Rue Principale/Tome I/09

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 73-78).

IX

rupture

Il n’était pas très loin d’une heure du matin. Dans Saint-Albert silencieuse et endormie, à hauteur du cimetière, l’auto de René Lamarre doubla un énorme camion et ralentit pour ne pas écraser deux chiens en goguette.

— Nous arrivons, dit Lamarre, troublant ainsi un silence qui durait depuis au-delà de dix minutes.

— Bob va être dans une colère bleue, pensa tout haut Ninette.

— Bah ! vous lui direz que c’est de ma faute. Je ne pouvais pas prévoir que le patron me demanderait d’assister à l’avant-première d’un film et…

— Je ne vous fais pas de reproches, monsieur Lamarre. Je suis tellement heureuse du résultat de notre démarche !

— Martin a été très chic ; il ne s’est pas fait prier longtemps.

— Il a été charmant à tous points de vue !

L’auto s’arrêta. Ninette était devant chez elle. Elle tendit la main à son compagnon.

— Encore une fois, dit-elle, je ne sais comment vous remercier.

— C’est très simple, ne me remerciez pas.

— Votre ami m’a rendu toute ma confiance.

— Et croyez bien que quand il vous a promis de gagner le procès, ce n’était pas pour vous faire plaisir, c’était parce qu’il était persuadé du succès.

Pour la première fois depuis bien des jours, Ninette se sentait entièrement heureuse : elle en oubliait Bob et toutes les craintes qu’une scène probable lui inspirait encore quelques minutes auparavant. Elle tendit franchement, spontanément la main à René Lamarre.

— Bonsoir et, encore une fois, merci ! Tenez, si je n’étais pas si timide je vous embrasserais sur les deux joues. Je suis tellement heureuse !

— Vous allez me faire le plaisir de mettre votre timidité de côté. Et puis tout de suite ! Allons !

— Comment vous voulez… vous voulez que… ?

— Mais je l’exige à présent ! Il ne fallait pas en parler, ma chère enfant ! Allons, plus vite que ça !

Il tendit la joue avec une moue d’enfant gâté ; Ninette laissa fuser une vocalise de rires, lui mit les deux mains sur les épaules et, gamine, lui planta deux baisers sonores sur les joues. Puis, rapide, légère, elle ouvrit la portière et s’élança sur le trottoir.

— Bonsoir ! cria-t-elle.

— Bonsoir ! À demain !

Le roadster fit un bond en avant tandis que Ninette cherchait sa clef parmi les mille-et-trois objets qui encombraient son sac à main. La sensation de n’être pas seule la fit se retourner brusquement.

— Bonsoir, dit la voix grave de Bob.

— Ah ! c’est toi. Tu m’as fait peur.

— Tu ne t’attendais pas à me voir, n’est-ce pas ?

— Non, Bob, évidemment. Figure-toi que…

— En voilà une belle heure pour rentrer ! interrompit-il brusquement.

— Mais il n’est pas si tard, Bob, et puis…

Encore une fois il lui coupa brusquement la parole :

— Pas si tard ! Qu’est-ce qu’il te faut ? Comme ça, pendant que moi je l’attends comme un imbécile chez Gaston, mademoiselle va souper puis Dieu sait quoi faire, à Montréal, avec ce crétin de Lamarre !

La voix s’était faite dure, mauvaise. Ninette eut l’impression que Bob avait bu.

— Écoute, Bob, dit-elle, je t’en prie ! Nous n’allons pas nous chicaner dans la rue à cette heure-ci.

— Oh ! on ne se chicanera pas, sois tranquille ! Seulement… seulement j’ai bien l’intention de te dire ce que je pense de ta conduite de ce soir, par exemple !

— Vas-y ! Mais je t’en prie, ne parle pas trop fort. Ça ne regarde pas les voisins… Alors quoi, tu ne dis rien ?

— Il y a des choses que je n’oserais pas dire !

— Charmant !

— Quand je pense que chaque fois que j’ai eu le malheur de ne pas trouver les assiduités de ton boss de mon goût, je me suis fait rire au nez ! Oh ! il n’y avait pas de danger, voyons ! Monsieur Lamarre ! Ça n’empêche qu’aujourd’hui tu t’es pas mal fichue que tu avais rendez-vous avec moi à six heures. C’est pas ça qui t’a empêchée de saprer ton camp avec lui !

