Ruskin et la religion de la beauté/Partie 1/Chapitre 1

RUSKIN

ET

LA RELIGION DE LA BEAUTÉ


PREMIERE PARTIE

SA PHYSIONOMIE



CHAPITRE I

La contemplation.

Une nuit de l’été de 1833, le gardien d’une des portes de Schaffhouse était réveillé par le bruit d’une chaise de poste, et lorsqu’il eut, en rechignant, ouvert ou à peu près sa barrière aux tardifs voyageurs qui l’imploraient, la voiture passa avec tant de hâte qu’elle brisa une de ses lanternes, puis elle disparut dans la ville. Arrivée à l’hôtel, on en vit descendre un courrier, un gentleman anglais et sa femme, une petite fille, un jeune garçon de quatorze ans et un domestique. Et tout ce monde chercha aussitôt un peu de sommeil. Il fallait être debout le lendemain matin pour le service, car on était dans la nuit d’un samedi à un dimanche.

Les noms que l’hôtelier inscrivit le lendemain sur son registre n’avaient rien que d’obscur et les renseignements qu’il pouvait obtenir du courrier, Salvador, sur ses nouveaux clients, que de banal. Si on lui eût dit que M. John James Ruskin, le gentleman en question, était marchand de vins dans la Cité et avait son nom dûment et honorablement gravé sur une plaque de cuivre de Billiter Street en tête de la raison sociale, Ruskin, Telford, and Domecq ; qu’il était un des plus grands importateurs de sherry de son époque et un des plus intègres négociants de son pays ; que la dame descendue avec lui à l’hôtel était sa femme, née miss Margaret Cox, le jeune garçon, John, son fils unique, et la petite fille, Mary, une nièce orpheline ; et que tout ce monde était tory et jacobite en politique, presbytérien en religion, — on n’eût rien dit que de vrai, et pourtant ce n’eût point été là de quoi intéresser l’histoire de l’art. Il eût fallu ajouter que cette famille, d’ailleurs un peu sauvage, ne vivait guère que pour la contemplation des beautés de la nature et que l’enthousiasme esthétique était sa principale occupation.

Assurément on eût fort étonné les négociants de la Cité, si on leur eût révélé que M. John James Ruskin, si exact à son comptoir, si ponctuel à ses échéances, si expert en bon sherry, avait des velléités d’artiste. Mais le fait est qu’une fois rentré chez lui, il devenait un être enthousiaste et chimérique. Il lavait à la hâte une aquarelle, ou bien, prenant quelque œuvre nouvelle de Walter Scott, quelque vieille pièce de Shakspeare, il en faisait d’une voix harmonieuse et passionnée la lecture à sa femme et à son fils. Bien souvent, dans les années précédentes, la nuit l’avait trouvé penché sur des gravures de Prout ou de Turner , ou dépliant, sous la lampe, des cartes de Suisse et d’Italie, rêvant à des fugues alors impossibles, irréalisables, au pays où les montagnes sont si blanches et les flots si bleus.

Mais alors était survenue Mme Ruskin et, par son éloquence persuasive, elle lui avait rendu le souci de ce que les Anglais appellent volontiers le devoir, — qui est de gagner beaucoup d’argent. Mme Ruskin était la cousine germaine de son mari, de quatre ans plus âgée, que lui. La connaissant dès l’enfance, il s’était un jour avisé qu’elle réalisait parfaitement le type de la femme qui lui convenait, le lui avait dit et avait décidé avec elle d’attendre pour se marier que toutes les dettes de famille fussent payées, son négoce bien établi, l’horizon libre de nuages. Ils avaient attendu neuf ans. Enfin, un soir, s’étant aperçu que, dans son bilan, l’actif remportait sur le passif, M. John James Ruskin avait laissé son cœur parler plus haut. On avait marié les deux jeunes gens après le souper et si secrètement que les domestiques n’en soupçonnèrent quelque chose qu’au lendemain en les voyant partir ensemble pour Édimbourg. — Ce mélange inattendu de flegme et de sensibilité, de fidélité romanesque et de sens pratique faisait de M. John James Ruskin une physionomie à part parmi les marchands de sherry et lui permit non seulement de sauver l’honneur de la famille en payant toutes les dettes laissées par son père, mais de laisser, à son tour, cinq millions à son fils et en même temps de lui léguer cet enthousiasme pour la nature qui devait être le trait le plus marquant du grand écrivain.

