintenant, sur cent vingt-sept mille cinquante-six arpents de terre cultivés, cent dix-huit mille deux cent quatre-vingt-quatre sont affectés aux plantations de cannes ; grâce à l’immigration indienne, la production a plus que triplé depuis l’abolition de l’esclavage. L’île est divisée en un grand nombre de propriétés, qui présentent presque toutes le même aspect.

Une sucrerie.

Au centre de champs de cannes plus ou moins étendus s’élève l’usine, grand bâtiment à arcades, recouvert d’un toit en fer-blanc peint, et tout auprès, la jolie maison de bois entourée de verdure, où le planteur vit indépendant avec sa femme et ses enfants. Plus loin, deux ou trois rangées de cases en terre, recouvertes de paille, forment ce qu’on appelle le Camp : c’est là que réside la nombreuse population d’Indiens au service du planteur. L’Indien est sale et paresseux ; il cherche tous les prétextes possibles pour ne pas aller aux champs et se dit souvent malade pour rester dans sa case. Alors, pour le forcer à travailler on le menace… de ce qu’aime tant le Malade imaginaire ; car l’Indien est l’antipode de M. Purgon, et il est rare qu’il ne se rende pas à cet argument. Il ne tient pas au sol : dès qu’il a réuni un petit pécule, c’est pour retourner dans son pays le plus tôt possible. L’Indienne, qui parfois a de jolis traits, se gâte complètement la bouche en mâchant la feuille du bétel, qu’elle mélange avec de la chaux et de la noix d’arac.

Revenons au planteur. Il est non-seulement cultivateur, mais aussi fabricant, et chaque année il transforme en sucre le jus de la canne. Ce roseau arrive à sa maturité vers le mois de juillet ; alors la coupe commence. Les Indiens, qui partout ont remplacé les noirs dans le travail des propriétés, se répandent dans les champs, coupent la canne par le pied, et la chargent sur des charrettes qui se dirigent ensuite vers la sucrerie. Là, on prend la canne par faisceaux et on la précipite entre les cylindres du moulin, qui la broient et lui font rendre une eau jaunâtre appelée vesou. Ce liquide descend dans de grandes chaudières, d’où s’échappent des flots de vapeur, et autour desquelles un grand nombre d’Indiens travaillent sans relâche. Les uns, armés d’immenses cuillers en cuivre, font passer le jus de la canne d’une chaudière dans une autre, suivant le degré de cuisson. D’autres, au moyen d’un instrument en bois qui a la forme d’un couteau, enlèvent une écume épaisse sur la surface du liquide en ébullition. Le vesou changé en sirop passe ensuite dans des vides où il se cristallise ; et au sortir de là, les cristaux sont séchés dans d’immenses toupies, appelées turbines, qui terminent la fabrication.

La coupe est finie d’ordinaire dans les derniers jours du mois de décembre. L’attention du planteur se porte sur les champs où les cannes nouvellement plantées réclament tous ses soins. Chétives comme tout ce qui vient de naître, elles sont en outre exposées à un ennemi redoutable, le borer, insecte qui les attaque au cœur et les fait mourir, comme en France l’oïdium détruit la vigne. D’abord chenille, puis papillon, le borer constitue un véritable fléau contre lequel les habitants de l’île luttent avec persévérance ; on ne peut se figurer les ravages de cet insecte qu’après les avoir vus. La canne est transpercée dans toute sa longueur, et sa chair, tendre et aqueuse à l’état normal, prend la consistance du bois. Pour conjurer ce fléau, on propose l’introduction d’oiseaux insectivores ; en attendant, ce sont des bandes d’Indiens que l’on emploie a détruire le borer. Ils veillent sur la canne pendant sa croissance, et cherchent les œufs de l’insecte et l’insecte lui-même. Les quartiers des Pamplemousses, de Flacq et de la rivière du Rempart sont beaucoup plus atteints par le borer que ceux de la rivière Noire, de la Savane et du Grand-Port : il est à craindre que les ravages de cet insecte ne forcent un jour à abandonner la culture de la canne, comme cela est arrivé à l’île de Ceylan.

