Rue Principale/Tome I/14

XIV

où bob fait, sans succès, une tentative de rapprochement

Dès le lendemain de son acquittement, Marcel était entré au service de monsieur Bernard. Cette situation que, quelques semaines auparavant, il avait jugée indigne de lui, lui paraissait, après sa pénible aventure, réunir tous les charmes que peut prendre, aux yeux de l’alpiniste égaré, le moindre petit refuge. Au milieu de tant de livres, pour lesquels monsieur Bernard lui enseignait à avoir, du respect, aux côtés surtout de ce vieillard extraordinaire, en qui semblaient s’être donné rendez-vous toutes les philosophies, dont le bon sens guidait les moindres réflexions, Marcel se laissait pousser vers l’oubli du cauchemar qui venait de bouleverser sa vie, et comme à cet âge les catastrophes laissent derrière elles des sillons bien vite comblés, des regrets rapidement éteints, le jeune homme réapprenait à chanter et à rire, déjà persuadé que le mauvais rêve qu’il venait de faire, ne laisserait pas plus de traces dans la mémoire des autres que dans la sienne.

Si la métamorphose qui s’était opérée en Marcel enchantait quelqu’un, c’était bien Ninette. Cette finesse intuitive, qui est le partage de tant de femmes, et qui chez elle remplaçait si avantageusement l’observation, lui disait que l’ascendant que prenait monsieur Bernard sur son frère, et qui se faisait chaque jour sentir davantage, ne pouvait que lui être bienfaisant. Et elle allait jusqu’à comparer cet ascendant, cette influence, à la perche que le malheureux qui se noie voit soudain tendue à sa portée.

Ninette se montrait donc heureuse de l’orientation donnée par monsieur Bernard aux pensées et aux goûts de son frère ; et si elle se rendait vaguement compte que l’acquittement n’avait pas satisfait tout le monde, qu’il restait encore, dans Saint-Albert, des gens dont les sentiments à l’égard de Marcel n’étaient pas dénués de méfiance, elle refusait de s’alarmer, en pensant que le temps, ce grand guérisseur, ce tout-puissant dispensateur d’oubli, aurait raison des derniers doutes, des dernières calomnies. Ninette souffrait-elle de cette brouille stupide qui l’avait séparée de Bob ? Personne n’aurait pu le dire. Elle continuait d’afficher le même sourire, de faire preuve du même entrain, évitant avec adresse les occasions qui lui étaient données, avec ou sans intention, de parler du beau policier. Les jours passaient, élargissant le fossé, et les intimes de l’un comme de l’autre commençaient à ne plus oser espérer une réconciliation.

Ce soir-là cependant, lorsqu’un peu après six heures Ninette sortit de l’Agora, Bob s’avança rapidement à sa rencontre. Il s’arrêta devant elle, souriant, visiblement gêné, et, pendant quelques secondes, ils se regardèrent sans mot dire. Ce fut Ninette qui, la première, se rendit compte de l’anomalie de la situation.

— Tu as quelque chose à me dire ? fit-elle.

— Oui, naturellement, puisque je suis là.

Et comme elle semblait attendre qu’il s’expliquât, il lui dit rapidement et presqu’à mi-voix :

— Tu ne trouves pas que cette situation bête a assez duré ?

— Je ne vois pas du tout ce que la situation a de bête, Bob.

— Tu ne penses pas qu’on ferait mieux de s’expliquer une bonne fois ?

— Est-ce bien nécessaire ?

— Pour moi, oui.

Ninette haussa les épaules. Il était visible qu’elle ne voyait pas, elle, la nécessité d’une explication.

— Écoute, Ninette, reprit Bob, tu ne peux pourtant pas me refuser cela !

— Qu’est-ce que nous pouvons avoir à nous dire ? Des choses désagréables ? C’est inutile, crois-moi.

— On peut difficilement parler dans la rue, comme ça, devant tout le monde. Ma machine est là. Viens faire un tour, veux-tu ?

— À quoi bon ? Et puis…

— Et puis ?

— Et puis, je n’ai pas grand temps.

La voix de Bob se fit presque suppliante :

— Voyons ! rien que dix minutes, cinq si tu veux. Tu as beau prétendre qu’on n’a rien à se dire, il me semble qu’on en a beaucoup au contraire.

— Soit, dit Ninette, cinq minutes.

***

Dès que l’auto eut quitté l’encombrement de la rue Principale et se fut engagée sur le chemin, beaucoup moins fréquenté, qui monte vers la gare, Bob rompit le silence.

— Tu dois être contente, dit-il, de la façon dont l’affaire de Marcel s’est terminée.

— Évidemment.

— Ninette, ce que je ne voudrais surtout pas que tu penses, c’est que j’ai essayé de nuire à Marcel. Quand j’ai réussi à faire parler le Grec de chez Tony, le samedi avant le procès, j’ai été trouver monsieur Bernard tout de suite ; on est retournés ensemble chez Tony, et on a réussi à savoir que le gars de qui venait le revolver, c’était un nommé Hector Vachon, un type de Montréal, qui venait à Saint-Albert de temps en temps. Ça fait que monsieur Bernard est parti pour Montréal tout de suite, pour essayer de le retrouver. Et moi, lundi, j’ai vu l’avocat de Marcel et je lui ai raconté toute l’histoire. Évidemment, il m’a dit qu’on ne se servirait pas de mon témoignage : qu’autant que possible, il valait mieux que ça ne se sache pas. Tu comprends bien, Ninette, que si cet imbécile de Sénécal n’était pas venu dire au juge qu’il reconnaissait Marcel, on n’aurait pas été, nous autres, lui raconter l’histoire de Vachon.

