Ruskin et la religion de la beauté/Introduction


INTRODUCTION


Il y a quelques années, étant à Florence le 7 mars, jour de la fête de Saint Thomas d’Aquin, je voulus étudier dans le cloître de l’église dominicaine par excellence, Santa Maria Novella, les fresques de Memmi et de Gaddi où l’on voit le Triomphe de Saint Thomas avec son aréopage des sept sciences célestes et des sept sciences terrestres. Il me semblait qu’aucun jour ne pouvait être mieux choisi pour tâcher de sentir ce qu’avait été cet homme comme disciplineur de la pensée. Puis un soleil splendide brillait sur les dômes de la ville des lys. Or il faut du soleil pour distinguer toutes ces figures d’apôtres, de bêtes allégoriques, de chiens du Seigneur mordant les loups de Thérésie, de savants, depuis Boëtius qui ressemble à un lépreux jusqu’à Tubalcaïn qui ressemble à un orang-outang. Voulant être seul, j’arrivai dès neuf heures du matin. Le cloître était désert. La fraîcheur matinale et le calme monacal en faisaient un promenoir délicieux. Par les vieux arceaux bâtis au xive siècle, brillaient les gazons verts qui ne durent pas si longtemps, mais qui se renouvellent toujours. Le sacristain, protecteur et narquois, avait refermé la porte avec un grand luxe de verrous. Les cloches sonnaient à toute volée, puis il y avait de longs silences... Je marchais depuis quelque temps sur ces trottoirs de tombes qui bordent le Cloître Vert, lorsqu’en approchant de la chapelle des Espagnols, j’entendis naître et croître un léger bruit de paroles, de lecture,... comme de prière. Avais-je été devancé ? Déjà, j’entrevoyais dans l’ombre lumineuse des silhouettes de jeunes femmes au profil giottesque, aux chapeaux canotiers, aux voilettes blanches, aux mains pleines de mimosas. Elles étaient serrées les unes contre les autres devant le Triomphe de Saint Thomas d’Aquin, L’une d’elles lisait :

Optavi et datus est mihi sensus,
Invocavi et venit in me spiritus sapientiæ,
Et præposui illam regnis et sedibus.

Puis la voix reprenait un texte anglais dont voici le sens :

« … J’ai prié, et l’esprit de la sagesse est descendu sur moi… Le pouvoir personnel de la sagesse, la σοφια ou sainte Sophie à laquelle le premier grand temple chrétien a été dédié, cette sagesse supérieure qui gouverne par sa présence toute la conduite des choses terrestres et par son enseignement l’art terrestre tout entier, Florence vous dit qu’elle ne l’a obtenue que par la prière… »

Longtemps elle lut ainsi, passant des aperçus les plus éloquents sur le rôle de la discipline dans la pensée humaine aux remarques les plus minutieuses sur les doigts ou les cheveux de tel personnage de la fresque, notant les repeints, étudiant les airs de têtes, les plis des robes, opposant l’attitude calme de la Rhétorique aux gestes outrés des gens des rues de Florence, « qui font des lèvres de leurs doigts et espèrent sottement arracher par leurs vociférations ce qu’ils désirent des hommes ou de Dieu... ».

L’auditoire écoutait recueilli, manœuvrant avec la ponctualité d’un peloton prussien pour se porter en face de telle ou telle figure, suivant les indications du mince livre rouge et or. Parfois le ton s’élevait jusqu’à l’invocation. Quelques lointains bruits d’orgue l’accompagnaient en sourdine. Des souffles d’air parfumés de fleurs passaient comme un encens. Les points d’or des mimosas, touchés par des rais de soleil, brillaient dans les mains comme des cierges. Je remarquai que ces voyageuses se tenaient sur la pierre sépulcrale des ambassadeurs espagnols qui ont donné leur nom à cette chapelle. Ce qu’elles lisaient semblait aussi une gerbe de fleurs jaillie d’un passé mort. Quels étaient donc ce livre, cet office inconnu, le prêtre de cette religion de la Beauté ? le sacristain, revenu par là, me jeta ce nom : Ruskin !

Une autre année, je me reposais d’un congrès d’économistes, à Londres, dans un de ces salons d’un gothique sobre et confortable où le goût se satisfait sans détriment des aises. On causait des transformations que le machinisme apporte en toute chose et spécialement dans les tissus, les broderies, qui autrefois étaient des ouvrages d’art, travaillés par des êtres pensants, et d’ailleurs beaucoup plus solides dans ce temps où le linge, comme un patrimoine, se léguait de génération en génération. Aujourd’hui, disait-on, le tissu fait à la machine ne dure pas. « Ainsi ces petites serviettes, dit l’un de nos hôtes, — est-il besoin d’expliquer que ceci se passait autour d’une tasse d’un thé ? — Ah ! pardon, répondit la maîtresse de la maison, vous oubliez que ceci est du Langdale linen ! — Et ma redingote, ajouta le maître de la maison, est du drap de Saint-George’s Guild. » Cela parut péremptoire.

