Séjour à l’île de Maurice (île de France)/01

Première livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 113-128).
Première livraison

Le Port-Louis, vu du large.


SÉJOUR À L’ÎLE DE MAURICE

(ÎLE DE FRANCE)


PAR M. ALFRED ERNY.
1860-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[1].


I

Port-Louis. — Aspect général. — Types étrangers. — Les créoles. — Le bazar. — Les docks. — Les cimetières. — Le général de Malartic. — Les courses de chevaux et la saison des bals. — Détails de mœurs.

Il y a dix ans à peine, il fallait, pour aller de France à Maurice, naviguer pendant près de trois mois sur un bâtiment à voiles qui relâchait à Sainte-Hélène et au cap de Bonne-Espérance. Aujourd’hui, on s’embarque à Marseille sur un bateau à vapeur de la Compagnie péninsulaire et orientale : six à sept jours après on arrive en Égypte ; on traverse en chemin de fer les plaines qui séparent Alexandrie du Caire ; à Suez, on monte à bord d’un autre steamer qui fait le trajet de la mer Rouge jusqu’à la ville d’Aden, station maritime dont les Anglais ont déjà su faire un nouveau Gibraltar : bientôt les Seychelles apparaissent comme une corbeille de verdure, et vers le troisième ou le quatrième jour on est en vue de Maurice.

Quelques traits se dessinent d’abord à l’horizon : l’île Ronde, le Coin de Mire, puis çà et là diverses parties de la côte.

On découvre alors, à droite, la montagne des Signaux et les plaines Saint-Pierre ; à gauche, les Pamplemousses et la baie du Tombeau ; devant soi enfin, la chaîne des montagnes qui entourent le Port-Louis comme d’une muraille naturelle. Le steamer mouille entre le fort Blanc et le fort de l’île aux Tonneliers, qui défendent des deux côtés l’entrée du port, protégé en outre par une citadelle bâtie sur une colline qu’on appelle la Petite-Montagne, et qui domine la ville et la rade.

Aussitô l’ancrejetée et la visite sanitaire terminée, une foule de canots entourent le navire ; le pont est subitement envahi par une centaine de personnes, venues les unes par curiosité, pour connaître les nouvelles ou pour embrasser un parent ou un ami, les autres (Indiens ou noirs) pour transporter à terre les bagages. On se pousse, on s’embrasse, on se parle avec volubilité. Une confusion bruyante règne sur le pont, et près d’une heure s’écoule avant que l’on puisse quitter le navire. Pendant ce temps on a le loisir de regarder tout à son aise devant soi, dans une vallée encadrée par le Pouce, Pieter-Boot et la montagne des Signaux, la ville du Port-Louis s’étageant en amphithéâtre sur un espace de trois quarts de lieue, tout émaillé de jolies maisons entourées de cocotiers et de bananiers, et d’élégantes villas au milieu de tapis d’une verdure dont la nuance ne ressemble point à celle d’Europe.

Lorsque l’on débarque, l’attention se porte tout d’abord sur la statue de la Bourdonnais, qu’on a élevée devant l’hôtel du Gouvernement, dont le style est moitié asiatique, moitié européen. Personne n’ignore que tout était à créer à l’île de France quand la Bourdonnais y arriva. Les quartiers ne communiquaient que difficilement entre eux ; la garnison occupait un camp de chaumières ; l’île ouverte de tous côtés et sans fortifications ne pouvait se défendre contre une invasion. En 1738, la Bourdonnais fit construire un bâtiment de cinq cents tonneaux, le premier qu’on ait lancé au Port-Louis. Il perça des routes dans toutes les directions, bâtit des casernes magnifiques, des magasins, des hôpitaux, des arsenaux ; entoura le port de quais, creusa des canaux et des aqueducs, et éleva la batterie de l’île aux Tonneliers, située à l’entrée du port et dont les ruines attestent encore aujourd’hui la solidité.

Poursuivi par d’injustes soupçons, il partit en 1747 pour aller se justifier, et, après mille péripéties, fut fait prisonnier de guerre par les Anglais et conduit à Londres, où l’on eut toute sorte d’égards pour lui. De retour en France, accusé d’avoir vendu les intérêts de son pays et lâchement trahi la confiance de son souverain, il devint, comme Lally, victime d’une faction furieuse, fut arrêté et jeté à la Bastille. Son secrétaire fut forcé, ses papiers enlevés, et on lui refusa tous les moyens de se justifier. Sa patience et son habileté triomphèrent de ces difficultés, et il réussit à faire parvenir sous les yeux de ses juges un mémoire justificatif. Les magistrats, éclairés par l’évidence de la démonstration, lui permirent de communiquer avec le conseil, après être resté vingt-six mois au secret. Néanmoins on ne lui rendit pas la liberté, et il passa trois ans en prison avant qu’un arrêt solennel le déclarât innocent, et le vengeât de toutes les calomnies. Les assemblées coloniales de Maurice et de Bourbon, pour reconnaître ses services, accordèrent à sa fille, Mme la marquise de Montlezun-Pardiac, une pension annuelle de trois mille livres.

Le Port-Louis est aussi étendu que les villes de Rouen et de Bordeaux, mais il est moins peuplé. Les rues sont larges et bien alignées : les plus belles, la rue du Rempart, la rue Royale, la rue du Gouvernement, et la rue Desforges ou de Paris, terminée par l’hôtel d’Europe, ne dépareraient pas une ville de France du second ordre. La plupart sont bordées de bois noir, arbre du genre des mimosas, ainsi que de badamiers et de dattiers, dont les branches pendent souvent sur les murs et sont de l’effet le plus pittoresque et le plus gracieux.

La rue Desforges, au Port-Louis.

Le bois noir est un des végétaux où la nature développe le plus sa puissance, et qu’elle semble avoir pourvu des moyens les plus nombreux de se reproduire. Il a été porté du Malabar et de l’Arabie dans nos colonies, et perd ses feuilles à certaines époques de l’année. La multitude des gousses desséchées dont il est alors couvert produisent, quand le vent les agite, un crépitement particulier. Ses fleurs répandent un parfum délicieux, et il suffit de s’approcher d’un de ces arbres pour être entouré comme d’une atmosphère odorante. Le badamier est un grand arbre dont les feuilles, d’un très-beau vert, larges et ovales, poussent aux extrémités des rameaux. Son nom, dit un voyageur, vient sans doute du mot damier, parce que la disposition des branches, rangées horizontalement par étage autour du tronc, et allant en décroissant de longueur jusqu’à la cime, donne un peu à cet arbre l’aspect d’une pièce de jeu d’échecs.

Les maisons n’ont pour la plupart qu’un étage, beaucoup même n’ont qu’un rez-de-chaussée ; elles sont couvertes d’un bardeau qui a l’apparence de la tuile, et quelques-unes, au lieu de toit, ont une terrasse ou une argamasse[2].

Un corps de bâtiment avec sa varangue, des pavillons placés à droite et à gauche d’un petit jardin qu’une claire-voie sépare de la rue, telle est à peu près la forme générale des habitations. Il y a beaucoup de maisons en bois du pays, mais les constructions en pierres deviennent plus nombreuses, à cause de la rareté du bois et des craintes d’incendie. Les croisées ne sont pas entièrement vitrées ; la moitié seulement en est garnie de carreaux pour donner passage à la lumière ; le reste est fermé par des jalousies mobiles, qui laissent passer l’air extérieur du côté opposé à l’action du soleil. Le plancher du rez-de-chaussée ne touche point le sol ; l’espace creux qui l’en sépare le préserve de l’humidité, et contribue à maintenir cette partie des appartements toujours sèche et salubre. Certaines maisons ont des cours et des jardins magnifiques. La cuisine et les cases des domestiques sont généralement isolées du corps de logis.

