Rue Principale/Tome I/20

XX

où, après avoir parlé d’une grande assemblée contradictoire, on en tient une petite qui finit mal


Dans les villages et les villes de province de la plupart des pays du monde, les pays catholiques s’entend, la sortie de la grand messe est, sans contredit, le moment le plus mondain de la semaine. C’est l’heure où ces dames potinent et où ces messieurs discutent. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit, pour les établissements publics situés à proximité de l’église, l’heure lucrative par excellence.

Saint-Albert n’échappe évidemment pas à la règle ; et l’assez vaste magasin de Léon Sénécal, le tabacconiste, y était, à l’époque où se déroulaient les événements qui font l’objet de ce récit, le rendez-vous dominical d’une partie de la population mâle. Mais, quand Louis Beaupré, le portier du cinéma Agora, y pénétra ce dimanche-là, le magasin était désert. Il faut dire que Louis avait quitté la messe pendant le sermon, en faisant le moins de bruit possible. Oh ! ce n’était pas que ce pauvre Louis manquât véritablement de piété ; mais pour une nature lymphatique comme la sienne, rester une heure debout, au fond de l’église, était du domaine des supplices insupportables. D’autant plus que, comme il le dit à Léon Sénécal sitôt entré dans le magasin :

— C’est ben fatigant, barre de cuivre, d’écouter un long sermon de même, quand on est tout au fond de l’église, que monsieur le curé parle pas fort, puis qu’on comprend pas la moitié de ce qu’il dit.

Et Louis s’en fut, d’un pas traînard, se chercher dans la glacière rouge qui prolongeait le comptoir, une vague boisson gazeuse.

— Dis donc, mon Louis, questionna Sénécal, ton gérant là, puis Ninette Lortie, ça m’a l’air que ça va pas trop mal ensemble, hein ?

— Oh ! ben moi, j’sais pas, barre de cuivre. S’il y avait rien que moi pour s’occuper des affaires des autres, on s’en occuperait pas le diable, monsieur Sénécal. Jaser de ses propres affaires, c’est bien assez fatigant, sans jaser de celles qui nous regardent pas.

Ayant dit, Louis introduisit dans sa bouteille deux chalumeaux de papier paraffiné, et se retourna pour voir à qui la porte, en s’ouvrant, livrait passage. C’était Girard, le boulanger, suivi de Mathieu, le boucher. Il fut tout de suite question des élections.

— C’est-y vrai ça, monsieur Mathieu, demanda Louis, qu’il va y avoir une assemblée contradictoire ?

— Ben sûr, répondit le boucher. Jeudi soir, à l’Aréna.

— Ça évidemment, remarqua Girard, si Blanchard et ses petits amis prennent pas peur à la dernière minute.

Sénécal crut bon d’intervenir :

— Voyons Phil, raconte donc pas de bêtises ! Pourquoi voudrais-tu que Blanchard ait peur ? D’après moi ce serait plutôt Gaston Lecrevier qui aurait de bonnes raisons de ne pas oser se montrer.

— Puis pourquoi donc ça, batèche ? demanda Mathieu.

Sénécal hésita un instant.

— Ben ça, mon cher Mathieu, je ne suis pas capable de te le dire, mais jeudi soir, à l’assemblée contradictoire, tu vas voir qu’il va éclater une bombe, et que ton Lecrevier va rentrer six pieds sous terre s’il en est capable.

— Bah ! fit Girard, on les connaît les bombes à Blanchard, farine d’avoine ! C’est pas ça qui nous fait peur.

— Non certain ! surenchérit le boucher, surtout si ça ressemble à sa dernière ! Puis tu peux dire à Blanchard que s’il a une bombe à faire éclater jeudi prochain, il fait mieux de faire ben attention avant de la lancer : parce que nous autres, en fait de bombes, on en a une demi-douzaine à sa disposition, et que si c’est un bombardement qu’il veut, il va être servi dans les grands prix !

— Oui certain ! approuva Girard.

— Et tu peux lui dire aussi, poursuivit Mathieu, que si ça dépend rien que de nous autres, le jour où il pourra plus s’acheter des cigares de trente-cinq cents avec l’argent de la municipalité est à la veille de se lever.

— Eh bien moi, si vous voulez mon avis, répliqua Sénécal, on va débarquer Lecrevier sans misère, comme on a débarqué son fameux monsieur Bernard.

— Monsieur Bernard ? s’étonna Mathieu. Personne ne l’a débarqué ! Il est parti parce qu’il l’a bien voulu.

