La Librairie Illustrée (p. 219-265).

CHAPITRE VI

Robert de Bécherel savait gré au colonel d’être venu lui dénoncer les trames des ennemis de Violette, mais il n’était pas fâché de le voir partir, car il se trouvait dans une de ces dispositions d’esprit où un homme a besoin d’être seul.

Après sa visite rue de Constantinople, Robert s’était décidé à entreprendre, le soir même, l’exploration du grenier où gémissait une femme qui pouvait être la mère disparue de sa jeune amie.

Un mot avait suffi pour le mettre sur cette nouvelle voie. Violette s’était souvenue tout à coup qu’elle s’appelait Simone, et ce nom, la séquestrée l’avait écrit avec son sang sur le papier qu’elle avait lancé dans la ruelle, par une des ouvertures du toit de sa prison.

C’était bien assez pour que Robert essayât d’arriver jusqu’à elle.

Il n’avait pas dit à Violette un mot de son projet, parce qu’il craignait de lui donner un espoir qui ne se réaliserait pas ; et il s’était hâté de rentrer chez lui.

Il y avait trouvé la lettre de sa mère et cette lettre l’avait profondément ému, mais elle n’avait fait que l’affermir dans le dessein qu’il venait de former.

Il comprenait très bien que Mme de Bécherel n’admît jamais qu’il s’attachât à une actrice, mais il se flattait qu’elle ne repousserait pas une orpheline qu’elle avait vue enfant et à laquelle il aurait rendu sa mère.

Si Violette retrouvait cette mère infortunée, Violette renoncerait de grand cœur au théâtre. Elle venait de le lui dire avec un accent qui ne permettait pas de douter de sa sincérité.

Et depuis qu’il connaissait ses intentions, les dangers qu’elle aurait courus en débutant aux Fantaisies Lyriques l’inquiétaient beaucoup moins, car il pouvait croire qu’elle n’aurait pas besoin de subir cette périlleuse épreuve.

Aussi avait-il pris assez philosophiquement les fâcheuses nouvelles que M. de Mornac lui apportait.

La coalition des gens de la rue Mozart ne l’effrayait plus, maintenant qu’il comptait que sa chère protégée ne serait pas forcée de s’exposer aux sifflets de cette cabale. Et il avait jugé qu’il valait mieux ne pas parler au colonel d’une expédition scabreuse que ce soldat correct aurait pu désapprouver.

À lui de défendre Violette, si elle était finalement obligée de monter sur les planches ; à Robert d’essayer de la soustraire à la nécessité d’y monter.

Mais l’incident du groom accusé d’écouter aux portes ne laissait pas que de préoccuper Bécherel. Il avait mis sa confiance en ce garçon, et il lui importait fort qu’elle ne fût pas mal placée, car, au moment d’entrer en campagne, il avait plus que jamais besoin d’un serviteur fidèle, quand ce n’eût été que pour l’aider dans les préparatifs du voyage de découvertes qu’il voulait commencer, la nuit prochaine.

Et comme on croit volontiers ce qu’on désire, Robert, après mûre réflexion, pensa que M. de Mornac s’était trompé. Jeannic avait été choisi par Mme de Bécherel entre plusieurs fils de fermiers, parce qu’elle le savait honnête et laborieux. Quelle apparence que cet enfant du pays espionnât son maître ? Que, jeune et bien tourné comme il l’était, Jeannic eût une bonne amie dans le quartier, c’était très possible ; mais il n’y avait pas là de quoi le renvoyer.

Robert se contenta de le gronder et le gars se défendit si bien que son maître, convaincu de son innocence, lui donna immédiatement ses instructions pour le soir.

Robert avait beaucoup réfléchi aux moyens à employer pour en venir à ses fins et son plan était arrêté jusque dans les moindres détails.

Il s’agissait d’abord de se procurer deux cordes à nœuds et à crochet : une très longue et une autre beaucoup plus courte ; une lanterne sourde, un levier portatif et une pince solide. M. de Bécherel ne pouvait guère acheter lui-même des objets à l’usage ordinaire des voleurs ; mais Jeannic pouvait, sans inconvénient, se charger des acquisitions.

Un domestique est souvent dans le cas de se servir d’outils dont un gentleman n’a que faire ; il peut même avoir besoin de cordes pour hisser des bottes de foin au grenier, si son maître a des chevaux.

Et Jeannic, entre autres qualités, était discret ; taciturne même, comme le sont généralement les Bretons, quand ils n’ont pas bu.

Il reçut, sans se permettre une observation, l’ordre de se procurer immédiatement tous ces ustensiles et il ne parut pas s’étonner que M. de Bécherel fît de pareilles emplettes.

