Rue Principale/Tome I/27

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 196-201).

XXVII

les promesses de jules lanctôt

Tandis que Jules Lanctôt se morfondait en prison et réfléchissait aux inconvénients qu’il peut y avoir à abuser de la crédulité des vieilles filles, sa victime, la trop romanesque Cunégonde, sentait fondre son ressentiment et se tempérer son indignation. Chaque nuit, depuis le jour où, outragée, elle avait exigé l’incarcération de son amoureux, elle l’avait revu en rêve, se tordant sur le maigre grabat de sa cellule, en proie à des crises de folie épouvantables. Et ses rêves se terminaient toujours de même façon : Jules passait de vie à trépas en maudissant celle qui l’avait envoyé à la mort. Aussi, chaque matin, poussait-elle un large soupir de soulagement, lorsqu’elle apprenait que le prisonnier se portait à merveille.

Lanctôt, lui, dans sa cellule, oubliant ses maladies imaginaires, était la proie d’une idée fixe : sortir de là au plus tôt et faire payer cher, le plus cher possible, sa mésaventure à celle qui avait eu l’outrecuidance de ne pas se laisser tondre sans rien dire. Oh ! il ne rêvait pas de vengeances éclatantes ni de supplices chinois. Ce qu’il entendait par lui faire payer cher les mécomptes qu’elle lui avait infligés, c’était tout simplement prendre une nouvelle offensive contre les fortifications de son compte de banque. On le voit, les projets de vengeance de Jules Lanctôt s’accommodaient fort bien de sens pratique

Et il avait commencé par lui écrire une lettre émouvante et parsemée de fautes d’orthographe, la suppliant de mettre fin à son martyre de prisonnier.

C’est porteuse de cette lettre que Cunégonde, ayant fait sa toilette des grands jours, se présenta au chef Langelier, qui la reçut galamment malgré qu’elle arrivât, fort mal à propos, au moment où il lisait un roman policier palpitant, tout en croquant des bonbons acidulés.

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ce matin ? lui demanda-t-il en refermant le tiroir où il avait précipitamment jeté son sac de bonbons.

— Ben, répondit-elle, c’est… c’est à propos d’une lettre que j’ai reçue hier.

— Oui ?

Elle ouvrit son sac.

— Tenez, dit-elle, je l’ai ici, voulez-vous la lire ?

— Je l’ai lue.

— Hein ! sursauta-t-elle, vous avez lu ma lettre ?

— C’est le règlement, mademoiselle Cunégonde. Faut lire les lettres des prisonniers avant de les laisser partir.

— Puisque vous l’avez lue, dit-elle, dites-moi donc ce que vous en pensez, monsieur Langelier ?

Le chef haussa les épaules et répliqua, presque bourru :

— Ben écoutez, je sais pas moi. C’est vous qui l’avez fait arrêter cet homme-là ; c’est vous qui avez porté plainte. Il me semble que c’est vous qui devez savoir ce que vous voulez faire, cimequière ! Si vous vous ennuyez de votre amoureux, faites-le relâcher, c’est bien simple !

— C’est pas ça pantoute ! répliqua Cunégonde offusquée.

— Qu’est-ce que c’est, d’abord ?

— Ben, je sais pas moi, monsieur Langelier. Il me dit dans sa lettre qu’il a une proposition intéressante à me faire.

— Je la connais sa proposition.

— Ah !

— Il va vous la faire lui-même, vous allez voir. Il donna un ordre bref au téléphone.

— On va vous l’amener, dit-il, ça ne prendra pas de temps.

Et il ajouta :

— Je ne sais pas si vous connaissez la loi, mademoiselle Cunégonde, mais du moment que vous faites condamner Lanctôt à la prison, il faut renoncer à votre argent.

— Qu’est-ce que vous dites là, vous ?

Cunégonde était visiblement troublée par cette révélation d’un aspect de la loi qu’elle ne soupçonnait même pas.

— C’est tout naturel, expliqua le chef. Si ce gars-là fait de la prison pour ses sept cents piastres, vous ne voudriez tout de même pas qu’il soit obligé de vous les rembourser par dessus le marché ? Tandis que si vous lui donnez une chance de rembourser, vous rentrerez peut-être dans votre argent.

Et comme Cunégonde faisait une grimace qui exprimait clairement combien elle demeurait sceptique, il reprit :

— Et vous savez, il y a des moyens de le forcer à respecter les engagements qu’il prendra. Je m’en chargerai moi, au besoin.

À ce moment, Jules Lanctôt fit, accompagné d’un policier en uniforme, une entrée qui n’avait rien de reluisant.

— Asseyez-vous là, Lanctôt, fit Langelier en lui désignant une chaise d’un mouvement de tête.

— Merci, dit Jules.

Décidément il ne payait pas de mine, le bel escroc, avec sa barbe de trois jours.