La nature n’apparut d’abord à l’enfant que par de rares échappées, comme une reine qu’on ne voit qu’aux jours de fête. Il l’apercevait dans ses visites à des tantes soit à Croydon, d’où la vue paraissait si belle que le petit John criait à sa mère effrayée : « Les yeux me sortent de la tête ! » soit à Perth, dont les jardins descendant vers le Tay enchantèrent ses premiers regards. Puis sur ces visions se refermait le rideau noir des brumes de Londres. Plus tard, quand ses parents quittèrent la ville pour la banlieue et vinrent se fixer à Herne Hill, au bout des coteaux du Surrey, la beauté des choses inanimées lui devint plus familière. De la fenêtre paternelle, il voyait s’étendre, d’un côté, des prairies vertes, des arbres et des maisons semées çà et là sur le premier plan, avec une riche campagne qui ondulait vers le sud, et, de l’autre côté, ses yeux se portaient, à travers Londres, vers Windsor et Harrow. Autour de la simple et confortable maison était un jardin aux gazons en pente, bien tondus, au verger plein de cerises et de mûres, « couvert de la magique splendeur de fruits abondants, vert tendre, ambre doux, pourpre veloutée, courbant les branches épineuses, grappes de perles et pendeloques de rubis qu’on découvrait avec joie sous les larges feuilles qui ressemblaient à de la vigne », jardin délicieux enfin où l’enfant ne voyait aucune différence avec le paradis terrestre, sinon « qu’aucune bête n’y était apprivoisée et que tous les fruits y étaient défendus ». Son goût inné pour les formes et les couleurs n’en était plus réduit, comme à la ville, à s’appliquer aux dessins des tapisseries ou aux constructions de briques. « Dans le jardin, quand le ciel était beau, dit-il, mon temps se passait à étudier les plantes. Je n’avais pas le moindre goût pour les faire pousser ou pour en prendre soin, pas plus que pour soigner des oiseaux ou des arbres, ou le ciel ou la mer. Tout mon temps se passait à les contempler. Poussé non par une curiosité morbide, mais par une admiration étonnée, je mettais chaque fleur en pièces jusqu’à ce que je connusse tout ce que j’en pouvais connaître avec mes yeux d’enfant. »

Timide dans le monde autant que triomphant dans son office, M. John James Ruskin vivait fort isolé, dans la compagnie seulement des personnages légendaires ou romanesques de ses auteurs favoris. Quant à sa femme, élevée dans un milieu inférieur à celui des Ruskin, mal à son aise avec ses nouvelles relations, trop intelligente pour l’ignorer, trop fière pour le souffrir, elle avait pris le parti d’oublier le monde. C’était, d’ailleurs, une mère évangélique et dévouée, avec le Trésor du chrétien sur sa table et la haine du pape dans son cœur, détestant le théâtre et aimant les fleurs, « unissant l’esprit de Marthe à celui de Marie », infatigable, ordonnée, ne vivant que pour son mari et pour son fils, capable d’aller demeurera Oxford, en étrangère, pour ne pas abandonner celui-ci durant ses années d’université, veillant constamment à écarter de lui toute douleur, au risque de l’amollir, et tout danger, au risque de le rendre gauche ; lui donnant chaque jour sa leçon de Bible avec méthode et suite, sans jamais le surmener, ouvrant peu à peu ses yeux à cette clarté de l’Ancien et du Nouveau Testament qui illuminera jusqu’au bout les hautes cimes de son œuvre. L’enfant n’avait même pas la perception de ce que pouvait être le souci. Les Ruskin ne dépensant jamais plus de la moitié de leurs revenus, se libéraient des inquiétudes d’argent et, mettant toute leur joie à admirer, ils ignoraient les tenailles de la jalousie et de l’ambition. Ils trouvaient le sort d’habiter un cottage et d’avoir le plaisir de la nouveauté en allant visiter Warwick Castle préférable à l’honneur d’habiter Warwick Castle et de n’avoir plus à s’enthousiasmer devant rien. D’un caractère égal, ils ne se passionnaient que pour les idées ou bien pour les spectacles de la nature. « Jamais, dit leur fils, je n’entendis leurs voix s’élever pour aucune discussion, jamais je n’ai vu un serviteur grondé sévèrement. » Sous une discipline douce, régnaient dans cette maison la paix, l’obéissance et la foi.