Les rues voisines du port ont plus d’activité et de mouvement que les autres ; aussi y remarque-t-on toutes les nuances de couleur, toutes les différences de costumes, du Chinois à l’Indien, de l’Indien à l’Arabe, et de ce dernier au Malgache.

Le Chinois, qu’on a voulu employer comme travailleur, est essentiellement commerçant. Il tient de petites boutiques, loue des voitures, fait toutes les industries, et a surtout presque monopolisé l’épicerie, à tel point que, dans le pays, au lieu de dire un épicier, on dit un Chinois. Armé de son parasol et muni de sa grande bourse en cuir, on le voit se presser dans les maisons de commerce chaque fois qu’il y a une vente ou une arrivée de marchandises, ou bien, plus modeste, il porte de grandes boîtes carrées soutenues par un bâton, à peu près comme les porteurs d’eau de Paris portent leurs seaux, et va vendre ses marchandises dans le Camp malabar ou le Camp créole.

Quelquefois on rencontre un homme au profil caucasien, la tête couverte d’un bonnet de forme bizarre : c’est un des commerçants parsis, originaires du Farsistan, qui tiennent à Maurice quelque bureau pour les grandes maisons de commerce de leur nation dont les opérations s’étendent jusque dans l’Inde et en Arabie.

Plus loin s’avance un autre homme à la chevelure lisse et soyeuse : c’est un Malgache. Son angle facial, presque aussi droit que celui de l’Européen, son nez qui ordinairement aquilin ne s’écrase point comme celui du Cafre, ses lèvres généralement épaisses, mais ne manquant ni de finesse ni de proportion, son regard pénétrant et même souvent farouche, sa peau d’un noir olivâtre, tout enfin se réunit pour accuser son origine arabe et malaise. En effet, ce sont les Malais qui, à diverses reprises, ont peuplé Madagascar, ainsi que les populations arabes qui, depuis la haute antiquité, sont venues d’étape en étape jusqu’à la grande île.

On reconnaît, à sa figure cuivrée, le Malais vindicatif, oubliant un bienfait, jamais une injure ; et s’armant au besoin de son arme terrible, le kriss empoisonné.

Les Indiens, dont le nombre s’élève à plus de deux cent mille et va toujours croissant, s’asseyent à terre le long des magasins ou forment des groupes pittoresques. Ils ont remplacé dans tous les quartiers les travailleurs noirs qui, depuis qu’ils sont libres, ne veulent plus rien faire.

Les créoles, selon les Européens, comptent invariablement la paresse au nombre de leurs défauts. Sans doute, ils n’ont pas le même degré d’activité et d’énergie que les hommes du Nord, mais il faut s’en prendre à la nature qui les a condamnés à vivre sous une température brûlante et dans un climat énervant. La rue et la place du Gouvernement, la rue Royale, les quais, vus de dix à cinq heures de l’après-midi, témoignent du reste contre cette opinion exagérée qu’on se fait de l’indolence des créoles. Quelle vie, quel mouvement dans cette foule qui va et vient ! pas un seul oisif ; tout le monde est occupé et court à ses affaires. Le flâneur est un type inconnu, je dirai même impossible, faute de curiosités toujours nouvelles comme on en voit dans les grandes capitales. Sauf de rares exceptions, la population entière du Port-Louis obéit à la commune loi du travail.

Le centre des affaires est la place du Gouvernement, sous le feuillage protecteur de hauts multipliant, on se réunit, on discute, on fait des affaires comme à la Bourse de Paris.

Des voitures, à l’heure et à la course, stationnent en grand nombre sur cette place, en compagnie de carrioles, véhicules plus modestes et à la disposition des petites bourses. Ces carrioles, qu’on peut aussi appeler les chars à bancs du pays, sont composées d’une caisse carrée en bois, assise sur deux roues et surmontée d’une tente en toile.

En sortant de la place, on trouve à gauche le théâtre, dont la salle nouvellement embellie et décorée est à peu près grande comme celle du théâtre du Vaudeville, à Paris. Les places y sont bonnes, la distribution est excellente, et c’est un des principaux eéifices du Port-Louis qui, sous le rapport des monuments publics, est moins favorisé que sa sœur Saint-Denis.

Un peu plus loin, on passe devant le Bazar, bâtiment solidement construit en fer, et qui a quelque rapport avec les nouveaux marchés de Paris. Il est composé de plusieurs galeries dont les unes sont affectées aux fruits et aux légumes, et les autres aux bouchers et aux vendeurs de poisson. Entre sept et huit heures du matin, il offre un aspect curieux : chacun y envoie des domestiques de confiance faire le bazar, comme en France on envoie au marché, et on peut embrasser là d’un seul coup d’œil les productions et les physionomies des cinq parties du monde. Les fruits des tropiques s’étalent en groupes gracieux : l’atte à la crème blanche et sucrée ; la mangue, à laquelle les Européens reprochent une odeur de térébenthine, mais qui n’en est pas moins d’un goût délicieux ; la banane, qui paraît dans tous les temps sur toutes les tables ; la goyave, avec laquelle on fait d’excellentes compotes ; le jam rose, qui a l’odeur d’un bouton de rose ; le papaye, dont la forme rappelle celle d’un petit melon ; l’avocat, qui ressemble à la poire et enfin le letchi, dont les grappes rosées forment le plus beau dessert qu’on puisse voir.

Autrefois, les fruits et les légumes cultivés par quelques habitants dans les jardins et de grands potagers aux portes de la ville étaient vendus par des noirs et des négresses, mais actuellement la population noire diminuant tous les jours et tendant complétement à disparaître, ce petit commerce a été envahi par les Malabars, comme celui de l’épicerie par les Chinois.

En continuant notre promenade, nous arrivons près du Trou-Fanfaron, grand bassin situé près de l’île aux Tonneliers, et où ont lieu le radoub et le carénage des navires. En 1769, M. de Tromelin, officier distingué par l’étendue de ses connaissances et par son expérience, le fit curer et lui donna une profondeur de vingt-cinq pieds, suffisante pour les plus grands bâtiments. Travail difficile, car l’entrée du chenal communiquant au Trou-Fanfaron, était occupée par un banc de corail. Mais au moyen de la poudre à canon, M. de Tromelin parvint à briser la partie du banc qui s’opposait au passage des vaisseaux, et construisit alors cette belle chaussée qui réunit l’île aux Tonneliers à la terre, et qui porte encore son nom.

Après avoir visité, à quelques pas de là, l’établissement de marine, nous traversons la rade et visitons les magnifiques Dry Docks, dont la colonie vient d’être dotée. Des hangars en fer s’étendent à droite et à gauche ; c’est là qu’on dépose les marchandises et les sacs de sucre que des Indiens sont occupés continuellement à charger et à décharger, en répétant un chant monotone que l’un commence seul et que les autres reprennent tous en chœur. Un vaste local, donnant sur la mer, est occupé par les bureaux, derrière lesquels se groupent quelques cases d’indiens, véritables bouges qui rappellent les habitations en terre des fellahs égyptiens.

