Sébastopol/3/Chapitre17

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 174-178).
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XVII

Le lendemain, le bombardement continuait avec la même force. Vers onze heures du matin, Volodia Kozeltzov était assis dans un groupe d’officiers de la batterie, et déjà un peu habitué à eux, regardait les nouveaux visages, observait, interrogeait, et causait à son tour. La causerie modeste, avec quelque prétention à la science, des officiers de l’artillerie, lui inspirait du respect et lui plaisait. Et la figure timide, innocente et jolie de Volodia, disposait envers lui les officiers.

Le plus ancien de la batterie, un capitaine, pas très grand, roussâtre, avec une petite mèche de cheveux collée aux tempes, élevé dans les vieilles traditions de l’artillerie, le cavalier des dames, et qui posait pour le savant, interrogea Volodia sur ses connaissances en matière d’artillerie, sur les inventions nouvelles, et raillait affectueusement sa jeunesse, son visage joli, et, en général, se montrait paternel, ce qui était très agréable à Volodia. Le sous-lieutenant Diadenko, le jeune officier qui parlait avec un accent petit-russien, en capote déchirée, les cheveux ébouriffés, bien qu’il parlât très haut et cherchât sans cesse l’occasion de discuter et qu’il eût des mouvements brusques, plut quand même à Volodia qui, sous cet extérieur grossier, ne pouvait pas ne pas voir en lui un homme très bon et très doux. Diadenko offrait sans cesse ses services à Volodia et lui prouvait qu’à Sébastopol aucun canon n’était placé dans les règles. Le lieutenant Tchernovitzkï, aux sourcils très soulevés, vêtu d’un veston assez propre, pas neuf cependant, mais soigneusement réparé, bien qu’il fût le plus poli de tous et qu’il ne cessât de montrer sa chaîne d’or sur son gilet de satin, ne plaisait pas à Volodia. Il interrogeait sans cesse sur les occupations de l’Empereur, du ministre de la Guerre, et il racontait à Volodia, avec un enthousiasme factice, les actes héroïques accomplis à Sébastopol, exprimait le regret qu’il y eût si peu de vrais patriotes et, en général, montrait beaucoup de savoir, d’esprit et de sentiments nobles. Mais tout cela semblait à Volodia désagréable et feint. Ce qui le frappait surtout, c’est qu’il remarquait que les autres officiers parlaient à peine à Tchernovitzkï. Le junker Vlang, qu’il avait éveillé la veille, était aussi présent. Il ne disait rien, était assis modestement dans un coin, riait à un propos drôle, intervenait quand on oubliait quelque chose, buvait de l’eau de-vie et préparait des cigarettes pour tous les officiers. Étaient-ce les manières modestes et polies de Volodia, qui le traitait comme un officier et ne le bousculait pas comme un gamin, ou son visage agréable et sympathique qui charmait Vlanga, comme l’appelaient les soldats en féminisant son nom, mais il ne détournait pas ses doux grands yeux du visage du nouvel officier et devinait et prévenait tous ses désirs, et tout le temps se tenait en une extase amoureuse qu’on remarquait sans doute et qui soulevait le rire des officiers.

Avant le dîner, le capitaine en second du bastion était remplacé et se joignit à leur société. Le capitaine en second Kraut était un officier blond, joli, vif, avec de grandes moustaches et des favoris roux. Il parlait admirablement le russe, mais trop grammaticalement et trop bien pour un Russe. Son service et sa vie étaient comme son langage : il servait admirablement, était bon camarade, l’homme le plus sûr en affaires d’argent, mais précisément parce qu’il était sans défaut lui manquait-il quelque chose pour être tout simplement un homme. Comme tous les Allemands russifiés, par une contradiction étrange avec les Allemands idéalistes de l’Allemagne il était « praktisch » au plus haut degré.

— Voilà notre héros ! Enfin il paraît ! — dit le capitaine pendant que Kraut, en balançant la main et faisant sonner ses éperons, entrait dans la chambre.

— Que désirez-vous, Frédérik Krestianitch ? Du thé ou de l’eau-de-vie ?

— J’ai déjà donné l’ordre de me préparer du thé, — répondit-il, — et en attendant on peut goûter un peu d’eau-de-vie pour la consolation de l’âme. Enchanté de faire votre connaissance. Je vous prie de nous aimer et de nous faire grâce, — dit-il à Volodia, qui debout le saluait. — Le capitaine en second Kraut… Au bastion, l’artificier m’a dit que vous êtes arrivé depuis hier.

— Je vous remercie beaucoup pour votre lit. J’y ai dormi.

— Étiez-vous bien ? Un pied est cassé ; mais on n’a jamais le temps de le réparer pendant le siège. Il faut le caler.

— Eh bien ! Vous avez fait heureusement votre service ? — demanda Diadenko.

— Oui, pas mal, seulement Squartzov a été atteint, et, on a réparé hier un affût. On a mis le flasque en pièces.

Il se leva et se mit à marcher. On voyait qu’il se trouvait sous l’influence agréable du sentiment qu’éprouve un homme qui vient de sortir du danger.

— Eh bien ! Dmitri Gavrilovitch ! — dit-il en secouant le capitaine par les genoux. — Comment allez-vous, mon cher ? Comment votre promotion s’avance-t-elle ?

— Non, il n’y a encore rien.

— Et il n’y aura rien. Je vous l’ai déjà prouvé, — dit Diadenko.

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous n’avez pas écrit le rapport comme il faut.

— Ah ! quel chicanier ! quel chicanier ! — dit Kraut en souriant gaîment. — Un vrai petit russien têtu. Eh bien ! Au contraire, vous serez promu lieutenant.

— Non ! Ça ne sera pas. — Vlang ! apportez ma pipe et remplissez-la, — dit-il au junker qui aussitôt courut, très empressé, chercher la pipe.

Kraut les animait tous : il racontait le bombardement, interrogeait sur ce qu’on avait fait sans lui et causait à tout le monde.