À ras de terre (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 157-164).

À RAS DE TERRE


Hélas ! en aucun lieu sous le soleil,
Bannière au clair, ne s’exaltent les chevauchées
Des escadrons bondissants et vermeils.
Tout se passe là-bas, en des plaines transies,
En France, en Allemagne, en Belgique, en Russie,
Où face à face sont couchées
Mille troupes se surveillant
De tranchée à tranchée.

Certes un jour, l’élan et la fureur
Décideront et du vaincu et du vainqueur.
En attendant,
C’est un serpentement

Qui bouge et rampe et s’allonge sous terre.

On circule dans le mystère,
L’œil et l’oreille au guet, le pas aventureux ;
Tout le travail se fait secret et ténébreux ;
La vaillance se mue en témérité sombre ;
On se sent le complice et le soldat de l’ombre ;
On ne se parle guère ; on ne pousse aucun cri ;
On creuse le sous-sol jusques à la nuitée
Et l’on attend patiemment
Que l’ennemi surpris,
Sinistrement, soit enfoui
Sous la terre éclatée.

Oh ! les moments de trouble et les heures d’ennui !
On les subit
Et l’on bougonne :
Tout est uni et morne et n’exalte personne.
Il est même des jours
Où l’on se sent si las, si lourd,

Et d’humeur si contraire,
Que l’on voudrait soudainement
Peu importe comment
Finir la guerre.

Devant le front, c’est les postes d’écoute
Qui se dressent aux coins dissimulés dés routes.
Toujours,
Quelqu’un y veille, nuit et jour.
Il guette au loin l’espace, et l’espace le guette ;
Il vit dissimulé dans l’immense tempête,
Le cœur et l’esprit angoissés,
Sous le déchaînement des feux entrecroisés.
Parfois, quand le soir tombe, en été, sur les plaines,
Il entend les crapauds dans les mares prochaines
Paisiblement siffler comme aux temps d’autrefois,
Où il était, parmi les champs ou dans les bois,
Celui qui fait dûment pour le bien de la terre
Les gestes clairs, puissants et millénaires.


Et puis encor passent à ses côtés
Des patrouilles mornes et lentes.
Leur masse est grise ou noire et leur marche hésitante.
Il les voit tour à tour s’avancer, s’arrêter,
Glisser, ramper, et tout à coup comme ausculter
La plaine immense :
On dirait que leur sort à tous est suspendu
À tel bruit souterrain par leur crainte entendu ;
Puis leur marche à tâtons dans la nuit recommence.

L’ennemi veille et se répand aussi
En patrouilles mornes et lentes ;
Leur masse est grise ou noire et leur marche hésitante.
Qu’ait lieu une rencontre au tournant d’une orée,
Sitôt s’entame sans merci
Une lutte férocement exaspérée :
On s’agrippe et l’on se mord
En un farouche corps à corps ;
L’éclair blanc des couteaux au bout des poings travaille
À creuser dans la chair de sanglantes entailles ;

Des heurts, des chocs, des cris
Assourdissent ou perforent la nuit ;
Des coups pleuvent sans nombre ;
Un chien rôdeur au fond des bois, aboie
Et, blocs par blocs, des hommes choient
Et font sur le sol noir de larges monceaux d’ombre.

Ainsi,
Partout en France, en Allemagne, en Russie,
Et plus loin en Égypte, et plus loin en Asie,
La même guerre,
En attendant le branle-bas
Des suprêmes combats,
Condense immensément sa fureur sous la terre.

Tandis qu’au-dessus d’elle à travers l’air, là haut,
L’obus siffle sans cesse et le shrapnell éclate
Avec un bruit heurté de lattes contre lattes ;
On dirait dans la nue un tonnerre nouveau ;
Le ciel n’est que bouquets de flammes suspendues
Dont les fleurs sont la mort en tous sens répandue,

Et dès que le jour fuit,
La nuit
Se balafre des feux errants de cent désastres,
Si bien qu’aux horizons tempétueux,
Les yeux
Croient voir lutter entre eux
Et se heurter et se casser
En deux
Les astres.