— Je vais sortir, lui dit Robert. Tu emballeras tout cela dans une grande malle, avec du linge et un costume complet. Je rentrerai à neuf heures ; tu iras me chercher un fiacre et tu y chargeras mon bagage. Je partirai, ce soir, par le chemin de fer du Nord et je serai très probablement de retour, demain, dans la journée.

— Monsieur peut être sûr que tout sera prêt, dit laconiquement Jeannic.

— J’y compte. Va faire tes achats et tâche de ne rien oublier.

Le groom sortit, sans répliquer, et Robert se mit aussitôt à écrire à sa mère. Il tenait à ne pas manquer le poste et il lui restait tout juste le temps, car il n’était pas loin de cinq heures et la dernière levée se fait à cinq heures et demie, aux grands bureaux.

Sa réponse se ressentit un peu de la précipitation qu’il mit à la rédiger. Il la fit affectueuse, et il n’eut pas de peine à trouver des expressions tendres, car il adorait sa mère, mais il évita de s’expliquer nettement sur ses projets. Il parla d’embarras qui le retenaient à Paris et il laissa entrevoir qu’il ne désespérait pas de trouver un emploi aussi avantageux que celui qu’il venait de perdre. Tout se déciderait, assura-t-il, d’ici à la fin du mois, et quoi qu’il arrivât, sa mère le reverrait avant peu. Et il se dispensa, bien entendu, de traiter la question du mariage avec l’héritière de Bretagne.

Il atermoyait ainsi parce qu’il espérait découvrir bientôt le secret de la naissance de Violette, et il se réservait d’en dire plus long dans une prochaine lettre.

Dès qu’il eut fini, il se hâta de sortir, sauta dans la première voiture vide qu’il rencontra, et en descendit au bas de la rue Milton.

Il tenait à se présenter à pied à l’hôtel de la Providence où il se proposait de coucher, s’il trouvait vacante la chambre qui dominait le toit du grenier. Il voulait, avant d’y débarquer définitivement, s’assurer que cette chambre était libre et pour s’entendre avec le logeur, il avait préparé d’avance une histoire.

Il monta donc pédestrement la rue Rodier et il s’arrêta devant la porte du garni, à quelques pas de la maison de Marcandier.

Elle n’était pas majestueuse, l’entrée de cet hôtel bien nommé « la Providence », puisqu’il se trouvait placé là tout à point pour lui faciliter le sauvetage d’une malheureuse femme enfermée et retenue de force, mais elle avait meilleure mine que celle de la vieille baraque gardée par la Rambûche.

La porte avait deux battants qu’on ne fermait que la nuit et un passage voûté conduisait à la cour, au fond de laquelle le maître de l’établissement se tenait dans une sorte de cage vitrée d’où il pouvait surveiller les allées et venues de ses locataires.

Cet aubergiste avait des manières plus avenantes que la plupart de ses confrères. Il se leva avec empressement pour répondre à Bécherel qui lui demandait un logement à louer pour une quinzaine :

— Je n’ai de libre, en ce moment, qu’une chambre au quatrième, mais d’ici à quelques jours, j’en aurai une meilleure à offrir à monsieur.

— Au quatrième, c’est justement ce qu’il me faut, pensa Robert.

Et il répondit :

— Très bien. Je m’accommoderai provisoirement de celle-là. Seulement, je voudrais la voir avant de l’arrêter.

— Parfaitement, monsieur ; je vais vous y conduire. Monsieur a des bagages ? Je demande cela à monsieur, parce que la chambre est un peu petite.

— Une seule malle que j’ai laissée au chemin de fer du Nord et que j’irai prendre ce soir, si le logement me convient.

— Très bien, monsieur ; si vous voulez me suivre…

L’hôtelier précéda Bécherel dans un escalier plus propre et mieux éclairé que celui du capitaliste Rubis sur l’ongle.

L’ascension fut longue, car au-dessus du quatrième, il n’y avait plus que la toiture.

Le local décoré du nom de chambre n’était qu’un étroit cabinet, meublé d’un lit sans rideaux, de deux chaises de paille et d’une table de bois blanc, garnie d’une cuvette et d’un pot à l’eau ébréchés.

Mais, pour cette fois, Robert ne tenait pas au confortable ; il ne tenait qu’à la vue et, sans s’arrêter à inventorier ce mobilier trop sommaire, il alla droit à la fenêtre dont les carreaux poussiéreux laissaient passer fort peu de lumière.

— Je les ferai nettoyer, se hâta de dire le logeur.

Il aurait pu se dispenser de cette promesse engageante. Robert, en s’approchant, venait de reconnaître que la fenêtre donnait directement sur le toit du bâtiment dont Marcandier avait fait une prison.

