Sébastopol/3/Chapitre18

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 179-182).
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XVIII

— Eh bien ! Comment ? Vous êtes déjà installé chez nous ? — demanda Kraut à Volodia… — Excusez : votre prénom et celui de votre père ? Chez nous, dans l’artillerie, c’est déjà l’habitude… Avez-vous acheté un cheval de selle ?

— Non, dit Volodia, je ne sais comment m’arranger. J’ai dit au capitaine que je ne n’ai pas de cheval, et je n’aurai pas non plus d’argent avant de recevoir celui du fourrage et de la route. En attendant, je vais demander un cheval au commandant de la batterie, mais j’ai peur qu’il me le refuse.

— Apollon Sergueitch ? — Des lèvres il émit un son qui exprimait un fort doute et regarda le capitaine. — Je ne crois pas.

— Eh quoi ! S’il refuse, ce ne sera pas un grand malheur, — dit le capitaine. — C’est-à-dire qu’ici on n’a guère besoin d’un cheval. Mais cependant on peut essayer. Je demanderai aujourd’hui.

— Comment, est-ce que vous ne le connaissez pas ? — intervint Diadenko. — Il refusera autre chose, mais à Monsieur, jamais. Voulez-vous parier ?

— Oh ! on vous connaît déjà. Vous contredites toujours.

— Je contredis parce que je sais. Il est avare pour certaines choses, mais il donnera le cheval, parce qu’il n’a aucun intérêt à le refuser.

— Comment, il n’a pas d’intérêt quand l’avoine coûte ici huit roubles, — dit Kraut. — Il a donc tout intérêt à ne pas avoir un cheval de plus.

— Demandez qu’on vous donne Sançonnet, Vladimir Semionovitch, — dit Vlang qui revenait avec la pipe de Kraut, — c’est un superbe cheval.

— Duquel, à Soroki, vous êtes tombé dans un fossé ? Hein, Vlanga ? — remarqua le capitaine en second.

— Non, mais que dites-vous ? Que l’avoine coûte huit roubles, — continuait à discuter Diadenko, quand d’après la liste c’est dix roubles cinquante ? Sans doute ce n’est pas un avantage.

— Et comment ne leur reste-t-il rien ? Si vous étiez le commandant de la batterie, alors je crois que vous ne donneriez pas de cheval pour aller en ville.

— Quand je serai commandant de la batterie, mon vieux, chaque jour les chevaux auront quatre garnetz[1] de ration. Je ne m’enrichirai pas, n’ayez crainte.

— Qui vivra verra, — répondit le capitaine en second. — Et vous ferez la même chose et lui aussi, quand il commandera la batterie, — ajouta-t-il en désignant Volodia.

— Pourquoi donc pensez-vous, Frédérik Krestianitch, que lui aussi voudra rabioter, — intervint Tchernovitzki. — Il a peut-être de la fortune, alors, pourquoi rapinerait-il ?

— Mais moi… Excusez, capitaine, — dit Volodia en rougissant jusqu’aux oreilles. — Je trouve que ce n’est pas noble.

— Oh ! oh ! il est difficile, dit Kraut.

— Oui, c’est égal. Je pense seulement que je ne peux prendre de l’argent qui ne m’appartient pas.

— Et moi, voici ce que je vous dirai, jeune homme — commença d’un ton plus sérieux le capitaine en second. — Savez-vous que quand vous commanderez la batterie, si vous conduisez bien les affaires, ce sera parfait. Le commandant de la batterie ne se mêle pas de la nourriture des soldats, c’est déjà ainsi depuis longtemps dans l’artillerie. Si vous êtes un mauvais maître, il ne vous restera rien. Maintenant vous devez dépenser en sus du pré : pour le ferrage et d’un (il plia un doigt), la pharmacie, deux (il plia un autre doigt), la chancellerie, trois. Pour les chevaux d’attelage, au moins cinq cents roubles. Mon cher, ça fait quatre. Vous devez changer le collet des soldats, vous dépensez beaucoup pour le charbon, vous tenez la table des officiers. Si vous êtes commandant de batterie, vous devez vivre convenablement. Il vous faut une voiture, une pelisse, etc., mais que dire !…

Et principalement, intervint le capitaine qui s’était tu tout le temps, voilà ce qu’il y a, Vladimir Semionovitch, imaginez-vous qu’un homme comme moi, par exemple, qui sert depuis vingt ans en recevant d’abord deux cents d’appointements et ensuite trois cents, doit avoir au moins un morceau de pain pour ses vieux jours ?

— Eh ! que dire ! reprit le capitaine en second.

— Ne vous hâtez pas de juger, mais vivez ici et servez.

Volodia était devenu tout honteux et regrettait d’avoir parlé sans réfléchir. Il murmura quelque chose et en silence écouta Diadenko qui, avec le plus grand feu, commençait à discuter et à prouver la proposition contraire.

La discussion était interrompue par l’arrivée du brosseur du colonel qui appelait au dîner.

— Dites à Apollon Sergueïvitch qu’il nous donne du vin aujourd’hui, — fit Tchernovitzki en se boutonnant et s’adressant au capitaine. — Et pourquoi est-il si avare ? On tuera, et personne n’en profitera !

— Mais, non, dites-le vous-même.

— Oh ! non, vous êtes le plus âgé. Il faut de l’ordre en tout.

  1. Le garnetz vaut 3 lit. 277.