— Mais non, Bob, mais non. J’ai essayé de t’appeler au téléphone pour te dire que…

— Tais-toi donc, tu as essayé de m’appeler ! Si tu avais essayé, tu m’aurais retrouvé.

一 Parle moins fort, veux-tu ? Il est inutile que les gens…

— Les gens, je m’en fous !

— Moi pas.

— En tout cas ça n’a pas d’importance ! Tout ce que je sais c’est que tu es partie à quatre heures de l’après-midi et que tu reviens à une heure du matin. Ça, par exemple, tu n’es pas capable de le nier !

— Non, mais si tu me laissais parler, je pourrais te dire pourquoi je suis allée à Montréal avec monsieur Lamarre et pourquoi je reviens si tard.

— Parce que tu avais du fun, probablement.

— Ne sois pas méchant, ça ne te va pas. Marcel subit son procès mardi et il était urgent de lui trouver un avocat.

— Et c’est Lamarre qui te l’a trouvé, je suppose ?

— Exactement.

— Et moi, je n’aurais pas pu t’en trouver un, non ? Depuis un mois, qui est-ce qui s’est occupé de Marcel, qui est-ce qui s’est coupé en quatre pour le sortir du trou ? C’est Lamarre, je suppose !

— Non, c’est toi. Seulement…

— Il n’y a pas de seulement qui tienne !

— Ah ! non, Bob, je t’en prie. C’est à mon tour de parler !

— Je me demande bien ce que tu vas pouvoir inventer !

— Écoute, dit-elle : monsieur Lamarre m’a dit qu’il avait un ami à Montréal, un avocat très connu, l’avocat Martin…

— Léon Martin ?

— Oui, Léon Martin. Il m’a offert de me conduire à son bureau tout de suite pour lui demander de prendre la cause de Marcel.

— C’est lui qui va le payer, je suppose !

— Non c’est moi. Et si tu veux le savoir, monsieur Martin me coûtera moins cher que ce que Lachapelle m’aurait sans doute coûté.

— Il va plaider pour tes beaux yeux, hein ?

— Mes yeux n’ont rien à voir là-dedans. C’est par amitié pour monsieur Lamarre que maître Martin consent à s’occuper de Marcel. C’est tout ce que j’ai à te dire, Bob, parce que c’est tout ce qu’il y a eu.

— Oui tout, à part ce que j’ai vu.

— À part ce que tu as vu ?

— Oui certainement ! Je voulais te laisser parler avant de te le dire, mais je t’ai vue, comprends-tu ? je t’ai vue embrasser Lamarre, espèce de…

— Prends garde à ce que tu dis !

— T’es toujours pas capable de soutenir le contraire ! Je t’ai vue, m’entends-tu ? Vue, ce qui s’appelle vue !

— Tu es assez insultant que je ne devrais même pas te répondre ; mais j’ai pitié de toi, mon pauvre Bob. J’étais tellement heureuse de ce qu’il avait fait pour moi que…

— C’était pas une raison pour l’embrasser ça !

— Mais je l’ai embrassé sur les deux joues, comme en embrasse un…

— Comme on embrasse un frère, hein ?

— Mais oui, mon pauvre Bob. exactement.

— Oui ? Eh bien à partir d’aujourd’hui, tu l’embrasseras comme tu voudras et tant que tu voudras !

— Voyons, tu deviens fou !

— Fou ! Oh ! non. Je l’ai été jusqu’à présent, mais là j’ai cessé de l’être. Tu pourras annoncer la bonne nouvelle à ton Lamarre demain : Bob Gendron t’a assez vue, Ninette Lortie ; assez vue, tu comprends !

— Bob !

— Fous-moi la paix !

Instinctivement Ninette lui avait saisi le bras. Il se libéra d’une brusque secousse, pivota sur les talons et s’enfonça dans la nuit.

Un sanglot étrangla Ninette, la lueur du réverbère d’en face se brouilla, des larmes jaillirent.

Rentrée chez elle, elle pleura, pleura jusqu’à se saouler, pleura jusqu’à s’endormir.

Pendant ce temps Bob, ayant réveillé le barman du club, vidait whisky sur whisky.

Lamarre, pas mécontent du tout de sa soirée, rêvait qu’il poursuivait victorieusement l’avantage pris ce soir-là.

Dans sa cellule, Marcel dormait et ne rêvait à rien.