— Je sais tout ça, Bob. Monsieur Bernard m’a tout raconté ; mais tu comprends qu’au commencement, je croyais que tu avais voulu te venger de moi. D’ailleurs, je te remercie pour ce que tu as fait pour Marcel.

— Ben oui, Ninette, mais dis-moi donc pourquoi depuis mardi dernier que je t’appelle et que j’essaye de te voir, tu refuses tout le temps ? Pourquoi ?

— Tu as manqué de confiance en moi, Bob. Tu m’as traitée comme la dernière des dernières. Ça, quand bien même je voudrais essayer, je ne pourrais pas l’oublier.

— Ben oui, Ninette, mais tu dois comprendre ! J’étais en colère, je ne savais plus très bien ce que je disais !

— Non, Bob, je ne comprends pas. J’ai pourtant bien essayé de comprendre ; mais malgré ce que tu avais vu, ce que tu pouvais imaginer, si tu avais eu un peu d’estime pour moi, si tu m’avais aimée comme tu le prétendais, tu ne m’aurais pas traitée comme ça. Tu m’aurais écoutée, tu m’aurais permis de m’expliquer et tu n’aurais surtout pas avalé, comme un bol de lait, les méchancetés que Suzanne est allée te raconter.

— Mais c’est justement parce que je t’aimais, Ninette, que j’ai pris ça comme ça ! Tu n’as jamais été jalouse toi ?

— Non, Bob, et je ne comprends pas qu’on le soit. Je ne comprends surtout pas qu’on soit brutal et vulgaire comme tu l’as été.

— Tu exagères !

— Oh ! non, je n’exagère pas ! Vois-tu, Bob, pour la première fois, tu t’es montré à moi sous un jour que je ne connaissais pas, sous un jour qui m’a fait peur.

— Tout de même !

— Déjà les petites scènes stupides que tu m’avais faites à propos de Lamarre, avant ce soir-là, m’avaient profondément irritée. Crois-moi, je ne peux pas vivre avec la crainte d’adresser la parole à un homme, avec la peur de sourire à quelqu’un. J’ai bien réfléchi, Bob, c’est inutile, jamais je ne pourrai être heureuse avec un homme jaloux.

Bob crispa les mains sur son volant, sembla poursuivre un instant sa pensée, tout là-bas, droit devant lui, au bout de la route.

— Pourtant, reprit-il, si tu avais été à ma place !

— Si j’avais été à ta place, Bob, je n’aurais pas crié, je n’aurais pas fait de scène. Et tu peux me croire, je ne t’aurais pas condamné avant d’être sûre que tu aies mal fait. Or moi, je n’avais rien à me reprocher.

— Si encore tu ne l’avais pas embrassé !

— Je t’en prie, ne revenons pas là-dessus. Je t’ai dit comment et pourquoi je l’avais embrassé. Je t’ai dit qu’il n’y avait et puis, à quoi bon reparler de tout ça ?

— Tu trouves que ça n’en vaut pas la peine ?

— Ce n’est pas ça, Bob, mais c’est inutile. Tu es parti, tu m’as dit que tu ne reviendrais pas. Pendant cinq jours tu as fait comme si je n’existais pas…

— Ça fait ton affaire, je suppose ! Tu es contente d’être débarrassée de moi !

— Tu ne me feras pas dire des choses que je ne veux pas dire. Seulement, que veux-tu ? ce qui est fait est fait, et je crois franchement que ça vaut mieux comme ça.

Et comme Bob, les dents serrées, le regard mauvais, ne répondait pas, elle ajouta :

— Et maintenant, conduis-moi chez Gaston, je suis plutôt pressée.

— Tu sors ce soir ?

— Oui, Bob, je sors.

— Avec Lamarre ?

— Je pourrais te dire que tu es indiscret, mais j’aime mieux être franche avec toi. Oui, oui je sors avec monsieur Lamarre.

Rageur, il appuya sur l’accélérateur. Pendant quelques minutes, ce fut une course folle, qui fit pâlir Ninette. Elle ferma les yeux, pour ne plus voir la danse effrénée des poteaux. Calmé, Bob releva le pied, la voiture ralentit. Comme si rien n’était venu interrompre la conversation, il reprit :

— Celui-là, Ninette, je te dis qu’il fait mieux de faire attention à lui, parce qu’un de ces jours…

Une fois encore, le pied de Bob pesa plus lourdement et la voiture bondit.

— Je t’en prie, Bob, il est inutile de recommencer à faire une scène. Et puis, est-il bien nécessaire d’aller si vite ? Garde tes deux mains sur la roue, fais attention où tu vas !

— Qu’est-ce que ça peut bien me faire à moi, si on se flanque sur un poteau ?

— Voyons Bob !

— Veux-tu voir comment ça se fait ?

— Bob ! ! !

Les pneus gémirent bruyamment sur l’asphalte. L’auto obliqua sur le ruban étroit de la route. Ninette instinctivement, se cacha la tête dans ses bras repliés….

Mais la catastrophe ne vint pas. Bob avait redressé la voiture à temps.

— Et puis, non ! dit-il, pas une femme ne vaut ça !

Sans un mot, il rentra en ville et déposa Ninette devant chez Gaston.