— En tout cas, conclut Sénécal, c’est un beau numéro votre monsieur Bernard ! Lui puis son secrétaire Marcel Lortie, ça fait une jolie paire. Un vieux croche qu’on ne sait même pas d’où il vient, et un gars qui est venu me dévaliser ici, à la pointe de son revolver, puis qui court les rues et qui a le front de se montrer partout !

— Prends garde, fit Mathieu, le juge l’a acquitté !

— Qu’est-ce que ça peut me faire ça, à moi ? Je suis aveugle, peut-être ? Je ne l’ai pas vu, sans doute ?

— Ben, entre nous autres là, Sénécal, remarqua Girard, laisse-moi te dire que ça t’a pris ben du temps pour le reconnaître.

— C’est là que tu te trompes, Phil Girard ! Ça ne m’a pas pris six semaines, ça m’a pas pris six jours, ça m’a pas pris six minutes pour le reconnaître ! Seulement il me manquait un petit quelque chose pour être certain. Vous comprenez, je les estimais moi, les Lortie ; ça fait que je me suis dit : « C’est pas possible que ça soye Marcel. Marcel ferait pas ça ! T’as mal vu. Tu te trompes ! » Dans un état d’esprit pareil, j’étais pas pour aller dire à la police que je pensais que c’était Marcel Lortie qui avait fait le coup. J’aimais bien mieux dire que je le savais pas et que c’était probablement un gars que j’avais jamais vu de ma vie. Comprenez-vous ça ?

La porte s’était ouverte à plusieurs reprises et une dizaine d’hommes étaient entrés. Personne, cependant, ne semblait pressé de se faire servir. La tournure que prenait la conversation faisait pressentir à tous un orage prochain, et nul ne se souciait, par une interruption intempestive, de ramener le calme et, par conséquent, de priver l’honorable assistance d’une prise de bec qu’on espérait monumentale.

— Ben moi, farine d’avoine ! dit Girard avec un calme nuancé de mépris, si tu veux mon avis, Léon Sénécal, le jour où tu as été dire devant le juge que tu avais reconnu Marcel Lortie, t’as rien que menti !

Sénécal pâlit sous l’injure.

— Oui certain, farine d’avoine ! poursuivit le boulanger, t’as menti, puis t’as menti dans la boîte aux témoins, sous serment !

Et comme Mathieu essayait de le faire taire, il reprit :

— Ya assez longtemps que j’ai ça sur le cœur ! Y a assez longtemps que je viens ici avec l’espoir que tu me donneras l’occasion de dire ce que je pense de toi, Sénécal !

Le marchand de tabac contourna son comptoir et vint se planter devant le boulanger, qu’il dominait d’une demi-tête. Le cercle des spectateurs s’élargit.

— Tu vas retirer ce que tu viens de dire ! hurla Sénécal.

— Je retirerai rien pantoute !

— Tu vas retirer ce que tu viens de dire, ou autrement je vais te le faire rentrer dans la gorge à coups de poings !

Les spectateurs frémirent d’aise. Une bonne bataille n’est-elle pas un spectacle de choix ?

Mais Girard ricanait :

— À coups de poings ? Si ton frère vivait encore, Léon Sénécal, peut-être bien qu’à vous deux vous auriez une petite chance ; mais toi tout seul, je te dis que t’as besoin de te lever de bonne heure !

— Vas-tu les retirer tes paroles ? hurla Sénécal un peu surpris de voir le boulanger lui tenir tête avec autant d’audace.

— Je sais pas si tu appelleras ça les retirer, reprit Girard, mais je vas dire quelque chose : c’est que tu as témoigné contre Marcel Lortie, parce que sa sœur Ninette avait pas voulu de ta saudite face de singe ! Voilà ce que j’ai à dire ! Puis aussi que tu t’es parjuré ! Et à cette heure, si t’es pas content, fais ce que tu veux, moi je suis prêt. Ben quoi, qu’est-ce que t’attends ?

— J’attends, j’attends que tu commences, bégaya Sénécal.

— Ah ! c’est rien que ça ? Eh ben… prends ça !

Et joignant le geste à la parole, Phil Girard décocha au menton de Sénécal, un uppercut du style le plus pur, qui envoya le marchand de tabac, tête première, dans un comptoir vitré, déranger la parfaite ordonnance d’une rangée de pipes.

Sénécal se releva aussitôt, mais il était évident que toute ardeur combative l’avait abandonné. Phil Girard, suivi de Mathieu et de Louis, sortit sans hâte, mais non sans majesté.