Ainsi sauvegardé de tout trouble extérieur, le goût artistique de l’enfant s’affinait dans une sorte d’extase. S’il voyageait, l’extase ne cessait point, mais trouvait un aliment nouveau dans des visions nouvelles. Chaque année, au mois de mai, M. John James Ruskin parlait pour une tournée d’affaires. Sa femme, ne voulant le laisser affronter seul aucune fatigue, le suivait ; on plaçait le petit John entre les deux sur le portemanteau et « la bonne » derrière la voiture, sur le dickey, et toute la famille roulait en poste. Chaque soir, les visites commerciales terminées, M. John James Ruskin menait son fils dans les ruines, les châteaux, les cathédrales qu’on trouvait sur la route. On lisait des vers et l’on dessinait. À cinq ans, John s’en va ainsi dans la région des lacs, en Écosse ; à six ans en France, passer à Paris les fêtes du couronnement de Charles X, et il visite le champ de bataille de Waterloo ; puis il retourne en Angleterre, prenant partout des notes et des croquis, décrivant les collèges et les chapelles, la musique à Oxford, la tombe de Shakspeare, une fabrique d’épingles à Birmingham, des vues de Blenheim ou de Warwick Castle, découvrant le monde dans sa tangible et pittoresque variété à l’âge où les petits Français déchiffrent laborieusement des vocables abstraits sur de plates cartes de géographie. Plus tard, enthousiasmé par la région des lacs, il écrit sur le Skidaw comparé aux Pyramides ces vers où l’on ne reconnaîtrait certes pas un enfant de dix ans :

. . . . . . . . Tout ce que l’Art peut faire
N’est rien devant toi. La main de l’homme
A dressé des montagnes de pygmées, mais des tombes de géants.
La main de la Nature a dressé le sommet de la montagne,
Mais n’a jamais fait de tombes.

À Herne Hill il passe de longs mois d’hiver à rêver devant des gravures de Turner illustrant l’Italie de Rogers ; et un désir violent entre en lui de voir dans quelles alignas partes materiæ le grand visionnaire a puisé ses visions. Il fait des collections de minéraux dans les vallons de Clifton, à Matlock dans le Derbyshire, observe des reflets, calcule des hauteurs. Et ce qu’il perçoit ainsi avec son esprit étonnamment précoce et rempli, il l’aime avec son cœur étrangement neuf et vide. Car pour sa famille il n’a point de tendresse. « Ma mère, dit-il, prenait son principal plaisir aux fleurs et elle était souvent à planter ou à tailler auprès de moi, au moins si je voulais me tenir près d’elle. Mais sa présence ne m’apportait ni contrainte, ni plaisir. Ayant souvent été laissé seul, je m’étais fait une pelite vie indépendante. » Et soixante ans après, il pousse ce cri douloureux : « Je n’avais rien à aimer ! Mes parente n’étaient, pour moi, en quelque sorte que des pouvoirs visibles de la Nature. Je ne les aimais pas plus que le soleil et la lune. » Et en dehors de sa famille, l’enfant ne connaît aucun être vivant. Même en voyage, les Ruskin ne prennent pas contact avec l’humanité. S’ils sont curieux de voir leur grand poète Wordsworth, ils n’osent prétendre à une introduction et se contentent d’aller le guetter derrière un pilier, à l’église. « Nous ne voyagions pas pour des aventures ni pour des relations, mais pourvoir avec nos yeux et jauger avec nos cœurs. » Le confort qu’ils s’accordent leur permet de bien voir et leur ignorance des langues étrangères les empêche de prendre aux gens un intérêt autre que l’intérêt pittoresque. Ils éprouvent un charme particulier à ne rien comprendre aux conversations des foules qu’ils traversent. Chaque geste est noté pour sa beauté, chaque son de voix pour son timbre, non pour sa signification, « comme dans un mélodieux opéra ou une pantomime ».

