Sébastopol/3/Chapitre3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 111-114).
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III

Le relais était plein de monde quand Kozeltzov y arriva. La première personne qui se tenait sur le perron était un homme maigre, très jeune, le maître de poste, qui continuait à se quereller avec deux officiers qui le suivaient.

— Vous entendez, non seulement trois journées, mais même dix journées ! Même les généraux attendent, mon cher ! — disait le maître du relais avec le désir de piquer le voyageur. — Et moi, je ne m’attellerai pas pour vous.

— Alors il ne faut donner de chevaux à personne, s’il n’y en pas ! Pourquoi en a-t-on donné à un valet quelconque avec des bagages ? — cria l’aîné des officiers, qui tenait un verre de thé à la main, en évitant visiblement le pronom, mais laissant à sentir qu’il donnerait facilement du toi au maître de la station.

— Jugez vous-même, monsieur le maître de poste, — dit avec hésitation un autre officier tout jeune. — Ce n’est pas pour notre plaisir que nous voulons partir. Nous sommes donc nécessaires si l’on nous a demandés ; autrement, je le dirai certainement au général ; autrement, qu’est-ce donc ?… alors vous n’estimez pas le grade d’officier ?

— Vous gâtez toujours les choses, — l’interrompit avec dépit son chef. — Vous gâtez, c’est tout. Il faut savoir lui parler. Voilà, il a perdu tout respect. Des chevaux immédiatement ! dis-je.

— Je serais heureux…, mais où les prendre ?

Le maître de poste se tut un moment, puis tout à coup s’emballant, il se mit à parler en gesticulant.

— Mon petit père, je comprends et je sais tout. Mais que faire ? Voilà… laissez-moi seulement (un espoir éclaira le visage des officiers)… laissez-moi… attendez jusqu’à la fin du mois et je n’y serai plus. J’irai plutôt au mamelon de Malakof que de rester ici, je le jure ! Qu’on fasse tout ce que l’on voudra ! Dans tout le relais, il n’y a pas maintenant une seule charrette solide, et depuis trois jours les chevaux n’ont pas vu une seule botte de foin.

Et le maître disparut dans la porte cochère du relais.

Kozeltzov entra dans la chambre avec les officiers.

— Quoi ! — dit à son cadet, l’aîné des officiers maintenant tout à fait calme, bien qu’une seconde avant il semblât enragé. — Nous sommes déjà en route depuis trois mois. Attendons encore. Ce n’est pas un malheur. Nous arriverons.

La chambre sale, enfumée, était si pleine d’officiers et de valises que Kozeltzov eut peine à trouver une place sur la fenêtre où il s’assit. En regardant attentivement les visages et écoutant les conversations, il se mit à rouler une cigarette. À droite de la porte, autour d’une table grasse et boiteuse sur laquelle étaient deux samovars en cuivre, des verres et des morceaux de sucre enveloppés de papier, était assis le groupe principal. Un jeune officier imberbe, en uniforme neuf, brodé, versait de l’eau dans une théière. Quatre officiers du même âge se trouvaient en divers coins de la salle. L’un d’eux, une pelisse roulée sous la tête, dormait sur le divan. L’autre se tenait debout près de la table et coupait un morceau de mouton pour un officier sans bras assis près de la table. Deux officiers, l’un en manteau d’aide de camp, l’autre en uniforme d’infanterie très fin, le sac derrière les épaules, étaient assis près du banc ; à la façon dont ils regardaient les autres, et dont l’officier chargé du sac fumait un cigare, on voyait que ce n’étaient pas des officiers d’infanterie des rangs et qu’ils en étaient contents. Ce n’est pas qu’il y eût du mépris dans leurs manières, mais une tranquillité satisfaite, basée d’une part sur l’argent et d’autre part sur des relations très proches avec les généraux. C’était la conscience de la supériorité arrivée jusqu’au désir de la cacher.

Il y avait encore un jeune docteur aux lèvres épaisses, et un artilleur à la physionomie allemande, et tous deux étaient assis presque sur les jambes du jeune officier qui dormait sur le divan. Ils comptaient de l’argent. Quatre brosseurs, les uns somnolents, les autres tirant des valises et des sacs, étaient près de la porte.

Parmi toutes ces personnes, Kozeltzov ne trouva pas une seule connaissance. Mais avec curiosité il se mit à écouter leurs conversations. Les jeunes officiers, qui selon lui, rien qu’à les voir, venaient de terminer leurs études, lui plaisaient et principalement lui rappelaient que son frère, lui aussi du Corps des Cadets, devait arriver d’un jour à l’autre dans un des bataillons de Sébastopol. Quant à l’officier à la sacoche dont il avait vu le visage quelque part, tout en lui, lui semblait répugnant et vulgaire. Avec l’idée « de l’arrêter net s’il osait dire quelque chose » il alla de la fenêtre vers le banc et s’y assit. En général, en honnête et bon officier de front il n’aimait pas les officiers d’état-major, pour lesquels, au premier abord, il reconnut ces deux officiers.