Sébastopol/2/Chapitre12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 81-85).
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XII

— Et vous savez, Praskoukhine est tué — dit Pest accompagnant Kalouguine qui s’en retournait chez lui.

— Pas possible !

— C’est sûr, je l’ai vu moi-même.

— Mais adieu. Je suis pressé.

« Je suis très content, » pensa Kalouguine en allant à son logis. « Pour la première fois depuis que je suis au service, j’ai de la chance. Une belle affaire, et je suis sain et sauf. Les promotions seront superbes, j’aurai assurément le sabre d’or. Et après tout, je l’ai mérité. »

Ayant rapporté au général tout ce qu’il fallait, il alla dans sa chambre où l’attendait en lisant un livre trouvé sur la table, le prince Galtzine, de retour depuis longtemps. Avec un grand plaisir, Kalouguine se sentait à la maison hors de danger. Il se mit en chemise de nuit, se coucha, et une fois au lit raconta à Galtzine les détails de l’affaire et cela d’une façon tout à fait naturelle, mais en s’y prenant ainsi que ces détails prouvaient que lui Kalouguine était un officier très actif et courageux, ce à quoi il semblait inutile de faire allusion, parce que tous le savaient et n’avaient aucun droit, ni motif d’en douter, sauf peut-être le défunt capitaine Praskoukhine, qui, bien que considérant comme un bonheur de se promener bras dessus, bras dessous avec Kalouguine, la veille encore, en secret, avait raconté à un ami que Kalouguine était un très bon garçon mais, qu’entre nous soit dit, il n’aimait pas du tout aller aux bastions.

Dès que Praskhoukhine, marchant à côté de Mikhaïlov, se sépara de Kalouguine et s’approchant d’un endroit moins dangereux, commençait déjà à se sentir renaître, il aperçut une flamme qui brillait clairement derrière lui et il entendit le cri de la sentinelle : « Mor… tier ! » et ces mots d’un des soldats qui marchaient derrière lui : « Il tombera juste au bastion ! »

Mikhaïlov se détourna. Le feu clair de la bombe semblait s’être arrêté à son point culminant, à cette position, où il est impossible de définir sa direction. Mais, ce ne dura qu’un moment, la bombe se rapprochait de plus en plus rapidement, de sorte qu’on voyait déjà les étincelles du tube et qu’on entendait le fatal sifflement, et elle tombait droit au milieu du bataillon.

— À terre ! — cria une voix.

Mikhaïlov et Praskoukhine se jetèrent à terre. Praskoukhine fermant les yeux, entendit seulement que la bombe tombait quelque part, très près, sur le sol durci. Il s’écoula une seconde qui parut une heure. La bombe n’éclatait pas. Praskoukhine s’effrayait : peut-être avait-il peur pour rien ? Peut-être la bombe était-elle tombée loin et s’était-il trompé en croyant entendre siffler le tube ici-même. Il ouvrit les yeux et vit avec plaisir que Mikhaïlov était couché immobile près de ses pieds. Mais ici-même, ses yeux se rencontrèrent pour un moment avec le tube brillant de la bombe qui tournait autour de lui à la distance d’une archine.

La terreur glaciale, qui écarte toute autre pensée et sentiment, la terreur empoigna tout son être. Il cacha son visage dans ses mains.

Une seconde s’écoula encore, une seconde pendant laquelle un monde entier de sentiments, de pensées, d’espoirs, de souvenirs, traversèrent son imagination.

« Qui sera tué, moi ou Mikhaïlov ? Ou nous deux ? Si moi, où serai-je frappé ? À la tête, alors tout est fini ; si à la jambe, alors on la coupera et je demanderai qu’on m’opère absolument avec le chloroforme, et je pourrai quand même rester de ce monde. Peut-être Mikhaïlov seul sera-t-il tué. Alors je raconterai comment nous marchions côte à côte, comment il a été tué et moi couvert de sang. Non, c’est plus près de moi… moi !…

Ici, il se rappelait qu’il devait douze roubles à Mikhaïlov, il se souvint encore d’une dette à Pétersbourg qu’il devait payer depuis longtemps.

Un motif de chanson tzigane qu’il avait chantée le soir lui venait en tête. La femme qu’il aimait parut à son imagination, coiffée d’un bonnet à rubans lilas. Il se souvint d’un homme qui l’avait offensé cinq ans avant et dont il ne s’était pas encore vengé. Et en même temps, inséparable de toutes ces pensées et de milliers d’autres souvenirs, le sentiment du présent, l’attente de la mort ne le quittait pas d’un moment. « Mais elle n’éclatera peut-être pas, » pensait-il, et terriblement résolu, il voulait ouvrir les yeux. Mais juste à ce moment, à travers ses paupières closes, le feu rouge frappa sa vue, Avec un éclat terrible quelque chose le poussait au milieu de la poitrine. Il courut quelque part, s’empêtra dans son sabre et tomba sur le côté.

« Grâce à Dieu, je ne suis que touché ! » fut sa première pensée, et il voulut porter ses mains à sa poitrine, mais ses mains semblaient être attachées, un étau quelconque serrait sa tête. Des soldats passaient devant ses yeux et inconsciemment il comptait : « Un, deux, trois soldats, et un officier » pensait-il. Après, la foudre brilla à ses yeux et il se demanda comment on avait tiré : avec la mitrailleuse ou le canon ? Probablement du canon. Et voilà, on tire encore, et encore des soldats : cinq, six, sept soldats passent devant lui. Tout à coup, il eut la peur horrible d’être écrasé par eux. Il voulait crier qu’il n’était que touché, mais sa bouche était si sèche que sa langue se collait au palais ; une soif horrible le torturait. Comme si sa poitrine eût été mouillée, il sentait tout autour une sensation d’humidité. Ça lui rappelait l’eau, et même il voulait boire cette humidité : « Il est probable qu’en tombant, je me suis écorché jusqu’au sang, » pensa t-il ; et il craignait de plus en plus d’être écrasé par les soldats qui couraient devant lui. Il rassembla toutes ses forces. Il voulait crier : « Relevez-moi ! » Mais au lieu de cela, il gémit si horriblement, qu’il fut lui-même effrayé de s’entendre. Après, des feux rouges quelconques sautèrent devant ses yeux, il lui sembla que les soldats le couvraient de pierres. Les feux brillaient de plus en plus rarement, et les pierres qu’on mettait sur lui, l’écrasaient de plus en plus. Il fit un effort pour écarter les pierres, il s’allongea et ne vit déjà plus rien, n’entendit plus, cessa de penser et de sentir. Il avait été tué sur le coup par un éclat reçu en pleine poitrine.