Rue Principale/Tome I/26

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 190-195).

XXVI

où monsieur rené lamarre se trompe d’adresse

Le lendemain, lorsque Ninette arriva à l’Agora, Louis, qui tout en soupirant polissait les barres de cuivre de l’entrée, la prévint que monsieur Lamarre désirait la voir dès son arrivée.

Il n’y avait là rien de surprenant. Depuis qu’elle avait cessé de voir Bob et qu’elle avait consenti à sortir avec son chef direct de plus en plus fréquemment, René Lamarre ne manquait jamais une occasion d’inviter sa première caissière à le rejoindre dans son bureau. Au début, il avait cherché des prétextes, prétextes professionnels fallacieux et souvent bien puérils qui ne trompaient ni Cunégonde, ni même Louis et encore moins Ninette. Mais il s’était bientôt rendu compte du ridicule qu’il y avait à inventer d’inutiles discussions de service. Le personnel tout entier, sachant fort bien que monsieur le directeur trouvait la compagnie de sa caissière agréable après les heures de service, n’avait aucune raison de s’étonner qu’il la recherchât également pendant les heures de travail.

Ninette, ayant enlevé son chapeau, discipliné quelques boucles rebelles et poudré légèrement le bout de son nez, alla frapper à la porte du bureau directorial. Quoiqu’elle fût dix bonnes minutes en avance, René Lamarre la reçut comme s’il l’attendait depuis longtemps déjà.

— Ah ! tout de même, s’écria-t-il, vous voilà, ma petite Ninette !

— Tout de même ? s’étonna-t-elle.

Il avait approché un fauteuil du sien et il lui fit signe de s’asseoir.

— Vous ne vous doutez pas, dit-il, que voilà plus d’une demi-heure que je suis là à regarder les aiguilles de ma montre et à espérer vous voir arriver avec une avance suffisante pour nous permettre de bavarder un bon moment, avant que vous ne soyez forcée d’aller vous enfermer, pour de longues heures, dans votre affreuse petite cage vitrée.

— Mais justement, répondit-elle, ne suis-je pas arrivée plus de dix minutes avant l’heure ?

— Dix minutes ! Évidemment, admit-il, j’aurais mauvaise grâce à ne pas m’en contenter ; mais quelle joie serait la mienne, ma petite Ninette, si je savais que c’est le désir de me voir plus tôt, qui vous fait arriver ainsi avant l’heure !

Mais voyant naître un sourire sur les lèvres de la jeune fille, il s’empressa d’ajouter :

— Rassurez-vous, je n’ai pas cette fatuité. D’ailleurs, le principal c’est que vous soyez là, plus jolie que jamais, et que vous ne me disiez pas que quelque chose vous empêche de sortir ce soir.

— Mais rien du tout, répondit-elle, à moins que vous n’ayez changé d’avis.

— Moi, changer d’avis ! s’écria-t-il. Changer d’avis quand vous me faites la joie d’accepter mon invitation ? Mais vous savez bien qu’il faudrait, pour cela, au moins un tremblement de terre ! Si vous aviez conscience de votre charme, de la joie qu’il procure à ceux qui ont la chance de vivre dans son rayonnement, il ne vous viendrait même pas à l’idée de faire une supposition pareille !

Comme elle le faisait toujours lorsqu’une avalanche de compliments s’abattait sur elle, Ninette rougit violemment. Elle s’en rendit compte et en fut vexée. Lamarre, lui, feignit de ne pas s’en apercevoir, ce dont elle lui fut reconnaissante.

— Alors comme ça, fit-il, à cinq heures juste, dès que mademoiselle Décarie sera arrivée, nous filons ?

— Si vous voulez, dit-elle, mais j’aurais pourtant voulu passer chez-moi, au moins pour changer de robe.

— Mais pourquoi ? Celle-ci est délicieuse.

Ninette sentit l’inutilité de discuter davantage.

— Soit, dit-elle, je donnerai un coup de téléphone à Marcel pour le prévenir que je ne souperai pas à la maison, et pour lui dire d’aller manger chez Gaston. Ce n’est pas plus difficile que ça.

Elle se leva et se dirigea vers la porte.

— Je vous en prie, dit Lamarre, pas encore ! Il vous reste cinq grosses minutes.

— Peut-être, répondit-elle, mais il me reste aussi beaucoup de choses à faire.

— Et moi, reprit le directeur, avec beaucoup de gravité, il me reste à vous parler d’une chose tellement sérieuse !

Le ton surprit Ninette qui, la main sur la clinche de la porte, s’arrêta brusquement.

— Sérieuse ?

Il hésita, posa longuement sur elle ce regard perçant, qui l’avait tant gênée dans les premiers temps et qui la gênait encore, puis demanda :

— Me promettez-vous de ne pas répondre non avant de m’avoir entendu jusqu’au bout ?

— Oh oh ! dit-elle, c’est si terrible que ça ?

— Terrible ? Jamais de la vie ! Au contraire, ça pourrait être délicieux si vous vouliez.

