Rue Principale/Tome I/19

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 139-145).

XIX

la mort d’un chat

Ninette s’affairait, se pressait, jetait sur la pendule des regards inquiets, cherchait à faire plus vite encore et ne réussissait que très mal. Pour faire décrire, au bâton de rouge, la courbe parfaite du dessin de ses lèvres, il eut fallu que sa main ne tremblât pas. Mais allez donc vous maquiller avec calme, lorsque vous vous êtes levée à dix heures et demie et qu’il vous faut commencer à travailler à onze heures ! Trois fois déjà, elle avait effacé, repris, essuyé et recommencé cette simple opération ; trois fois elle avait jugé le résultat indigne de son effort. Elle renonça à une quatrième tentative et se précipita dans la cuisine. Certes, il ne fallait pas songer à prendre le temps de manger. Un verre de lait, en vitesse, voilà quel serait, ce matin-là, son petit déjeuner.

Elle ouvrit le réfrigérateur, y prit une bouteille de lait pleine et s’en versa un grand verre. Dehors, un miaulement plaintif se fit entendre. Ninette hésita. Ouvrir la porte au chat des voisins et lui faire l’aumône d’une soucoupée de lait, c’était perdre de bien précieuses secondes. Mais laisser la bête, la gentille petite bête, habituée à ce petit festin quotidien, miauler en pure perte, c’était manquer à un petit devoir d’amitié. Ninette tira le verrou, ouvrit la porte ; le félin, tout noir, tout menu et si maigre, se faufila, le dos rond, la queue en bataille.

— Je suis bien pressée, mon pauvre Minou, il va falloir boire vite !

Et déjà la soucoupe, pleine jusqu’aux bords, était à portée de la gourmandise du chat.

Ninette alla mettre son manteau, camper sur ses ondulations un petit chapeau de rien du tout ; elle perdit trente secondes à chercher ses gants et quinze à trouver son sac. Elle fit trois pas, se rappela qu’il lui fallait un mouchoir, refit les trois pas en sens inverse, ouvrit un tiroir, prit un minuscule carré de batiste, le glissa dans son sac, sortit de sa chambre et s’arrêta, à la fois surprise et effrayée, en mettant le pied dans la cuisine.

Le petit chat noir, non seulement n’avait bu que la moitié de sa soucoupée, mais il était là, couché sur le flanc, battant des quatre pattes, et comme en proie à de violentes convulsions. Que faire ? Onze heures moins huit ! Ramasser la pauvre bête et la porter à ses maîtres ? Encore aurait-il fallu oser y toucher. Et Ninette avait peur. Pourtant, il fallait faire quelque chose ! Onze heures moins sept ! Le battement des pattes était moins violent, plus spasmodique aussi: et le corps, le pauvre petit corps si maigre, semblait s’allonger d’une façon ridicule, impossible !… Était-il croyable que ce tout petit chat put avoir le corps si long ? Onze heures moins six.

— Tiens, il ne bouge plus, il ne bouge plus du tout.

Onze heures moins cinq.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je vais faire ?… Il faut que je fasse quelque chose !

S’en aller ? Laisser là, à côté de la soucoupe, le corps du pauvre petit Minou et ne s’en occuper qu’à six heures, au retour ? Évidemment, c’était le parti le plus sage. Et si pourtant la bête n’était pas morte ? Si, dans quelques minutes ou dans quelques heures, elle allait revenir à elle ? Les chats, comme les gens, peuvent-ils perdre connaissance ?

Ninette s’approcha craintivement de la forme noire. Elle avança la main, mais ne se pencha pas. Ce fut du bout du pied qu’elle poussa doucement, tout doucement. Aucune réaction. Et, le long des joues de la jeune fille, deux larmes coulèrent, qui vinrent mourir dans la laine de son chandail.

Il était mort, elle n’en doutait plus. Ce petit ami de tous les jours, si gentil, si familier, était venu finir sa misérable vie de chat mal nourri, dans sa cuisine.

Mais il était onze heures ! La pendule sonnait !