Soumises à ce régime spécial, toutes les facultés de l’enfant convergent vers la sensation aiguë, l’analyse méticuleuse des paysages et des figures. Son sens esthétique grandit au détriment de tous les autres. Il ne peut aimer telle petite cousine parce qu’elle porte des boucles à l’anglaise et que cette forme est inesthétique. Si, par hasard, on le conduit en visite, il ne prend garde qu’aux tableaux qui ornent le salon et pas du tout aux personnes. Bientôt, à Oxford, il ne pourra supporter les figures des tuteurs ou des camarades qui ne seront pas assez caractérisées, « assez bien peintes », et n’écoutera que les professeurs pourvus de quelque ressemblance avec l’Erasme de Holbein ou le Melanchthon de Dürer. Très doué pour la géométrie, il demeure court dès qu’il sort de cette science de dimensions figuratives et tangibles pour entrer dans l’algèbre qui n’exprime que des relations de chiffres. Rien ne l’intéresse dans les choses que leurs rapports de beauté, que la joie ou la souffrance qu’elles causent aux yeux. Que dès lors une impression esthétique violente l’accueille au seuil de sa vie d’homme, et l’on comprend qu’elle fixera sa vie. Que la Nature lui apparaisse, non plus dans ses parures grises du Nord, mais dans sa splendeur bleue du Midi, non plus fardée comme autour des grandes villes, mais dans sa grande, libre, sauvage et primitive nudité, et aussitôt, intelligence, volonté, cœur, il sera tout à elle et à ceux, comme Turner, qui la lui auront révélée.

Tel était l’état d’esprit du jeune John Ruskin, à quatorze ans, lorsque nous l’avons vu arrivant à Schaffhouse, avec son père, M. John James Ruskin, sa mère et sa cousine Mary, au milieu d’une nuit d’été. Telles étaient son ardeur sans objet défini, son espérance sans décision, cette flamme qui brûle sans éclairer, que nous avons tous connue quand nous nous sommes demandé ce que nous ferions de nos vingt ans. — Il avait ardemment désiré ce voyage. À Strasbourg, on s’était demandé si l’on irait à Bâle ou à Schaffhouse. Schaffhouse ! s’était-il écrié. « Ma supplication passionnée à la fin remporta, et le lendemain, de grand matin, nous vit trottant sur le pont de bateaux vers Kehl et dans la lumière du Levant, je me vois encore guettant la ligne de la Forêt-Noire qui s’élargissait et s’élevait comme nous traversions la plaine du Rhin. Les portes des montagnes ouvrant pour moi une nouvelle vie, qui ne devra jamais cesser qu’aux portes de ces montagnes d’où l’on ne revient pas... » Écoutons-le maintenant raconter sa première rencontre avec l’éternelle Beauté. Il semble, après cinquante-deux ans, que sa voix encore tremble :

Nous étions arrivés en ville dans la nuit, et aucun de nous ne semble avoir songé qu’on pût apercevoir les Alpes sans une excursion qui eût été un manquement aux règles religieuses du dimanche. Nous dinâmes à quatre heures comme d’habitude, et la soirée étant entièrement belle, nous sortîmes, mon père, ma mère, Mary et moi. Nous devons avoir passé quelque temps à voir la ville, car le soleil allait se coucher quand nous atteignîmes une sorte de jardin-promenade, à l’ouest de la ville, je crois, et bien au-dessus du Rhin, de façon à commander toute la campagne, au sud et à l’ouest. Nous regardions ce paysage, d’ondulations basses, bleuissant dans le lointain, comme nous aurions regardé un de nos horizons de Malvern dans le Worcestershire ou de Dorking dans le Kent, lorsque — soudainement — voyez !… là-bas !

Pas un moment il ne vint à la pensée d’aucun de nous que ce fussent des nuages. Ces contours étaient clairs comme du cristal, affilés sur le pur horizon du ciel et déjà colorés de rose par le soleil couchant. Cela dépassait infiniment tout ce que nous avions pensé ou rêvé. Les murs de l’Eden perdu, apparus, ne nous auraient pas semblé plus beaux, — ni plus imposantes, autour du ciel, les murailles de la mort sacrée.... Alors, dans la parfaite santé de la vie et le feu du cœur, ne désirant rien être autre que l’enfant que j’étais, ni rien avoir de plus que ce que j’avais, connaissant la douleur suffisamment pour considérer la vie comme une chose sérieuse, mais pas assez pour relâcher les liens qui m’attachaient à elle, ayant assez de science mélangée à mes impressions pour que la vue des Alpes ne me fût pas seulement la révélation de la beauté de la terre, mais aussi l’accès au premier chapitre de son enseignement, je redescendis ce soir-là de la terrasse de Schaffhouse avec ma destinée fixée en tout ce qu’elle devait avoir de sacré et d’utile. À cette terrasse et aux rives du lac de Genève, mon cœur et ma foi se reportent en ce jour, à chaque noble sentiment qui vit encore en eux et chaque pensée qui y règne, de réconfort et de paix.