De ce point on a une vue magnifique de la montagne les Signaux qui domine toute la ville et sur laquelle habitait autrefois un homme chargé de signaler les navires. Grâce à la pureté de l’atmosphère, le ciel à Maurice est toujours d’un bleu intense. On raconte qu’un vieillard, M. Feialfay, voyait des navires en mer à trois età quatre cents milles de distance. Le moment où il faisait ses observations était la chute du jour : placé sur la montagne, il regardait le ciel, et au moyen de son espèce de double vue, qui s’étendait ou diminuait selon la rareté de l’atmosphère, il distinguait les objets à l’œil nu mais renversés. Ce fait a été vérifié, dit-on, dans plusieurs circonstances importantes ; ainsi en 1810, quand la flotte anglaise se réunissait à l’île Rodrigue (à trois cents milles à l’est de Maurice) pour attaquer l’île de France, M. Feialfay en prévint le gouverneur, le général Decaen, et fut, ajoute-t-on, emprisonné pour avoir donné de fausses nouvelles et répandu l’alarme dans la colonie. Une autre fois, il crut voir deux navires joints ensemble, et un navire à quatre mâts ; quelques jours après, un schooner américain, garni de quatre mâts, arriva au Port-Louis. Il signala aussi, à quatre cents milles de l’île, un navire de la Compagnie des Indes complétement démâté, et le fait fut reconnu vrai. On pourrait citer plusieurs autres exemples aussi singuliers. Il prétendit pouvoir enseigner son art, et on dit qu’une dame essaya de l’apprendre. Il alla à Bourbon et en Europe, mais ne put exercer son étonnante faculté. On le voyait sur sa mule, couvert d’un habillement extraordinaire, se rendre tous les jours chez l’officier du port, pour lui donner sur les navires en vue des renseignements qui étaient presque toujours d’une grande exactitude. M. Feialfay était pensionnaire du Trésor[3].

Au bas de la montagne des Signaux, une longue allée de filaos[4] conduit au cimetière divisé en plusieurs compartiments et entouré d’un mur ; un autre mur sépare les blancs des noirs, persistance d’un préjugé qui semble vouloir se donner pour complice la justice divine elle-même et protester contre l’égalité devant la mort ! De loin, on croirait se diriger vers un jardin, et les dattiers les cocotiers et les multipliants complètent l’illusion. Une fois entré, on aperçoit les tombes, mais comme ensevelies dans les nids de fleurs, et çà et là on s’arrête devant quelque touchante inscription, ou devant un bouquet, dernier souvenir des vivants à ceux qui ne sont plus. Les Chinois et les protestants ont leur cimetière particulier ; celui des Malais est entouré d’aloès. À quelques minutes du cimetière, en longeant la plage, on voit d’immenses salines, et un peu plus loin, un endroit où l’on peut prendre des bains de mer, car l’eau y est si basse que les requins ne peuvent y arriver. On a bâti en cet endroit quelques cahutes, et plus d’une dame créole y vient le matin se donner le plaisir de la natation et le déplaisir d’avaler parfois l’onde amère.

Une rue dans le camp Malabar, au Port-Louis.

En rentrant en ville par le pont Bourgeois, on voit d’abord, près du Jardin de la Compagnie, la maison de M. Foucqueraux, homme de goût, ami des arts, et qui possède un véritable musée. Plus loin une fontaine qui rappelle le nom de son fondateur, M. Liénard, noble cœur, qui ne vécut que pour le bien et pour la gloire de son pays, et qui s’est éteint dernièrement à Paris, entouré de l’estime de tous ceux qui l’avaient connu.

Il n’y a rien à dire sur l’hôpital militaire et les casernes ; ils suffisent à leur destination.

Derrière la cathédrale, monument en forme de croix grecque, dont l’intérieur n’a rien de remarquable, se trouvent l’archevêché, et la loge de la Triple-Espérance, qui n’est pas la seule du Port-Louis. La franc-maçonnerie, dont beaucoup d’habitants ignoraient même l’existence avant la conquête anglaise, dut son éclat, et je dirai même sa vogue, à lord Moira, qui donna le spectacle public de cérémonies où tous les francs-maçons figuraient avec les décorations de leurs différents grades.

En repassant devant la cathédrale, on traverse une assez jolie place, bordée de multipliant et ornée d’une belle fontaine. Une petite rue conduit à l’église protestante, entourée d’un jardin fort bien entretenu, et surmontée d’une flèche qui a quelque rapport avec celles des églises de Bretagne.

Le culte mahométan possède deux mosquées, l’une dans le Camp malabar, l’autre rue de la Reine.

Les exercices et les revues de troupes ont lieu au champ de Mars, vaste emplacement situé près du champ de Lore et au pied de la petite-montagne. La musique militaire des régiments anglais vient y jouer de temps en temps vers quatre heures, et ces jours-là, on voit s’y presser des piétons et des voitures élégantes, près desquelles caracolent quelques jeunes gens à cheval. Ce sont les Champs-Élysées du Port-Louis. Au centre, la reconnaissance des Mauriciens a élevé un tombeau et une colonne au général Malartic, dont le courageux sang-froid dans les circonstances les plus critiques et le gouvernement paternel sont restés gravés dans tous les souvenirs. Sa mort, le 24 juillet 1800, causa une consternation générale. Les vaisseaux anglais en croisière devant Maurice s’associèrent au deuil de l’île : au moment de la translation des cendres du général au champ de Mars et durant toute la cérémonie, ils se tinrent en panne devant le Port-Louis, avec leurs pavillons en berne. « Hommage, dit M. d’Unienville, qui fait l’éloge des hommes capables d’honorer ainsi la vertu, même chez leurs ennemis. »

C’est au champ de Mars qu’ont lieu, au mois d’août de chaque année, des courses de chevaux qui durent trois jours. Cet amusement, essentiellement britannique, a été introduit par les Anglais peu de temps après la conquête de l’île, et est parfaitement entré dans les mœurs mauriciennes. On construit pour cette fête des loges élégantes à deux étages ; des tentes de toute forme et de toute grandeur s’établissent de tous côtés, ainsi que des balançoires, des jeux et des mâts de cocagne. De grand matin, les Indiens, dans leurs plus beaux costumes, arrivent en foule ; toute la population accourt, en carrosse, en carriole, à âne, à pied, et chacun cherche à se placer le mieux qu’il peut. Les petits noirs, qui n’ont pu trouver place près des loges, s’allongent à plat ventre dans l’espace libre entre ces dernières et le sol, et applaudissent le vainqueur ou couvrent de huées l’infortuné vaincu. Les courses ressemblent exactement à celles de France et d’Angleterre, sauf une seule qui mérite une mention particulière. On prend un porc, dont on graisse fortement la queue, et on le lance aussitôt après dans l’arène. Deux ou trois concurrents, Chinois, Indiens ou noirs, se précipitent à sa suite, et chacun cherche à l’arrêter par la queue ; celle-ci glisse d’abord des mains qui veulent la saisir, mais peu à peu la graisse diminuant, la lutte la plus comique commence entre l’animal qui combat pour sa liberté, et le quidam qui veut l’attraper ; enfin l’heureux individu qui est parvenu à le retenir est déclaré vainqueur, et reçoit pour prix le porc même.

Les courses, qui en France ne m’intéressaient guère, furent pour moi, à Maurice, un sujet d’études très-curieux parce qu’elles y sont une occasion de voir, dans toute leur diversité, cette mosaïque vivante qu’on appelle la population du Port-Louis. Je contemplais avec curiosité ces figures jaunes, noires, cuivrées, olivâtres, ces costumes plus variés encore que les physionomies, et ces étoffes de mille couleurs, éclairées plus vivement encore par le soleil des tropiques.

On déploie un luxe inouï à ces courses, et l’on n’a garde d’y paraître deux jours de suite avec la même toilette. Rien n’est assez beau, rien n’est assez riche, rien n’est assez luxueux en étoffes comme en parures ; pour éclipser une rivale, on fait venir longtemps à l’avance ce que les magasins de Paris offrent de plus choisi et de plus à la mode. On se rend visite d’une loge à l’autre, et les conversations les plus animées s’engagent pour ou contre tel ou tel cheval.

Aux colonies, du reste, le goût des chevaux et des voitures est encore plus développé qu’en Europe, et ce qui est en France un luxe coûteux est devenu presque un besoin à Maurice. Il n’est pas de commis qui n’ait son cheval : c’est le but et le désir de chacun de s’acheter tôt ou tard une voiture. Il faut dire aussi que les maisons sont plus grandes, l’emplacement qu’elles occupent plus vaste, et qu’il est toujours facile de se procurer une écurie ou d’en faire construire une à bon marché. À la campagne, un hangar fait l’affaire, et un petit domestique indien coûte si peu qu’on n’a aucun motif de s’en passer.