J’appris alors que dans le Westmoreland un ouvroir installé dans un joli cottage s’occupait de filer le lin avec les rouets de nos mères-grands et que des hommes tissaient, avec de vieux métiers, la toile. Cette toile faite à la main coûte de 2 à 6 shillings l’yard. Tout l’argent produit par la vente est payé à la banque et les profits sont divisés entre les travailleurs à la fin de l’année. C’est de là que venait le linge de la maison. Quant au drap de l’économiste, il arrivait du moulin de Saint-Georges à Laxey, dans l’île de Man, où l’on carde la laine et où l’on fait le drap. Seule l’eau du moulin, agent naturel, aide les bras de l’homme. De plus, la couleur de la laine est indélébile, car c’est la teinte naturelle des moutons noirs de l’île. De là, beaucoup de dames anglaises font venir leur drap. Ces tissus sont très résistants et ils ont été confectionnés sans la fumée, le bruit, la laideur des machines, en pleine campagne, en dépit du progrès et comme en défi de tout le mouvement industriel et social de notre temps. Et lorsque je demandai quel était l’initiateur de cette gilde, le Titan ou le fou, qui entreprenait de faire ainsi rebrousser chemin à son siècle, on me répondit par le même nom qui avait frappé mes oreilles dans le cloître vert : Ruskin !

Un homme était donc là, tout près de nous, de l’autre côté de la Manche, qui avait pris assez d’empire sur les esprits britanniques pour les acheminer vers les extases des Primitifs et leur imposer sa conception intrépidement rétrograde de la vie, du style, de l’économie, et jusque du vêtement. Cet homme avait surgi, il y a cinquante-quatre ans, avec un livre de bataille, dans une lutte qui de suite l’avait rendu célèbre, et, depuis cette époque, sous le triple aspect de l’écrivain, de l’orateur et du directeur d’usine, il était apparu prêchant la triple doctrine d’un esthéticien, d’un moraliste et d’un sociologue, ou plutôt causant à bâtons rompus avec son siècle, et chacune de ses paroles était recueillie avec un soin pieux par des admirateurs et des admiratrices, comme les gouttes de sang d’un martyr. Ses livres, tirés à vingt, trente mille exemplaires, malgré leur prix très élevé, répandaient dans toute l’Angleterre ses idées de la Nature, de l’Art et de la Vie, et des éditions « piratées » en jetaient la semence au loin dans le Far-West... Cent mille francs par an, telle était la part de l’auteur dans les bénéfices de cette œuvre esthétique, et ces bénéfices allaient aussitôt alimenter l’œuvre sociale qu’il rêvait. Des « sociétés de lecture de Ruskin » s’étaient fondées à Londres, à Manchester, à Glascow, à Liverpool, pour le commenter, un journal pour l’annoncer, une librairie spéciale, la Ruskin House, à Londres, pour le répandre. À ses côtés, des artistes s’occupaient à graver ses dessins, des écrivains à raconter sa vie, lui vivant, à exposer ses doctrines, lui écrivant, à tirer de ses livres des Ruskiniana, des Birthday Books, des guides dans les musées, des ouvrages de distributions de prix. Déjà, les indicateurs de chemins de fer de la région des lacs signalent les hôtels d’où l’on peut apercevoir au loin, parmi les arbres, « la résidence du Professeur Ruskin ». Pendant les grèves, on jette dans la discussion des passages des œuvres du grand esthéticien. M. Frédéric Harrison le proclamait, hier encore, « le plus brillant génie vivant de l’Angleterre, l’âme la plus inspiratrice qui soit encore parmi nous », et il n’y a pas longtemps le directeur d’une institution de jeunes filles, à Londres, déclarait, dans une solennité scolaire, que le xixe siècle ne serait fameux dans l’avenir que parce que Ruskin y avait écrit !

Quel est donc cet homme et quelle est cette œuvre ? Outre l’intérêt de curiosité qu’on peut y apporter, on ne saurait toucher désormais à aucune question d’art, sans y toucher. J’ai donc voulu les connaître, plus complètement encore que par l’excellente étude publiée il y a trente-cinq ans, par M. Milsand, à une époque où Ruskin n’avait écrit que le tiers de son œuvre, vécu seulement une moitié de sa vie, et dévoilé qu’une face de sa pensée. Pour cela, il m’a semblé qu’il ne fallait pas seulement le lire et lire ceux qui le connaissent le mieux et, avant tous, son disciple préféré, M. W. G. Collingwood, mais encore resuivre dans l’Europe et dans l’Esthétique le chemin que le Maître lui-même avait parcouru. En Suisse, à Florence, à Venise, à Amiens, sur les bords du Rhin ou de l’Arno, partout où il a travaillé, j’ai travaillé après lui, refaisant parfois les croquis d’où sortirent ses théories et ses exemples, attendant les rayons de soleil qu’il a prescrits, guettant en quelque sorte