Dès lors, cette contemplation de la nature remplira sa vie, non plus comme une distraction, une flânerie émerveillée et indécise, mais comme une vocation et une marche à l’idéal. Tous ses premiers essais — écrits de quinze à vingt ans dans le journal scientifique du temps, le Magazine of Nalural History, — sur les causes de la couleur de l’eau du Rhin, sur les stratifications du Mont-Blanc, sur la convergence des perpendiculaires, sur la météorologie, sont signés Kata Phusin (selon la nature). L’histoire de sa vie n’est que l’histoire de ses rencontres avec la Nature, de ses voyages qu’il renouvelle chaque année, avec ses parents pendant les deux tiers de son existence, seul plus tard, quand ils sont morts. Il ne va pas à elle comme au refuge des lassitudes et des désillusions, comme à la distraction des heures oisives : il y va dans toute la force de l’âge, comme au Dieu qui réjouit la jeunesse. Elle n’est pas seulement la consolatrice de l’amour. Elle est son amour même :

J’ai eu un plaisir — aussi jeune que je puisse me rappeler et qui a continué jusqu’à mes dix-huit ou vingt ans, — infiniment plus grand qu’aucun que j’ai pu trouver en quoi que ce soit, un plaisir comparable pour l’intensité seulement à la joie d’un amant qui se trouve auprès d’une noble et douce maîtresse, mais non plus explicable, ni plus définissable que le sentiment de l’amour lui même...

Je ne pensais jamais à la Nature comme à une œuvre de Dieu, mais comme à un fait séparé de son existence séparée...

Ce sentiment était, selon sa force, inconciliable avec tout mauvais sentiment, tout dépit, toute angoisse, convoitise, mécontentement et toute autre passion haineuse, mais il s’associait profondément avec toute tristesse, toute joie et affection justes et nobles...

Quoiqu’aucun sentiment expressément religieux ne fût mélangé avec celui-là, il y avait une perception continuelle de sainteté dans l’ensemble de la Nature, — depuis la plus petite chose jusqu’à la plus vaste, — une terreur sacrée, instinctive mêlée de plaisir, — un indéfinissable tressaillement tel que nous l’imaginons quelquefois pour indiquer la présence d’un esprit dépouillé de sa chair... Je ne pouvais éprouver cela parfaitement que lorsque j’étais seul, — et alors cela me faisait souvent frissonner des pieds à la tête avec la joie et la crainte de ce sentiment, lorsqu’après avoir été un certain temps loin des montagnes, je venais à la berge d’un torrent où l’eau brune tourbillonnait parmi les cailloux, ou quand je voyais la première ondulation d’un lointain contre le soleil couchant, ou le premier mur bas, brisé, moussu de la montagne. — Je ne peux pas le moins du monde décrire ce sentiment. Si nous avions à expliquer le sens de la faim corporelle à quelqu’un qui ne l’a jamais ressentie, nous pourrions difficilement le faire par des mots et cette joie dans la contemplation de la Nature m’a toujours semblé venir d’une sorte de faim du cœur, satisfaite par la présence d’un grand et saint Esprit...

Ce sentiment ne peut être décrit par aucun de ceux qui l’ont ressenti. Le mot de Wordsworth : « cela me hantait comme une passion » n’est pas une bonne définition, car c’est une passion. Le point est de définir comment cela diffère des autres passions. Quelle sorte de sentiment humain, superlativement humain, est le sentiment qui aime une pierre pour la pierre elle-même et un nuage pour le nuage ? Un singe aimera un singe pour lui-même et une noix pour son fruit, mais non une pierre pour une pierre. Pour moi les pierres m’ont toujours été du pain...