— Si je voulais, René ?

— Mais bien sûr, reprit-il, ça ne dépend que de vous. Tenez, regardez.

Parmi les paperasses qui encombraient son bureau, il prit une lettre qu’il tendit à Ninette.

— C’est une lettre du bureau-chef, expliqua-t-il.

Il y eut un long silence pendant lequel Ninette lisait. Lorsqu’elle lui rendit la lettre il demanda :

— Eh bien, qu’en pensez-vous ?

— Ainsi, fit-elle, vous allez partir pour quinze jours.

— Exactement. New-York, Washington, Détroit…

— C’est un beau voyage.

— N’est-ce pas ?

— Du moins je le crois, dit Ninette, car, en somme je n’ai jamais été dans aucune de ces trois villes-là.

Il avait fait le tour de son pupitre et s’était approché d’elle.

— Vous souvenez-vous, dit-il, qu’un soir, au bord du fleuve, je vous ai demandé si vous aimiez les beaux voyages ?

— Oui, je m’en souviens.

— Là évidemment, il était question d’un long, d’un très long voyage…

— Dans un gros bateau…

— En Europe !

— Oui, soupira Ninette, en Europe.

— Bien sûr, reprit-il, New-York, Washington, Détroit, c’est moins loin, c’est peut-être moins beau, et… il n’y a pas de gros bateau. Pourtant, ma chère Ninette, si vous vouliez…

— Si je voulais quoi ? demanda-t-elle.

Il baissa la voix pour lui dire :

— Si vous vouliez, en attendant le gros bateau et le voyage en Europe, vous pourriez peut-être vous contenter du chemin de fer et du voyage aux États-Unis avec moi ?

— Mais, mais vous savez bien… balbutia Ninette, si surprise par l’audace de cette invitation, qu’elle ne trouvait rien à répondre

— Oh ! s’empressa de reprendre Lamarre, je sais ce que vous allez me dire : vous allez prétendre que c’est impossible.

— Non seulement je vais le prétendre, mais je le pense !

Il haussa les épaules et ajouta :

— Il y a tant de choses qui paraissent difficiles et qui s’arrangent pourtant très bien quand on le veut.

— Vous croyez ?

— Mais oui voyons ! Je suis sûr que vous songez à l’impossibilité de quitter le théâtre pendant quinze jours.

— Il n’y a pas que ça.

— Non peut-être, dit-il, il n’y a pas que ça. Mais enfin il y a ça ; et justement c’est là un obstacle qui n’existe pas. Je mets une remplaçante à votre place, et c’est tout !

— Je regrette, fit Ninette plutôt sèchement, mais ça n’arrangerait rien. Il y a d’autres raisons qui m’empêchent d’accepter votre invitation.

— D’autres raisons ? s’étonna-t-il. Ah ça, évidemment, si vous vous mettez à en chercher !

— Je n’ai pas besoin d’en chercher. Elles se présentent très bien d’elles mêmes.

— Voyons, plaida-t-il, ça ne vous ferait pas plaisir un beau voyage ? New-York est la plus grande ville du monde. Vous y verrez des choses splendides, des théâtres magnifiques, des spectacles extraordinaires…

— Je n’en doute pas.

— Vous vous y amuserez follement !

— Peut-être.

— Mais alors, pourquoi ne dites-vous pas oui tout de suite ?

— Parce que… parce que je dis non.

Il leva les bras, comme pour prendre le ciel à témoin du manque de logique de la réponse, et s’écria :

— Mais c’est ridicule ! Votre frère peut très bien se passer de vous pendant quinze jours ! Ce n’est plus un enfant, Marcel !

— Il ne s’agit pas de lui.

Cette fois, il parut ne plus comprendre.

— Comment ! s’écria-t-il, il y a autre chose ? Il y a un autre motif qui peut vous empêcher de… d’accepter mon invitation ?

— Oui, répondit-elle, il y a un autre motif, et je m’étonne qu’il ne vous soit pas apparu tout de suite. Il me semble pourtant que vous auriez dû y penser ; il me semble que moi, à votre place, je n’aurais même pas osé exprimer…

Il l’interrompit brusquement.

— Ah ! oui, fit-il d’un air amusé, oui j’ai compris ! Ma pauvre petite fille va ! Au siècle où vous vivez, vous avez peur de ce que les gens vont dire ?

— Non, René, non, je n’ai pas peur de ce que les gens pourraient dire, je n’ai peur de rien, seulement…

— Seulement quoi ?

— Seulement, c’est très simple : vous vous êtes trompé de jeune fille, voilà tout.

Et elle s’en fut rapidement.

Pendant quelques secondes, Lamarre resta comme pétrifié, incapable de comprendre que sa superbe invitation eut obtenu si peu de succès. Puis soudain, rageur, il donna un formidable coup de pied à une innocente corbeille à papiers, qui s’en alla, pitoyablement, répandre son contenu à l’autre extrémité de la pièce.