Revenons aux courses. Les personnes qui n’ont pu trouver de place dans les loges, vont en voiture à droite et à gauche, et les jeunes gens à cheval circulent çà et là saluant d’un côté, lançant un mot de l’autre, et s’arrêtant souvent pour causer. C’est un mouvement et une animation agréables qui durent trois jours, et pendant tout ce temps, affaires, ventes, achats, nouvelles, tout est abandonné, tout est sacrifié aux courses : les bureaux sont fermés, les colléges et les pensions sont en vacances ; s’il vous arrivait par hasard de retourner à la ville, vous croiriez entrer dans une cité morte ou déserte.

Avant et après les courses, on est dans la saison d’hiver, qui commence en mars et finit en octobre, et où il ne se passe guère de jour sans qu’il y ait quelque bal ou quelque réunion. Les membres du Jockey-Club se cotisent tous les ans pour donner des bals dont j’ai pu apprécier plusieurs fois le luxe et le bon goût. Tout le monde se connaissant un peu au Port-Louis, il n’y règne pas cette froideur que l’on remarque souvent ailleurs : une franche gaieté anime toutes les figures. Quand une danse est terminée, le cavalier peut se promener avec sa danseuse dans le bal, aussi longtemps que celle-ci lui accorde des danses ; cet usage est bien et dûment établi ; les jeunes gens profitent de ces charmants tête-a-tête que la mode leur réserve et que l’habitude a consacrés, et l’on peut dire avec certitude que c’est au bal que s’ébauchent presque tous les mariages.

En général, on se marie jeune à Maurice, et cela se comprend, car la vie de famille est une condition indispensable pour quiconque veut habiter les colonies. Le Parisien est souvent hors de chez lui ; le créole, au contraire, vit enfermé le plus possible. Comme on se visite peu, il est bon de trouver chez soi une société pour se délasser des travaux de la journée, et cette prédilection pour les habitudes d’intérieur tient autant à la chaleur du climat qu’aux mœurs britanniques. Les Anglais n’ont pu s’assimiler complétement le pays et y détruire l’esprit français, cependant ils y ont apporté quelques-uns de leurs usages qui ont pénétré peu à peu dans la société mauricienne. Le home anglais a prévalu, et insensiblement on s’est fait à ce genre de vie, favorisé du reste par une température énervante. Le commerçant ou l’homme d’affaires qui a couru tout le jour au soleil, le commissaire-priseur qui a crié pendant plusieurs heures, le bureaucrate qui aligne des chiffres depuis le matin ; tous enfin, quand le travail est fini, aiment à rentrer à la maison et à se reposer des peines et des fatigues du jour dans la compagnie de leurs femmes et de leurs enfants.

Pendant l’été, les bals cessent, et il n’y a guère d’animation que le samedi soir, où chacun se dirige vers la campagne pour y passer le dimanche, y jouir de la fraîcheur et se livrer aux plaisirs de la chasse ou de la pêche.

En général, on se couche de bonne heure au Port-Louis. À huit heures du soir, un coup de canon part de la forteresse de la Petite-Montagne et, pour bien des personnes, c’est le signal du repos qui n’est interrompu qu’en cas d’incendie : quand survient un de ces sinistres, la forteresse tire un coup de canon pour le faubourg de l’est, deux coups pour celui de l’ouest et trois coups pour le centre. À part cette rare circonstance, le calme le plus parfait règne dans la ville et n’est troublé que par la voix gutturale du veilleur de nuit, qui parcourt les rues en criant les heures.

Maurice est de toutes les colonies celle où les idées, les mœurs et la civilisation européennes se sont introduites et acclimatées le plus aisément. Elle est en avance sur la Réunion, sa voisine, et elle a suivi chaque année et adopté, tant qu’elle a pu, tous les progrès de la science et de l’industrie modernes. En ce moment des ingénieurs, envoyés de Londres, y construisent un chemin de fer qui reliera les parties les plus éloignées de l’île au Port-Louis, et des fils télégraphiques transmettront en quelques secondes la pensée, trop lente à arriver par la vapeur. De plus, il est très-probable que les rues du Port-Louis seront bientôt éclairées au gaz, car un progrès en appelle un autre.

Cette ville peut se diviser en trois parties bien distinctes : le centre, occupé par les familles blanches, et deux grands faubourgs, appelés l’un, le Camp créole, l’autre, le Camp malabar. Ce dernier est en petit le fac-simile d’une ville de l’Inde ; il est habité par une population d’ouvriers laborieux et d’honnêtes commerçants dont plusieurs sont dans une grande aisance. Le Camp créole est le quartier des noirs, et de quelques mulâtres. Il est situé dans une position très-pittoresque sur le penchant de la montagne des Signaux ; de ses parties les plus élevées on a une vue générale de la ville et de ses environs.

Le camp créole, au Port-Louis.

Il n’y a point de rivière proprement dite au Port-Louis ; seuls, quelques ruisseaux descendent des montagnes, traversent la ville et vont se jeter à la mer.

Plusieurs fontaines sont entretenues par un aqueduc d’une lieue de longueur, qui amène les eaux de la Grande-Rivière en ville ; l’une d’elles, appelée le Chien-de-Plomb, et placée sur le port, est très-commode pour les navires qui viennent y faire leur eau. C’est encore un des bienfaits de M. de la Bourdonnais.

La population du Port-Louis, qui en 1817 n’était que de vingt-cinq mille âmes, est actuellement plus que doublée, et celle de toute l’île, d’après une statistique d’avril 1862, est de trois cent dix-sept mille sept cent quarante-sept habitants, parmi lesquels il faut compter plus de deux cent mille Indiens.


II

Excursion dans l’île[5]. — La Grande-Rivière. — La caverne de la Petite-Rivière. — Les plaines Saint-Pierre. — Le morne Brabant. — Le Bassin-Bleu. — La rivière du Tamarin. — Les cocotiers et les veloutiers.

Quelques mois après mon arrivée au Port-Louis, je fus invité à passer quelques jours aux plaines Saint-Pierre. Je quittai la ville du côté du Camp créole, laissant à ma droite la plaine Lauzun, bordée de cases en paille que la municipalité a fait abattre, et ornée anciennement d’un pittoresque temple imité de celui de Jhaggernat. Après une petite descente entre des boutiques occupées par des Indiens, j’arrivai à la Grande-Rivière, près du village populeux du même nom.

Je traversai cette rivière sur un magnifique pont suspendu, dont la construction a coûté près de deux cent cinquante mille francs. De ce point élevé, une vue splendide se déroulait sous mes yeux ; à droite, l’embouchure formait une baie commandée par une belle tour et animée par la présence de plusieurs navires ; à gauche, des centaines de blanchisseurs et de blanchisseuses, venus de la ville pour laver et étendre leur linge, donnaient au lit de la rivière l’aspect d’un damier aux couleurs les plus variées. À l’entrée du pont, on voit une chapelle due à la générosité de M. Noël Jalap, l’un des membres de la Société presbytérienne. Un peu plus loin, on passe près de l’asile des lunatiques, confié aux soins du docteur Powel, et devant lequel se trouvent des bâtiments bas servant d’hôpitaux.

À quelques pas de là, apparaît une route bordée de tamariniers et connue sous le nom de vieille route de la rivière Noire. Là s’élèvent un grand nombre de huttes où demeurent des marchands de bois, pour la plupart Indiens, dont beaucoup, arrivés sans un sou, possèdent maintenant des centaines de piastres[6].

Au-dessus de ce camp[7], je gravis une colline nommée Coromandel puis après avoir laissé la route des plaines Wilhems, je me dirigeai à droite pour me rendre aux plaines Saint-Pierre. Quelques tamariniers apparaissent de temps en temps, partout le sol est rouge et pierreux.