— Bonjour Cunégonde, fit-il.

Langelier laissa à Cunégonde le temps de répondre. Voyant qu’elle n’en faisait rien, il s’adressa au prisonnier :

— Lanctôt, vous allez faire vous-même, à mademoiselle Décarie, la proposition dont vous m’avez parlé hier. Je ne vous dirai pas que je lui ai conseillé d’accepter, mais si elle le fait, il ne s’agira pas de jouer au fou, hein ? Il s’agira de respecter point par point l’engagement que vous aurez pris.

— Mais bien sûr, monsieur le chef de police, bien sûr ! répondit Lanctôt prêt, à ce moment, à souscrire à toutes les conditions et à faire toutes les promesses.

Il se tourna vers Cunégonde, sembla réfléchir sur la meilleure façon d’attaquer son sujet, et dit, très simplement :

— Cunégonde…

Mais il se fit interrompre séance tenante.

— Mademoiselle Décarie, s’il vous plaît ! corrigea Cunégonde.

— Mademoiselle Décarie, reprit-il, si je t’ai écrit hier…

Encore une fois l’interruption cingla :

— Je ne veux pas que tu me tutoies… Euh… je ne veux pas que vous me disiez tu !

— Excuse, pardon, bredouilla-t-il… Euh… est-ce que monsieur Langelier t’a… vous a expliqué ma proposition ?

— Je n’ai rien expliqué du tout, fit le chef.

— Eh bien voilà ! reprit Lanctôt. Je sais bien que j’ai mal agi avec vous, et je ne cherche pas d’excuses pour ce que j’ai fait ; mais ce qu’il faut que je dise, par exemple, c’est que c’est bien la première fois de ma vie que ça m’arrive. J’ai jamais été bien bien chanceux, mais j’ai toujours été honnête.

— C’est correct, c’est correct ! coupa Langelier que toutes ces professions d’honnêteté exaspéraient : on ne vous demande pas ce que vous avez été toute votre vie. Faites votre proposition puis faites-là vite… Marchez !

— C’est ben simple, reprit Lanctôt, si vous voulez avoir la grande bonté de retirer votre plainte puis de me faire sortir d’ici, je prends l’engagement solennel de vous remettre vos sept cents piastres.

— Ouais, fit Cunégonde narquoise, et où allez-vous aller les chercher ?

— Je trouverai, Cunégonde, promit-il. Je travaillerai au pic et à la pelle s’il le faut, mais je vous les rendrai sou par sou, cinq sous par cinq sous !

— Je vivrai jamais assez vieille pour voir la fin de cette histoire-là, constata Cunégonde en haussant les épaules.

Écoutez donc, intervint Langelier, sou par sou et cinq sous par cinq sous, c’est pas la proposition ça !

— Mon Dieu, chef, expliqua Lanctôt, ce n’était là qu’une façon de parler. Ce que je veux dire, c’est que je rembourserai dix piastres par semaine comme c’était entendu hier.

— Acceptez-vous ça ? questionna le chef en se tournant vers la plaignante.

— Écoutez donc, fit-elle, à dix piastres par semaine, ça va prendre combien de temps ?

— Soixante-et-dix semaines, répondit Lanctôt. Un an et quatre mois à peu près. Comme vous le voyez, c’est pas long.

— Pas long, pas long, fit-elle ; c’est pas demain matin non plus ! Mais toute de même, c’est mieux que de ne pas les ravoir pantoute !

— Tu acceptes, Cunégonde, tu acceptes ?

Elle eut un sursaut d’énergie.

— Non ! clama-t-elle. Non, bout de peanut, j’accepte pas ! Tu vas me promettre dix piastres par semaine, puis quand viendra le temps de me les payer, tu me les payeras pas !

Une fois encore, le chef intervint :

— Mademoiselle Décarie, si Lanctôt prend l’engagement de vous rembourser dix dollars par semaine, il le tiendra, vous pouvez me croire !

— Tu vois bien ! Le chef Langelier a confiance en moi, lui ! triompha Lanctôt.

— Moi, confiance en vous ! rétorqua Langelier. Pas plus qu’en une vieille cent percée ! Seulement, si mademoiselle Décarie accepte votre proposition, les dix piastres, c’est pas à elle que vous les payerez toutes les semaines, c’est à moi ! Puis la première fois que vous oublierez de venir faire votre paiement à l’heure dite, je vous reflanque dedans et vous pouvez prendre ma parole que cette fois-là, il y aura pas de revenez-y. Vous y resterez !

— De même, conclut Cunégonde, ça me va !

Et c’est ainsi que Lanctôt, dix minutes plus tard, arpentait les trottoirs de la rue Principale, en se demandant comment il allait faire, non pas pour tenir ses engagements, mais pour ne pas les tenir ; ce qui avec un homme de la trempe du chef Langelier, ne devait pas être précisément facile.