Ninette hésita, arracha un essuie-mains au séchoir et le jeta sur le petit cadavre. Elle n’avait déjà que trop tardé ! Elle aperçut, sur la toile cirée de la table, le verre de lait auquel elle n’avait pas touché ; elle le prit, le souleva et… le déposa aussitôt.

— Serait-ce, serait-ce d’avoir bu de ce lait-là que Minou est mort ?

Elle oublia la pendule, se précipita vers l’appareil téléphonique et se fit donner la communication avec son frère, chez monsieur Bernard.

Cinq minutes plus tard, Marcel et son patron arrivaient. Ninette avait eu tout juste le temps de demander à Cunégonde de vouloir bien aller prendre sa place au théâtre, jusqu’à ce qu’elle puisse y aller elle-même.

— C’est le chat de vos voisins ? demanda monsieur Bernard.

— Oui, répondit Marcel, il venait ici presque tous les jours.

— Et chaque fois, ajouta Ninette, je lui donnais un peu de lait.

— Et c’est votre lait d’aujourd’hui, ça ? questionna le vieillard en désignant la bouteille restée sur la table.

— Mais oui, monsieur Bernard. La bouteille n’était même pas ouverte.

— C’est moi qui l’ai entrée, dit Marcel, avant d’aller travailler.

— Si c’est d’avoir bu ce lait-là que la malheureuse petite bête est morte, dit Ninette, il aurait bien mieux valu que tu aies trouvé la bouteille renversée, hein Marcel ?

— Comment est-il mort, exactement ?

— Mon Dieu, répliqua Ninette, je ne sais pas comment ça a commencé. Je lui ai versé son lait, je suis allée dans ma chambre mettre mon manteau et mon chapeau, et quand je suis revenue dans la cuisine, je l’ai vu couché, qui remuait les pattes bien vite, et qui poussait de pauvres petits cris de rien du tout. Au bout d’une minute ou deux, les mouvements se sont arrêtés, les cris se sont tus et il n’a plus bougé.

— Évidemment, dit monsieur Bernard, ces symptômes-là sont troublants ; à première vue, le chat a bien l’air d’avoir été empoisonné, mais on ne pourrait pas l’affirmer.

— Non, évidemment, répliqua Marcel, mais s’il l’a été, et s’il l’a été par le lait que lui a donné ma sœur, ça devient grave cette histoire-là ! Parce que, entre nous, si le lait a été empoisonné par quelqu’un, ce n’est sûrement pas à l’intention du chat.

— Heureusement que je n’en ai pas bu, fit Ninette. Regardez, mon verre est là.

— En tout cas, conclut monsieur Bernard, il faut téléphoner à Bob et lui demander de faire analyser ce qui reste de lait dans la bouteille.

***

Il avait été décidé qu’on tiendrait la mort du chat secrète. Sur les conseils de Bob, on ne prévint même pas les propriétaires de la bête. Le jeune policier s’en fut à Montréal faire analyser le contenu de la bouteille suspecte.

Et ce soir-là, vers huit heures, dans le restaurant qui commençait à se vider. M. Bernard et Gaston Lecrevier parlaient politique.

La campagne se poursuivait assez normalement ; Gaston était optimiste sur l’issue de la lutte et, de ce côté en somme, il n’y avait rien de bien extraordinaire à signaler. Tout naturellement, on en vint à parler des amis communs. Gaston, qui avait pour Bob et Ninette une amitié déjà longue, déplorait l’entêtement que mettaient les jeunes gens à ne pas vouloir se réconcilier. Une chose surtout l’inquiétait : c’était l’attitude adoptée depuis quelques jours, aussi bien par Ninette que par Bob.

— Comment voulez-vous que ça s’arrange cette affaire-là, monsieur Bernard ? Entre vous et moi, peuchère ! on dirait qu’ils font exprès de brouiller les cartes ces deux enfants-là ! Voilà trois ou quatre fois que Bob vient dîner ici, le soir, en compagnie de cette petite pas grand chose de Suzanne Legault ! Et ça fait certainement autant de fois que Ninette vient, elle, en compagnie de cette espèce de pommadé de Lamarre !