Cette partie du district s’appelle Petite-Rivière, le sol y est très-fertile, favorable surtout aux fruits et aux légumes, car il est bon de remarquer qu’à Maurice des terrains fertiles pour un produit ne le sont pas pour d’autres. Dans ce canton est une caverne curieuse, visitée en 1768 par le marquis d’Albergati, par M. de Chazal et Bernardin de Saint-Pierre. L’auteur de Paul et Virginie l’a décrite en ces termes : « Après avoir passé la Grande-Rivière, nous marchâmes environ trois quarts d’heure, à l’ouest, au milieu des bois. Comme nous étions en plaine, je me croyais fort éloigné de la caverne, dont je supposais l’ouverture aux flancs de quelque montagne, lorsque nous la trouvâmes, sans y penser, à nos pieds. Elle ressemble au trou d’une cave dont la voûte se serait éboulée. Nous descendîmes une douzaine de pas sur les rochers qui en bouchent l’ouverture, et je me trouvai dans le plus vaste souterrain que j’aie vu de ma vie. Sa voûte est formée d’un roc noir, en arc surbaissé. Sa largeur est d’environ trente pieds, et sa hauteur de vingt. Le sol en est fort uni, et il est couvert d’une terre fine que les eaux y ont déposée. Les gens du pays croient que c’est un ancien soupirail de volcan ; il me paraît plutôt que c’est l’ancien lit d’une rivière souterraine. La voûte est enduite d’un vernis luisant et sec, espèce de concrétion pierreuse qui s’étend sur les parois, et en quelques endroits sur le sol même. Cette concrétion y forme des stalactites ferrugineuses qui se brisaient sous nos pieds, comme si nous eussions marché sur une croûte de glace. »

La côte est belle, mais la chaleur y est très-forte ; les pâturages considérables que l’on y voyait autrefois ont été remplacés partout par des champs de cannes.

Cette partie de l’île est moins favorisée par la pluie, et l’irrigation y est largement pratiquée.

Village des bambous (rivière Noire).

J’entrai plus loin dans les plaines Saint-Pierre, où je ne tardai pas à voir le village des Bambous, étagé jusqu’à la rivière Belle-Île, que je traversai sur une chaussée. À gauche, on rencontre une modeste église, une petite école et une forge couverte de feuilles d’aloès de l’effet le plus pittoresque. Ce groupe au premier plan, quelques maisons élégantes enfouies dans une forêt de cocotiers, et au fond la montagne du Rempart, forment un charmant tableau. Tournant près d’un poste de police, et continuant vers la mer, j’atteignis enfin la propriété de Médine, but de mon voyage, où m’attendait, chez M. Émile Chasteau, l’hospitalité la plus gracieuse et la plus empressée.

La montagne du Rempart.

Le lendemain, comme je désirais voir les curiosités des environs, mon hôte m’indiqua l’embouchure de la rivière Belle-Île, et me donna un guide indien pour m’y conduire.

Après avoir passé dans de petits sentiers remplis de pierres, qui rendaient la marche fort pénible, je suivis une longue allée de manguiers qui débouchait près de la mer, dans un endroit rocailleux, où d’énormes blocs de roche noire étaient jetés comme un défi aux vagues et une barrière à l’action envahissante de la mer.

Je m’arrêtai quelques minutes à contempler la côte qui se dessinait en courbe gracieuse jusqu’au morne Brabant ; çà et là ondulaient les nombreux nuages de fumée qui s’élèvent au-dessus des sucreries comme de grands panaches blancs.

Arrivé à l’embouchure de la rivière Belle-Île, je descendis jusqu’à la mer, en suivant le lit de la rivière, et en m’aidant de mon bâton ferré pour sauter de rocher en rocher. De grands aloès jaunes poussent dans les interstices du roc sur les deux versants de cette ravine, qui se termine par une plage de sable. Derrière une saillie de rocher, je vis une des curiosités de l’île ; les habitants du voisinage l’appellent Bassin-Bleu. C’est une excavation conique, creusée par la nature, et où se précipite en cascade une branche de la rivière Belle-Île. L’eau de la chute vient se mêler avec celle de la mer dans cette espèce de cuve, et lui donne une couleur azurée d’une teinte particulière. On y pêche un grand nombre de poissons et des anguilles si énormes qu’il serait, dit-on, dangereux de se baigner en cet endroit.

Tout près de Médine, coulent deux petites rivières presque sèches l’été : la rivière des Galets et la rivière Dragon, qu’il ne faut pas confondre avec deux autres du même nom qui se trouvent à la savane. Leurs rives sont couvertes des jasmins du pays dont l’odeur est si pénétrante que la tête peut en souffrir.

Le lendemain, je me rendis au Tamarin en passant près de la montagne du Corps-de-Garde ; les flancs coupés à pic en sont visibles de tous les quartiers de l’île.

Une heure me suffit pour arriver au barachois[8] de la rivière du Tamarin, où l’on trouve une cocoterie considérable et plusieurs pavillons dépendant de la propriété.

Les cocotiers, gardés par un noir qui habite en cet endroit, sont des plus beaux et produisent tous les ans un grand nombre de fruits. Une case en planches assez mal jointes, une natte, une marmite, un mauvais coffre, une calebasse, quelques tasses de coco, tel était à peu près le mobilier de la famille entière que je trouvai accroupie devant la porte, du côté opposé au soleil. Le noir dormait profondément, et sa femme allaitait un enfant ; quelques autres jouaient un peu plus loin et couraient tout nus au soleil, ce qui n’est pas un inconvénient dans un pays où sont inconnues les rigueurs des climats du Nord. Ce noir me fit passer en pirogue l’embouchure de la rivière du Rempart, qui mêle ses eaux à celle du Tamarin et va se jeter avec elle à la mer ; ensuite il me conduisit le long du rivage jusqu’à la propriété Delysse. En revenant sur les bords de la rivière du Tamarin, dont les rives sont couvertes d’une végétation qui n’est pas sans quelque analogie avec celle des bords du Nil, je traversai un village de pêcheurs qui s’étend le long du rivage, ombragé par des veloutiers.

« Cet arbrisseau, dit Bernardin de Saint-Pierre, croît sur le sable, ses branches sont garnies d’un duvet semblable au velours, et ses feuilles sont semées de poils brillants ; il porte des grappes de fleurs, et exhale de loin une odeur agréable, qui se perd lorsqu’on approche, et de près est rebutante. »

Je ne quittai pas les plaines Saint-Pierre sans visiter, sur l’habitation Ducasse, deux cavernes assez remarquables. L’une d’elles, traversée par un ruisseau souterrain, se compose de deux vastes salles froides et humides, et renferme le tombeau de l’ancien propriétaire.


III

Excursion à la rivière Noire et à la rivière des Galets.

Au mois de décembre, muni de quelques lettres de recommandation, je partis avec un jeune homme, habitant de l’île, pour visiter la rivière Noire. La profonde ravine où coule la rivière du Tamarin nous conduisit d’abord au pied de la montagne des Trois-Mamelles, dont la forme et les trois pitons expliquent parfaitement le nom caractéristique. Nous arrivâmes bientôt à Yemen. La chaîne des montagnes de la rivière Noire s’étendait à notre gauche, et quand nous eûmes gravi une colline assez élevée, la vallée s’ouvrit devant nous, et nous laissa voir l’habitation Genève où nous devions nous arrêter.

C’est un grand corps de logis entouré de pavillons et comme perdu dans une forêt d’arbres à fruit. Le propriétaire vint nous recevoir au bas de son perron et nous fit cet accueil aimable qui donne tant de charmes à l’hospitalité créole.