Pour voir de plus près ces pierres, il passe de longs mois entiers en Suisse ou en Italie. Il cherche à fixer sa demeure à Chamonix, au-dessus du chalet de Blaitière, mais le flot montant du tourisme l’en chasse. Alors il propose à la commune de Bonneville de lui acheter tout le sommet du Brezon, mais les paysans de l’endroit, stupéfaits qu’on veuille acquérir ces rochers nus et ce gazon bon tout au plus à nourrir quelques chèvres, soupçonnent le milord d’y avoir deviné un trésor et le découragent par leurs exigences excessives. Il s’en console en changeant de climat, mais non d’amour. « Une étude faite dans les jardins de roses de San Miniato, et dans l’avenue de cyprès de la Porta Romana, à Florence, est pour moi, dit-il, parmi les souvenirs des meilleurs jours de ma première existence. »

Longtemps cette passion l’a préservé des autres, et lorsque les autres sont venues, elle l’en a guéri. Jusqu’à dix-sept ans, la continuelle tension de son esprit et de son cœur vers le beau l’avait distrait des séductions de ce que la langue commune appelle la Beauté. Mais comme rien aussi n’est plus propre à développer jusqu’à un état maladif ce romanesque lakiste où les Anglais excellent dès qu’ils n’en sont pas dépourvus, le jour où le jeune ermite de Herne Hill leva la tête de ses livres, et vit devant lui le visage d’une jeune fille, d’une Française, souriant dans l’aube de ses seize ans, il en devint éperdument amoureux. C’était une des filles de M. Domecq, l’associé de son père. Elle s’appelait Adèle, et ce nom devint familier aux lecteurs du Friendship’s Offering, car le jeune homme y publiait des vers qu’il adressait à tout le monde, n’osant les adresser directement à la seule lectrice dont il se souciât. Quant à elle, avertie de la passion de ce jeune géologue gauche, de ce troubadour transi, elle ne fit qu’en rire aux éclats. « À chaque occasion bénie de tête-à-tête, avec ma bien-aimée Adèle qui était Espagnole de naissance, Parisienne d’éducation et catholique de cœur, je cherchais à l’entretenir de mes vues personnelles sur l’invincible Armada, la bataille de Waterloo et la doctrine de la transsubstantiation », dit Ruskin dans ses Præterita. Quant à Mme Ruskin, la mère, profondément indignée qu’un bon tory, savant, évangélique et révérant George III, pût aimer une Française et surtout une catholique, blessée dans tous ses sentiments et ses traditions les plus essentielles par cet amour monstrueux, elle s’opposa obstinément à toute idée de mariage. Cette passion sans espoir dura pourtant quatre années, pendant lesquelles sévit sur le frêle organisme de l’enthousiaste et du penseur une terrible crise. Il crut mourir d’amour et écrivit une pièce de vers fort pathétique intitulée : la Chaîne brisée. Mais on ne meurt pas d’amour ; toutes les chaînes se renouent et le plus triste des douleurs humaines, c’est qu’elles ne durent même point. Un beau jour, on apprit qu’Adèle était mariée. On emmena le jeune homme à travers l’Europe, pour qu’il laissât sur les grandes routes un peu de ces douloureux souvenirs et de l’image qu’il gardait au cœur. Il les porta tour à tour sur les bords de la Loire, dans les montagnes de l’Auvergne, dans les galeries de Florence et de Rome, mais sans les perdre. Chaque site lui paraissait vide comme un tableau de paysage dont on aurait effacé la figure qui l’animait ; dans chaque visage souriant entre des milliers de cadres d’or, il recherchait les traits du seul visage qu’il eût voulu retrouver, moins beau mais mieux aimé. Enfin il revit les Alpes et il sembla qu’il renaissait : « Ce n’était pas seulement l’air des Alpes, dit M. Collingwood, mais l’esprit de l’adoration des montagnes qui le sauvait ». Il a conté lui-même, dans ses Præterita, comment une année plus tard, la contemplation de la nature le guérit. Il se trouvait un jour à Fontainebleau encore malade et fiévreux. Il se traîna dans la forêt, s’étendit au bord d’une route sous de jeunes arbres et tâcha de dormir. « Les branches d’arbres profilées sur le ciel bleu ne bougeaient pas plus que les branches d’un arbre de Jessé sur un vitrail. » Il comprit toutefois qu’il ne mourrait pas encore ce jour-là et commença à dessiner avec soin un petit tremble qui était de l’autre côté de la route. Il trouvait, d’ailleurs, que rien à Fontainebleau ne valait la peine d’être vu. Les hideous rocks d’Evelyn ne lui paraissaient jamais assez hideux pour l’émouvoir et tout au plus bons à emporter dans sa poche, s’ils avaient valu le transport.

