Rupert Brooke (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 165-172).
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RUPERT BROOKE

POÈTE ET SOLDAT



D’après une lettre d’un de ses amis et compagnons d’armes qui l’enterra à Scyros.



Le jour qu’il eut compris que les hautes idées
Devenaient peu à peu
L’enjeu
De la lutte vers le futur échafaudée,
Étant poète, il se promit d’être soldat.

Pas un instant, il n’hésita
À dominer en lui la dangereuse joie
D’être juste et clément à la race de proie
Qui se prouvait cruelle avec tranquillité ;
Son cerveau libre en fut à tel point révolté

Qu’il fit accueil, portes ouvertes,
À la haine innombrable, exaltante et alerte.

Il s’embarqua tel jour d’été,
Quand les vents d’Est couvrent l’immensité
De l’écumante et fougueuse avalanche
Des, vagues blanches ;
Il s’embarqua vers l’Orient,
Jeune, ferme, rapide et souriant,
Voyant déjà surgir au clair de ses prunelles
Les golfes d’or des Dardanelles.

Hélas ! qui donc eût cru que bref serait son rêve
Et que jamais son poing farouche et violent
N’arborerait dans un combat sanglant
Le glaive ?
Hélas ! qui donc eût dit qu’en ces pays vermeils
Où tout lui semblait joie, amour, splendeur et fête,
Son cerveau trop ardent sous son front de poète
Serait tué par le soleil ?


Son corps ne souffrit guère ;
On le mit sur son lit dans sa cabine claire,
Un rayon du couchant visita son chevet
Et son regard encor lucide apercevait
Lentement ses deux mains se dorer de lumière.

Jadis, il eût voulu mourir ainsi,
Par un soir fabuleux, en une île lointaine
Où le troène et l’asphodèle et le souci
S’émeuvent au chant clair et menu des fontaines ;
Or, depuis quatre jours l’ordre du capitaine
Nous faisait faire escale en l’île de Scyros :
De longs parfums de fleurs s’allongeaient sur les eaux
Et la brise chantait aux cordages des moufles
Si bien que ce fut elle, entrant par les hublots,
Qui recueillit et puis dispersa sur les flots
Son dernier souffle.

En uniforme roux coupé en son milieu
D’un seul rang de boutons aux fleurons militaires,

Nous l’avons enterré par un minuit lunaire,
Dans un site merveilleux.

Nous l’avons mis sur nos épaules fraternelles,
Y maintenant sa bière avec nos larges mains.
Des flambeaux allumés éclairaient les chemins
Au long de roches éternelles.

Nous étions comme heureux de le sentir encor
Une dernière fois en son cercueil de hêtre
Nous toucher presque et comme agir de tout son être
Très doucement, contre nos corps.

Nous l’avons longuement couché sous de beaux arbres
Au penchant d’un coteau par la sauge strié ;
Son tombeau fut orné d’un rameau d’olivier
Et recouvert par de blancs marbres.

Ceux de sa compagnie ont voulu que sa croix
Ne fût que deux tronçons d’un pauvre et frêle arbuste
Ils ont inscrit son nom sur une planche fruste,
Prenant pour encre un peu de poix.


Nous l’avons veillé tous, jusqu’à l’aube blêmie ;
Puis l’avons laissé là
Dans sa tombe de soldat,
Avec la mer pour amie.

Depuis
Le sort, tantôt clément, tantôt contraire,
Nous dispersa d’île en île, là-bas, au loin,
Partout où de nos bras sanglants avaient besoin
La France et l’Angleterre.

Mais nul de nous, jamais, n’a desserré le lien
Qui l’unissait au disparu dans la mort noire
Et l’on songeait à lui, avec ferveur et gloire,
Dès qu’on se battait bien.

Plus tard, lorsque la paix docile
Nous sera revenue avec sa force douce,
Nous irons rechercher sous le thym et la mousse
Sa tombe, au cœur de l’île.


Hélas ! le temps qui tout efface
Peut-être en aura fait disparaître la trace,
Et peut-être nos pas
La chercheront en vain dans le soir et l’aurore ;
N’importe, il nous sera plus cher encore
Si nous ne la retrouvons pas.