Les environs abondent en gibier et en produits de toutes sortes. Cette partie de l’île est un véritable pays de cocagne. Les bois sont pleins de cerfs, et les rivières de poissons délicieux. Rien n’est plus délicat que la carpe de Maurice, à laquelle le saumon seul peut être comparé pour le bon goût et la finesse de la chair.

Au sortir de l’habitation, le lendemain, je me trouvai dans de petites gorges où la canne a remplacé partout le bois du pays ; de là je distinguai le piton de la rivière Noire, dont le sommet est toujours couvert de nuages : c’est la montagne la plus élevée de l’île.

Un peu plus loin, après avoir vu deux cônes dont la base s’appuie au morne Brabant, nous nous enfonçâmes dans une allée, au bout de laquelle il fallut passer la rivière ; nous la traversâmes sept fois avant d’arriver au terme de notre promenade.

Plus loin les gorges se séparent en deux routes, dont l’une monte dans les hauteurs au milieu des bois, et l’autre suit la rivière jusqu’à un rocher qu’on appelle la Lanterne. Ce roc à une forme anguleuse et accentuée, et offre quelque ressemblance avec celui de Lurlei sur les bords du Rhin[9]. C’est un endroit de halte pour les chasseurs, et je m’y arrêtai un instant sous l’ombrage protecteur d’un manglier touffu, près d’une petite case en paille penchée par le vent. Devant moi s’enfonçaient les gorges dont les derniers replis formaient une espèce de muraille après laquelle commence le quartier de la Savane : derrière moi s’étendait jusqu’à la mer la vallée que je venais de quitter.

Une longue allée de bananiers nous conduisit au Boucan, corps de logis complet appartenant à notre hôte et flanqué de trois pavillons qui peuvent recevoir au moins une quinzaine de personnes. On y jouit à son aise des plaisirs de la chasse et de la pêche, car le ruisseau qui traverse les gorges est très-poissonneux, et les bois environnants abondent en gibier. On y trouve aussi des singes si malfaisants qu’il faut les chasser continuellement, et des cochons sauvages pires encore, car, plus forts que les singes, ils ne leur cèdent en rien sous le rapport de la malice.

La rivière Noire, dont les eaux très-limpides coulent sur un lit des plus rocailleux, prend sa source entre les montagnes qui portent son nom et celles de la Terre-Rouge. Son cours, dans la partie supérieure, est très-précipité ; je l’ai remonté jusqu’à sa source ; mais c’est une excursion pénible, car il faut suivre le lit de la rivière, et les roches dures et glissantes, couvertes pour la plupart d’un fucus qui a l’apparence du sang coagulé, ressemblent à ces pierres couvertes d’algues marines que l’on trouve au bord de la mer, et sur lesquelles on n’est jamais sûr de son équilibre.

L’aspect des gorges change à chaque instant : des blocs de rochers arrêtent fréquemment la marche, et des arbres énormes étendent leurs branches d’un bord à l’autre ; sur chaque rive, des songes (espèce de nymphéa à larges feuilles en forme de cœur) poussent en abondance, et le pêcheur peut faire là une guerre fructueuse aux anguilles, aux camarons[10] et à de petits poissons appelés cabots.

Retenus toute la journée en ce lieu par la beauté des sites, nous partîmes dans l’après-midi du lendemain pour nous rendre à la Montagne proprement dite. Après avoir traversé d’abord un petit plateau où quelques masses de corail semblent prouver que la mer couvrait autrefois ces parages, nous atteignîmes un petit pont d’où l’on voit à droite de grandes salines[11], et le poste militaire de la rivière Noire. Chaque quartier a ainsi son poste où résident quelques officiers et un certain nombre de soldats.

On passe ensuite à gué un cours d’eau qui prend sa source dans les hauteurs du grand piton. L’ascension de cette montagne offre du reste peu de difficulté et de danger, jusqu’à une terrasse où la beauté du paysage m’engagea à faire une halte.

Mon compagnon s’étendit sur l’herbe, et je me mis à dessiner le vaste panorama qui se déroulait devant moi. Qu’on se figure une vaste baie, coupée vers le milieu par une langue de terre, où l’on aperçoit quelques maisons, et fermée au fond par le morne Brabant, immense promontoire en forme de cône très-élevé, dont la base, composée de couches horizontales, se relie à la terre par un isthme assez étroit.

Vue du morne Brabant.

Il y a dans le pays une tradition qui veut que les cavernes de Maurice aient une communication sous-marine avec l’île Bourbon. À l’appui de cette hypothèse, on a remarqué que le sol voisin du morne Brabant, et la partie de la Réunion qui lui fait face, offrent des analogies aussi marquées que celles que l’on observe dans la formation géologique des parties les plus rapprochées de la France et de l’Angleterre : c’est ce qui a donné lieu à M. Bory de Saint-Vincent de supposer que les deux îles n’en faisaient qu’une dans le principe, et qu’elles avaient été séparées violemment à la suite de quelque cataclysme.

En parcourant la côte jusqu’au pied du morne Brabant, haut de deux mille pieds, on passe par une succession de gorges d’une beauté pittoresque, au fond desquelles coulent des ruisseaux sans nombre dans la saison des pluies.

Gorges de la rivière Noire.

La plaine entre les montagnes et la mer est rongée en beaucoup d’endroits par l’action de l’eau et se continue ainsi jusqu’au morne, dont les côtés sont couverts de jamlongues (syzium jamboloma), lesquels ont survécu seuls aux bois noirs et aux autres arbres qui croissaient là jadis. Près du sommet de ce promontoire, un ruisseau qui ne s’est jamais desséché coule sur un petit plateau longtemps habité par une bande de noirs marrons dont le refuge fut enfin découvert et révélé par un esclave.

Deux routes se présentaient à moi pour aller à la baie du Cap : l’une passe près de l’habitation appelée le Morne, l’une des plus solitaires de l’île, et, après avoir traversé une plaine couverte de gazon et de veloutiers, se prolonge jusqu’à une pointe qui sépare la rivière Noire de la Savane et dont le passage ne serait pas sans danger pour les cavaliers. Il faut donc aller à pied ou sur des mules qui ont le pas plus sûr que les chevaux ; on ne peut songer à construire une route carrossable autour de cette côte, car les escarpements des montagnes qui forment le côté ouest de la baie sont trop accidentés. L’autre route, moins connue et beaucoup plus curieuse, est ce qu’on appelle le passage par Chamarel et Belle-Source. Ce fut celle que je choisis.

Nous laissâmes à gauche un bouquet de vakois[12] dont le feuillage d’un jaune éclatant brillait au soleil, comme ces étoffes luisantes que portent les Indiens ; puis nous gravîmes un chemin escarpé tout bordé d’aloès d’une belle couleur bleuâtre.

En ce lieu on commence à rencontrer des plantes et des arbres appartenant à la flore primitive de l’île, et j’observai cette végétation avec d’autant plus de curiosité, qu’elle tend à disparaître tous les jours, et ne se rencontre plus maintenant qu’à la Savane, an Grand-Bassin et dans quelques parties du quartier de Flacq.

Quand nous fûmes arrives près du sommet de la montagne que nous côtoyions depuis quelques minutes, mon compagnon me dit de remarquer un changement de température qui allait se faire sentir subitement : en effet à peine avions-nous posé le pied sur le plateau vers lequel nous nous dirigions, qu’à une grande chaleur succéda tout d’un coup un vent très-froid qui nous prit en écharpe et aurait rendu fort dangereuse une contemplation prolongée de la belle baie qui se déroulait à nos pieds.

La partie du pays où nous nous trouvions, la Montagne, est un immense plateau formé par les montagnes de la rivière Noire, de la Savane et de la Terre-Rouge, et habité par une population de noirs tellement paresseux que, même pour de l’argent, on ne peut les décider à faire une course ou à porter un fardeau. La terre y est excellente, l’eau abondante ; mais la difficulté des communications empêche la culture d’envahir le peu de bois qui reste encore.