Après avoir visité les plantations de la rivière du Rempart et du quartier de Flacq ; après avoir usé et abusé de la bienveillance de leurs habitants, je repris la route des Pamplemousses. Le village de ce nom a été immortalisé par le roman de Bernardin de Saint-Pierre ; et pour donner un corps à la fiction, on y a élevé deux petits monuments ombragés de bambous. Il s’est trouvé des gens qui en ont enlevé des morceaux, et cette profanation puérile blesse presque autant l’imagination que celle des touristes sans scrupule qui ont détruit tant de sculptures et de monuments de l’Égypte et de la Grèce.

Toute la partie du pays comprise entre les Pamplemousses et la mer souffre terriblement du borer, et encore plus d’une herbe introduite il y a une quinzaine d’années, et qu’on appelle herbe cailli ou caille. C’est la plus grande peste dont puissent être affligées les cannes, car les graines de cette plante étant portées de tous côtés par le vent, il est très-difficile d’en préserver les champs.

Une route à droite de celle des Pamplemousses conduit par un pont en pierre à l’établissement appelé les Moulins à poudre. Vers l’année 1774, il y existait une manufacture de poudre, mais à cette époque une terrible explosion détruisit une partie de l’édifice, qui sert maintenant de prison. Dans une petite plaine, voisine des Pamplemousses, repose Éylapola, prince cingalais, qui fut banni à Maurice, non pour s’être révolté contre les Anglais, car il les aimait beaucoup, mais parce que la politique ombrageuse du gouvernement britannique redoutait sa popularité. On lui donnait une pension et la liberté de circuler partout. Il était très-estimé et reçu par les citoyens les plus honorables.

La grande rivière.

Des Pamplemousses au Port-Louis, je ne rencontrai d’intéressant que la jolie rivière des Calebasses, et je m’arrêtai quelque temps à contempler les songes caraïbes, de six à sept pieds de haut, qui bordent ce cours d’eau à quelques pas de la route. Bientôt j’atteignis la Terre-Rouge, passai devant l’habitation du Hochet, et rentrai en ville par le champ malabar et la rue de Paris.

J’étais arrivé au terme de mon voyage. Il ne me reste plus qu’à remercier toutes les personnes qui m’ont facilité le parcours et l’étude de leur belle île. Puissent-elles trouver dans ces lignes une preuve que le souvenir de leur cordialité et de leurs services ne s’est pas effacé de la mémoire de leur hôte d’un jour.

Alfred Erny.



  1. Suite. — Toutes les planches de cette livraison, sauf celle de la page 139, ont été dessinées par M. Karl Girardet, d’après les croquis et les aquarelles de M. A. Erny.
  2. Anciennement, dans ces grands bois, vivait une race de chiens marrons, qui, passés entièrement à l’état sauvage, chassaient le cerf et même l’homme. Ces animaux ont totalement disparu.
  3. Voy. t. IV, p. 305 à 320.
  4. Ces oiseaux (drontes de Buffon et de Cuvier) étaient aussi grands que des cygnes, avec la tête grosse et bizarrement coiffée d’une peau semblable à un capuchon. Ils étaient couverts de petites plumes grises, n’avaient point d’ailes, mais seulement des ailerons formés de trois ou quatre plumes noires, et au lieu de queue, ils avaient quatre ou cinq plumes grisâtres et frisées.
  5. Le bobre est une espèce de guitare à une corde, tendue par un arc attaché à une calebasse.
  6. Le tam-tam est une sorte de tambour qu’on fait résonner avec les mains.
  7. Le tandrec est l’erinaceus caudatus de Buffon ; c’est un petit animal qui ressemble un peu à la taupe.
  8. Espèces d’insectes qui rongent l’intérieur des arbres.
  9. Aux îles Maurice et Bourbon, on appelle généralement Malabars tous les Indiens, de quelque partie de l’Inde qu’ils soient.