Et aujourd’hui, j’avais oublié les rochers, le palais et la fontaine, tout ensemble, et je me trouvais gisant sur le bord d’une route, dans le sable et sans autre point de vue que ce petit tremble contre le ciel bleu... Languissamment, mais sans paresse, je commençai à le dessiner et, comme je dessinais, ma langueur passait. De belles lignes étaient tracées sans fatigue. Elles devenaient de plus en plus belles à mesure que chacune sortait du reste et prenait sa place dans l’air. Avec une admiration croissante, à chaque instant, je vis qu’elles se composaient d’elles-mêmes d’après des lois plus belles qu’aucune de celles que connaissent les hommes. À la fin, l’arbre était là, et tout ce que j’avais pensé auparavant sur les arbres n’était plus...

Comme toutes les passions, si cet amour de la nature remplit sa vie de grandes joies, elle y ajouta aussi des tristesses inconnues à d’autres âmes. S’il n’a plus pour encadrer son horizon les corolles accoutumées de sa jeunesse, il se désole. « À peine toutes les jacinthes et les bruyères de Brantwood, écrit-il dans ses Præterita, compensent-elles pour moi la perle de ces fleurs, et lorsque les vents d’été ont dispersé toutes les feuilles de nos roses sauvages, je pense tristement à la pourpre sombre des convolvulus qui grimpaient et florissaient encore en plein automne autour des pommiers.... » Bien plus, si en retournant devant un paysage préféré, il le trouve bouleversé, défiguré par les « progrès » de la locomotion, par un port ou une voie ferrée, ou par les « embellissements » du tourisme, une guinguette, un hôtel, il est blessé comme par un outrage à son éternellement aimée.

Oui, vous avez méprisé la nature, s’écrie-t-il en s’adressant à ses contemporains, vous avez méprisé toutes les sensations saintes et profondes de ses spectacles ! Les révolutionnaires français transformaient en étables les cathédrales de France. Vous, vous avez transformé en champs de courses toutes les cathédrales de la terre : les montagnes, d’où l’on peut le mieux adorer la divinité ! Votre unique conception du plaisir est de rouler en chemin de fer autour des nefs de ces cathédrales et de boustifailler sur leurs autels ! Vous avez fait un pont de chemin de fer sur la chute de Schaffhouse ! Vous avez fait un tunnel dans les rochers de Lucerne, près de la chapelle de Tell ! Vous avez détruit le rivage de Clarens sur le lac de Genève. Il n’y a pas une paisible vallée en Angleterre, que vous n’ayez remplie de feu mugissant !

En effet, si le malheureux esthéticien, par un beau soir d’été, veut ressaisir les impressions de son enfance et s’achemine vers le coteau de Herne Hill où il a autrefois rêvé ses premiers rêves, il ne reconnaît plus rien autour de lui.

La vue qu’on avait du sommet et des deux côtés était, avant que vinssent les chemins de fer, entièrement belle. À l’ouest et le soir presque sublime. On ne voyait pas la Tamise ni des champs, excepté ceux qui se trouvaient immédiatement au-dessous, mais les sommets de vingt milles carrés de bosquets. De l’autre côté, à l’est et au sud, les coteaux de Norwood, en partie abrupts avec des genêts, en partie boisés de bouleaux et de chênes, en partie de taillis verts et de pâturages en pente raide, avec toutes les promesses de toute la beauté rurale du Surrey et du Kent et avec tant d’espace et de hauteur dans leurs ondulations qu’ils faisaient se souvenir des montagnes des vrais districts montagneux. Souvenir aujourd’hui irrécouvrable, car le Palais de Cristal, sans atteindre lui-même aucun véritable aspect de grandeur, non plus qu’une serre à concombres entre deux cheminées, rapetisse cependant par sa masse stupide les collines, de telle sorte qu’on ne pense pas plus à elles qu’à trois longs morceaux d’argile pour bâtir.