Là s’arrêtait mon compagnon qui, ayant essayé une plantation de vanille quelques mois auparavant, venait voir comment se présentait sa récolte. Il habitait une petite case en planches dont le toit était remplacé par de la paille, et qui était séparée en deux parties, servant l’une de chambre, et l’autre de salle à manger. Comme il devait quitter cet endroit pour habiter la ville, il ne restait plus rien de son mobilier, et nous fûmes obligés de nous livrer à des prodiges d’industrie pour nous procurer les moyens de dîner et de coucher.

Mon hôte, après avoir envoyé son noir Isidore aux provisions, pendant ce temps, me conduisit dans le carré de terrain où il avait planté sa vanille, et me montra des gousses magnifiques de cette belle plante, disposée comme le houblon l’est en Angleterre[13]. Isidore revint, apportant du riz et un poulet : il nous fit un kari bien relevé de piment et de safran, puis nous le servit sur un pliant, seul reste du lit de mon compagnon ; des feuilles de bananier nous tinrent lieu de plats ; notre dessert se composa de pêches et nous bûmes dans le creux de nos mains.

Pour passer la nuit, c’était peu d’une sangle de lit à partager. Isidore remplit de feuilles de bananier deux sacs qui nous servirent d’oreillers ; puis, nous ayant couverts d’une couverture de laine, que nous avions eu la précaution d’emporter, il nous souhaita une bonne nuit, et nous dormîmes le mieux du monde sur le pire des lits possible.

L’air est très-frais sur la Montagne : je fus réveillé autant par la sensation du froid que par le soleil levant.

Je voulais dans la journée me rendre à la baie du Cap, mais je cherchai en vain un homme qui pût me guider et porter ma valise. Mon voyage se serait interrompu sans le bon Isidore, qui voulut bien me rendre ce petit service, sollicité vainement des habitants noirs de la Montagne.

Une suite de petits sentiers égayés de groupes de palmistes et de bananiers m’amena à l’endroit appelé les Nuages. Quelques pierres m’aidèrent à passer la rivière de Chamarel qui prend sa source non loin de là, fait marcher le moulin de la sucrerie de ce nom, et forme, plus bas, en tombant d’une hauteur d’environ six cents pieds, la célèbre chute de Chamarel, une des plus belles de l’île.

La cascade de Chamarel.

Pour bien voir la cascade, je fus obligé de m’avancer sur un arbre en saillie au-dessus de l’abîme, et de me pencher en m’accrochant à un autre. On peut du reste jouir de ce beau point de vue sans s’exposer au même danger, en allant dans une propriété voisine, où une petite case a été construite pour les visiteurs. Je restai quelques minutes à contempler ce magnifique tableau, à sonder de l’œil cette ravine profonde, où gronde le torrent, où règne une humidité perpétuelle, et dont l’aspect sévère et grandiose a quelque rapport avec les sierras les plus sauvages de l’Espagne.

Isidore, voulant me faire les honneurs du lieu, me conduisit à travers des champs de cannes brûlées, où la marche était très-pénible, jusqu’à une partie de la forêt appelée la Chute-de-Bois-d’Ébène, où une éclaircie dans les arbres me permit de contempler la chute d’eau, dont la beauté était encore relevée par une ceinture pittoresque de bois et de montagnes. Pour abréger le chemin, Isidore, guidé seulement par son instinct, voulut me faire passer à travers des groupes d’aloès mélangés de touffes d’arbres ; mais, au bout de quelques minutes mes habits furent tellement transpercés par les épines, qu’il me fallut abandonner la partie. Nous reprîmes le sentier, qui parfois est à peine visible et si peu fréquenté que nous étions obligés de temps en temps de couper les lianes et les arbrisseaux, croisés et entrelacés sur nos têtes ; nous étions en danger de nous égarer dans le bois, sans un noir qui vint fort à propos nous indiquer la route. Quelques minutes après, je m’arrêtai près d’une petite chute d’eau appelée la cascade du Bassin-Marron, et, tandis qu’Isidore allait dépouiller les bananiers des environs, je fis un croquis de cette gorge, l’une des plus sauvages de l’île.

Une bienveillante hospitalité m’attendait à l’habitation de M. Bertrand où j’arrivai dans l’après-midi. Le gendre de mon hôte, M. Staub, voyant mon désir de ne négliger aucune des beautés du pays, me conduisit par un sentier escarpé, bordé de veloutiers et d’une grosse liane appelée la fouge, sur la montagne du Canon, ainsi nommée parce que les Français, quelque temps avant la prise de l’île, avaient fortifié ce point et y avaient placé une batterie pour défendre le littoral voisin.

Des masses énormes de basalte semblent jetées comme par la main des Titans sur ce plateau, au pied duquel s’étend une immense prairie couverte de filaos qui se prolongent jusqu’au morne Brabant. En tournant le dos à la mer, j’embrassai d’un coup d’œil toute la partie du pays comprise entre la baie du cap et le piton de la rivière Noire.

Je descendis le long de la côte toute bordée de rochers noirâtres que ronge continuellement la vague, et, après avoir longé le rivage, je tournai une langue de terre qui forme le barachois de cette baie, où ne se rendent guère que les bâtiments côtiers d’un petit tonnage. M. Bertrand est obligé de se servir d’un bateau pour se rendre en ville, car aucune route carrossable ne mène a son habitation complétement isolée du reste du pays par le cercle de hautes montagnes qui l’entourent.

Je remarquai surtout chez mon hôte une petite caverne dont l’intérieur est garni de prismes basaltiques très-curieux, et une liane de l’Inde, appelée la liane sabre, qui atteint des proportions colossales. Elle est tordue dans tous les sens, et sa forme se contourne d’une façon si étrange qu’en certains endroits on croit voir la tête d’un serpent à lunettes.

Le jardin produit des ananas et des letchis d’une qualité supérieure. On y voit des palmistes qui s’élèvent au-dessus de tous les autres arbres, et dont la tige terminale, à laquelle on a donné le nom de chou, est formée de jeunes feuilles roulées les unes sur les autres, fort tendres et d’un goût exquis. Ce chou se mange ordinairement en salade ; mais pour se le procurer on est obligé d’abattre l’arbre.

M. Bertrand avait un Indien qu’il envoyait tous les jours chercher du pain à Beauchamp et qu’il m’offrit pour porter ma valise jusqu’à cette propriété, située à trois heures de marche du Cap. J’acceptai son aimable proposition et, pour éviter la chaleur, je partis de grand matin.

Une colline assez élevée sépare le Cap du reste de la Savane ; elle est contournée par un étroit sentier taillé dans ses flancs. En descendant, j’eus un magnifique panorama de la côte de la Savane couverte au loin de grands nuages noirs ; j’apercevais aussi, vivement éclairée par le soleil, la ligne des brisants qui entourent l’île comme d’une ceinture blanche, et qui rendent son abord si dangereux. C’est l’œuvre des polypes coralliennes semblable à l’anneau magique des traditions orientales qui rendait son propriétaire invulnérable tant qu’il le possédait, et le laissait sans défense chaque fois qu’il lui était enlevé. En 1810, l’île n’aurait jamais été prise, dit-on, s’il ne s’était trouvé des traîtres pour vendre l’anneau.

En arrivant à Beauchamp, je demandai tout d’abord un guide pour aller visiter la cascade et la rivière des Galets. Mon hôte mit à ma disposition un charretier noir, nommé Denis, qui, ayant longtemps travaillé dans les grands bois, en connaissait tous les détours, et m’assura qu’il y avait au plus pour une heure de marche.

Quoique un peu fatigué, et n’ignorant pas que lorsque un noir vous parle d’une heure de marche, il faut au moins compter sur deux, cette promenade ne m’effrayait pas ; aussi à midi, sous un soleil de feu, je me mis en route avec Denis que je chargeai de porter deux cannes à sucre pour nous servir d’appui dans les bois et de rafraîchissements à chaque halte.