— Oui, répondit monsieur Bernard, je sais, mon cher Gaston. Ninette et le gérant de l’Agora semblent de plus en plus se plaire ensemble. Quant à Bob, je suis sûr que s’il se montre avec Suzanne Legault, c’est tout simplement pour ne pas demeurer en reste, car je suis persuadé que ça ne l’amuse pas outre mesure.

— Eh oui, reprit Gaston, peut-être que ça ne l’amuse pas, ce garçon ; mais si mon opinion en la matière vous intéresse, je vous dirai qu’à mon sens le petit jeu qu’il joue parallèlement à celui qu’elle joue elle, Ninette, est loin d’être fait pour arranger les choses. Vous comprenez, monsieur Bernard, en le voyant agir de la sorte, elle s’entête la petite !

— Et lui aussi s’entête en voyant Ninette sortir avec Lamarre.

— Autrement dit, bonne mère ! c’est un cercle vicieux auquel il s’agirait que quelqu’un s’avise, le plus tôt possible, de faire une ouverture. Sinon on n’en sortira jamais ! Tenez, monsieur Bernard, tel que vous me voyez ce soir devant vous, moi qui en somme suis plutôt ce qu’on appelle un beau garçon, moi qui, tout le monde est d’accord, ne suis pas plus bête qu’un autre, si je ne me suis jamais marié, savez-vous pour quelle raison ?

— Non, mon cher Gaston.

— Eh bien, c’est très simple et ça s’explique en fort peu de mots. Moi aussi je me suis entêté avec une femme aussi têtue que moi ; moi aussi, peu chère de bagasse ! je me suis mis à papillonner autour d’une petite poulette de rien du tout, rien que pour faire enrager ma petite amie qui, elle, de son côté, la petite misérable, flirtait outrageusement avec un gardien de la paix qui avait des moustaches longues comme ça, dans le seul but de me faire périr de jalousie !

— Et alors ?

— Alors ? Oh ! c’est aussi simple que triste et aussi bête que simple ! Elle s’est amourachée pour de vrai, non pas du sergent de ville, mais d’un caporal de sapeurs-pompiers qui n’avait pas de moustaches du tout. Elle l’a épousé, elle a eu sept enfants, et moi, pôvre malheureux que j’étais, je suis resté tout seul, le soir où la petite poulette de rien du tout s’est sauvée, en Algérie, avec un violoniste qui avait des cheveux plus longs que votre fourchette, autant de dettes que le gouvernement provincial et une figure toute marquée de petite vérole ! Et c’est de ma faute, monsieur Bernard, rien que de ma faute ! Parce que, suivez bien mon raisonnement, si je ne m’étais pas entêté, elle n’aurait jamais fait la connaissance du sapeur, vu que ce dernier était l’ami du sergent de ville ! Et vous voyez donc que…

Mais la dissertation n’alla pas plus loin. La porte s’était ouverte, livrant passage à Bob, tandis qu’un client réclamait le patron à grands cris.

— Quoi de neuf ? demande monsieur Bernard dès que Bob fut assis.

— J’ai le résultat de l’analyse ; le lait était bel et bien empoisonné.

— Arsenic ?

— Non, chlorhydrate d’apomorphine.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Il parait qu’en médecine ça s’emploie comme vomitif. Toujours est-il qu’on a ajouté, à la bouteille de lait, de quinze à vingt milligrammes de chlorhydrate d’apomorphine, ce qui est une dose suffisante pour tuer un chat en quelques minutes, mais beaucoup trop minime pour tuer une personne adulte.

— Tu veux dire que si Ninette avait bu le lait…

— Elle aurait été bien malade, mais elle n’en serait pas morte.

— Mais alors, s’écria, monsieur Bernard, il faut écarter l’hypothèse de la tentative d’assassinat !

— Probablement, quoiqu’il soit encore possible que celui qui a ajouté la drogue au lait, ait cru que la dose était suffisante pour tuer. De toute façon, la police provinciale s’est saisie de l’affaire et une enquête serrée sera faite.