S’il veut resuivre le calme sentier où il a composé ses Modem Painters, sentier bordant un champ où paissaient des vaches, si chaud que les invalides y cherchaient un refuge même en mars, lorsque toute autre promenade eût été la mort pour eux, — il ne trouve plus qu’une rue :

Depuis que j’ai composé et médité là pour la dernière fois divers « embellissements » sont survenus ; d’abord le voisinage avait besoin d’une nouvelle église ; ils ont bâti une église d’un pauvre gothique avec un clocher sans utilité, mais parce que la chose est à la mode, sur un côté du champ. Puis, derrière, on a bâti une cure, les deux bâtiments cachant une moitié de la vue de ce côté. Ensuite est venu le Palais de Cristal gâtant pour toujours la vue dans toute sa longueur et amenant chaque jour d’exposition un flot de gens qui prenaient le sentier et qui le laissaient malpropre avec des cendres de cigare pour le reste de la semaine. Ensuite vinrent les chemins de fer et les voyous arrivant par chaque train de plaisir, qui jetaient bas les palissades, effrayaient les vaches et cassaient autant de branches de fleurs qu’on en pouvait atteindre sur les clôtures. Alors les propriétaires bâtirent un mur de briques pour se protéger. Alors le sentier devint d’une chaleur insupportable autant que sale et fut peu à peu abandonné aux voyous avec un policeman en faction au bout. Enfin, cette année, une palissade de six pieds de haut a été placée de l’autre côté et l’excursionniste, marchant à la queue leu leu, est libre de s’offrir telle notion de l’air, de la campagne et de la vue qu’il peut, entre ce mur et la palissade, avec un mauvais cigare devant lui, un second derrière et un troisième dans sa bouche.

Quand c’est la nature elle-même qui a voulu changer, il s’en plaint plus doucement, mais comme d’une infidélité. « Oui, écrit-il d’Angleterre à un ami qui est dans les Alpes, Chamonix est une demeure désolée pour moi. Je n’y retournerai plus, je crois. Je pourrais éviter la foule en hiver et dans le premier printemps, mais que les glaciers m’aient trahi et que leurs vieux chemins ne les connaissent plus, c’en est trop ! Faites, s’il vous plaît, mes amitiés à la grosse vieille pierre qui est sous Breven, à un quart de mille au-dessus du village, à moins qu’ils ne l’aient détruite pour leurs hôtels... » Il retourne pourtant dans les Alpes en 1882 et il écrit : « J’ai revu aujourd’hui le Mont-Blanc, que je n’avais point vu depuis 1877, et j’ai été très reconnaissant. C’est un spectacle qui me rend toujours toute la force dont je suis capable pour faire de mon pauvre petit mieux, et devant lequel mes amitiés et mes souvenirs me deviennent plus précieux... »

Joie ou tristesse, cette contemplation, qui par moments ressemble à une rêverie mystique, enfantine et extasiée, est le premier grand trait de la physionomie de Ruskin. Lorsqu’il y est plongé, rien ne l’éveille. Les événements passent autour de lui sans qu’il leur accorde un regard. Parfois il demeure des semaines sans connaître ceux qui bouleversent son pays. Khartoum tombe avec l’héroïque Gordon ; il n’en sait rien et comme on parle devant lui du Soudan, il ne songe qu’à celui que Giotto a peint à Santa Croce en face de Saint-François-d’ Assise et demande curieusement : « Mais qui est aujourd’hui le Soudan ? » — Les événements mêmes de sa vie privée ne semblent pas le distraire. Il apprend, dans les Alpes, la mort de sa cousine Mary, la compagne de ses premiers voyages, et aussitôt il cherche à reproduire l’effet du soleil levant sur le Montanvert et la « qualité aérienne des aiguilles ». Poussé par ses parents et ses amis, il se marie, en 1848, avec une jeune fille de Perth, d’une remarquable beauté, mais il continue son rêve mystique, et quand, après six ans, sa femme le quitte et quand l’union légalement formée est dissoute légalement, le grand enthousiaste ne paraît pas avoir détourné un seul instant ses yeux des horizons radieux qu’il aima seuls au monde, ni à la nature éternelle et insensible avoir fait infidélité.