Le chemin côtoie pendant une heure de grands champs de cannes parsemés de pierres, et serpente ensuite le long d’une colline après laquelle commencent les grands bois. Nous nous arrêtâmes en un endroit appelé Jacobi, au bord d’un petit ruisseau. J’étais entouré d’arbres qui tirent tous leur nom de la fantaisie des habitants, et mon guide me nomma successivement le bois de ronde qui est dur et tortu, le bois de natte et le bois de pomme qui sont tous deux rouges, et dont le second produit un fruit insipide qu’on appelle pomme de singe ; le bois puant qui tire son nom de son odeur ; le bois de fer dont le tronc semble se confondre avec les racines ; enfin les faux tatamaca qui parviennent à d’énormes dimensions, car on en voit de quinze pieds de circonférence : ils ne sont pas d’une jolie forme, se composant invariablement d’un tronc très-long et très-droit, surmonté d’une houppe de feuilles dures et d’une couleur vert sombre ; leur bois est lourd, cassant et se pourrit aisément.

Ayant remarqué sur un de ces arbres une masse énorme, de couleur noirâtre, qui avait l’air d’une pierre fixée entre deux branches, je demandai à Denis ce que c’était, et il me répondit que j’avais sous les yeux un nid de carias. En examinant l’intérieur de ces nids, on y découvre une foule d’alvéoles, et des chemins de communication en forme de labyrinthe, creusés dans une espèce de tan solidement agglutiné. C’est l’ouvrage d’insectes du genre des thermites, moins gros que ceux d’Afrique, et qui souvent rongent en très-peu de temps les plus beaux arbres et les charpentes des maisons. On rapporte à ce sujet qu’un intendant du pays, ne sachant trop comment justifier un déficit considérable de mâtures dans les magasins du roi, porta ces mâtures en perte, et inscrivit sur son compte : « Tant de mâtures mises hors de service par les carias. » Le ministre ne fut pas dupe de ce mensonge, mais il pardonna à l’intendant, et se borna à lui envoyer une caisse de limes qu’il n’avait pas demandées, en l’engageant à faire limer les dents des carias, dont le gouvernement n’entendait plus désormais supporter les dégâts.

À la rivière des Galets, de nouvelles difficultés nous attendaient. Nous fûmes forcés de descendre, au moyen de lianes, jusque dans le lit de la rivière et de le remonter ; ce lit est tout pavé de pierres glissantes et de longues herbes. Cet exercice est des plus fatigants, mais je commençais à m’y habituer depuis mes dernières excursions. L’aspect de la rivière est ce que j’ai vu de plus sauvage à Maurice, et le long de son cours s’étalent dans toute leur vigueur les productions indigènes de l’île. Des arbres aux troncs énormes croisent leurs branches d’une rive à l’autre, tandis que de belles lianes, s’enlaçant et s’étreignant dans tous les sens, se ramifient au hasard et produisent des groupes d’un effet charmant ; tantôt elles partent de la base des arbres et circulent en spirale autour du tronc comme d’énormes serpents, tantôt elles tombent des branches en courbes gracieuses, s’insinuent en terre et prennent racine. On fabrique avec leur écorce des cordes plus fortes que celles de chanvre, et il y en a d’aussi grosses que la cuisse, qui en s’attachant aux arbres les soutiennent contre la violence du vent, et les font ressembler à des mâts garnis de cordages. Aussi, quand on fait un abatis dans les bois, les arbres restent debout jusqu’à ce que les lianes qui les attachent soient coupées : alors tout tombe à la fois avec un fracas épouvantable. Je vis aussi des bois de chandelle d’une grande hauteur, et la plante appelée tabac marron ; mais mon attention fut surtout éveillée par des plantes parasites énormes, du genre de celles qu’on appelle dans le pays langues de bœuf, et qui, semblables à des feuilles de bananier qui pousseraient sur un fond noirâtre, décorent les branches des arbres comme une huppe de plumes d’un vert tendre. La terre aux environs est toute hérissée de grosses roches noires revêtues de mousses et de capillaires, et sur les vieux troncs, renversés par le temps, croissent des agarics monstrueux, aux couleurs les plus variées.

En arrivant près de la cascade, il devenait si difficile d’avancer que j’allais abandonner la partie si Denis ne m’eût répété plusieurs fois : « Ici même, monsieur, tout près ! tout près ! » J’entendis en effet distinctement le bruit de l’eau. Après avoir escaladé des masses de basalte et traversé, non sans danger, un tronc d’arbre qui servait de pont, je me trouvai en face de la cascade, dont l’aspect grandiose me dédommagea largement de toutes mes fatigues. Fermée par la rivière des Galets qui tombe de la montagne dans la plaine par une chute d’environ six cents pieds, elle se compose de plusieurs groupes de rochers d’une teinte ferrugineuse, couverts de fougères et de mousses jaunâtres ; à l’époque où je la visitais, c’est-à-dire pendant la sécheresse, elle ne forme qu’une petite masse d’eau qui s’arrête de rocher en rocher et tombe enfin dans un bassin au pied de la montagne.

Cascade de la rivière des Galets.

Rarement ces lieux sauvages sont réjouis par le chant des oiseaux, le silence n’y est troublé à de rares intervalles que par l’espèce de croassement du perroquet ou par le cri aigu du singe malfaisant.

Il était nuit close bien avant ma rentrée à Beauchamp, vers lequel j’étais guidé par l’aboiement des chiens qu’on lâche tous les soirs dans la campagne pour protéger l’habitation. Enfin j’arrivai chez mon hôte qui, peu rassuré sur mon compte, allait envoyer des Indiens au-devant de moi.

Mon itinéraire du jour, relevé sur la carte, ne me donna pas moins de quarante-trois à quarante-cinq kilomètres.

Alfred Erny.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Toutes les planches de cette livraison ont été dessinées par M. Karl Girardet d’après les croquis et les aquarelles de M. A. Erny.
  2. Toiture en fer-blanc.
  3. L’amiral Dumont d’Urville a consacré à M. Feialfay plusieurs pages du dernier volume de sa relation du Voyage de l’Astrolabe. Nous devons malheureusement ajouter que les facultés de vision du bon vieux créole ont trouvé l’illustre marin plus sceptique que convaincu.
  4. Le filao est le saule pleureur des colonies ; c’est un arbre droit, aux branches longues et flexibles, et qui, secoué par le vent, semble se plaindre et se lamenter.
  5. L’île Maurice est divisée en dix quartiers ou cantons qui portent les noms suivants : les plaines Saint-Pierre, la rivière Noire, la Savane, le Grand-Port, les plaines Wilhems, Moka, les Pamplemousses, la Poudre-d’or, la rivière du Rempart, et Flacq.
  6. La piastre, à Maurice, équivaut à cinq francs.
  7. On appelle camp la réunion de huttes ou cases où habitent les Indiens.
  8. On appelle barachois une petite baie formée à l’embouchure d’une rivière.
  9. Le Lurlei est un rocher où résidait, dit la légende, une ondine qui attirait les voyageurs par ses chants et les précipitait ensuite dans un gouffre.
  10. Espèce de grosse écrevisse, mais bien supérieure à ce crustacé pour le goût et la délicatesse de la chair.
  11. On emploie, m’a-t-on dit, quelques chameaux à porter le sel des salines aux magasins ; mais on ne s’en sert pas sur les routes de peur d’effrayer les chevaux, des accidents de ce genre étant arrivés plusieurs fois.
  12. Le vakoi est une espèce de petit palmier dont les feuilles croissent en spirale autour du tronc.
  13. Il est préférable cependant de la planter près d’un arbre avec lequel elle fait corps comme le gui, et autour duquel elle serpente.