Robert l’ouvrit cette bienheureuse fenêtre et dit en se penchant sur la barre d’appui pour regarder au dehors :

— La vue qu’on a d’ici n’est pas mal.

— Du côté de Montmartre, elle est un peu bornée par les maisons d’en face, s’empressa de répondre l’hôtelier ; mais, du côté de la rue Milton, vous apercevez un très joli jardin ; et à Paris, c’est chose rare que d’avoir de la verdure sous les yeux… sans compter que dans ce quartier très élevé, l’air est excellent.

— Je le sais et je suppose qu’on doit y être très tranquille. J’aurai quelquefois à travailler la nuit et je n’aime pas à être dérangé quand je veille.

— Oh ! sous ce rapport-là, monsieur ne pouvait pas mieux tomber. Les bruits de la ville n’arrivent pas jusqu’ici ; d’ailleurs, il passe très peu de voitures dans notre rue Rodier et pas un seul omnibus. Le bâtiment dont cette chambre domine le toit est inhabité, et le maître du petit hôtel qui s’élève au bout du jardin est en voyage avec tous ses domestiques. Monsieur pourra se croire à cent lieues de Paris, et si monsieur s’occupait, par exemple, de travaux littéraires…

— Précisément, interrompit Robert, enchanté de l’occasion qui s’offrait de s’attribuer une profession plausible. J’ai écrit dans mon pays une pièce de théâtre et je viens la soumettre au jugement d’un auteur célèbre qui demeure pas loin d’ici… avenue Trudaine. J’aurai certainement à la retoucher d’après ses conseils, et j’ai besoin de m’isoler pour écrire.

— Monsieur peut être sûr que personne n’entrera chez lui sans que monsieur ait appelé. Je vais donner des ordres en conséquence. Alors, monsieur prend la chambre ?

— Ça dépend du prix, dit Robert pour mieux jouer son rôle de voyageur.

— Soixante francs par mois… payables par quinzaine et d’avance.

Ce cabinet borgne n’avait jamais été loué plus de vingt-cinq francs et encore pas souvent ; mais Bécherel aurait de bon cœur donné dix louis pour l’occuper, de préférence à tout autre local. Aussi se garda-y-il bien de marchander. Il remit trente francs au logeur qui les empocha avec une satisfaction visible et qui dit :

— Si monsieur veut bien descendre avec moi au bureau, je vais inscrire le nom de monsieur sur mon registre des entrées. C’est une formalité que la police nous impose, monsieur doit le savoir.

— Très bien, murmura Bécherel, assez contrarié d’être obligé de faire une fausse déclaration.

Les inconvénients de sa hasardeuse entreprise commençaient à lui apparaître, mais celui-là n’était pas de nature à l’arrêter, car rien ne l’empêchait de tourner la difficulté en ne mentant qu’à demi.

L’aubergiste écrivit sous sa dictée « Robert » à la colonne des noms ; « propriétaire » à la colonne où doit être inscrite la profession.

Bécherel s’appelait bien Robert, et il possédait des terres.

Restait l’indication du domicile habituel. Il aurait volontiers désigné Rennes, mais il avait annoncé qu’il venait d’arriver par le chemin de fer du Nord et, de peur de se contredire, il donna le premier nom de ville du Nord qui lui passa par la tête : Dunkerque.

— Je reviendrai avec ma malle, ce soir, avant dix heures, dit-il, quand cet enregistrement fut terminé.

— Monsieur trouvera la chambre prête, répondit le logeur. Elle n’a pas de cheminée ; mais si monsieur désirait du feu, j’y ferai monter un poêle mobile.

— C’est inutile. Il suffira que vous y mettiez une table pour écrire et deux bougies pour m’éclairer.

Ce n’était pas à se chauffer que Bécherel comptait passer son temps, là haut. Il s’en alla, reconduit jusqu’à la porte de la rue par le logeur, et assez satisfait de ce début de sa campagne.

Il aurait pu sans doute demander plus de renseignements à cet homme qui ne demandait qu’à parler, mais il avait jugé plus sage de ne pas s’enquérir de ce qu’étaient les voisins. Une question imprudente aurait pu éveiller la défiance de l’hôtelier, qui restait persuadé de tenir un locataire inoffensif et indifférent à ce qui se passait dans la maison à côté.

Robert se félicitait aussi d’avoir loué pour un mois, car il n’était pas certain de réussir le soir même, et il voulait se réserver la faculté de recommencer l’expédition, si la première tentative échouait.

Que ferait-il ensuite, si, au contraire, il parvenait à entrer en communication avec la séquestrée ? C’était là une question qu’il n’avait pas encore envisagée et qu’il eût été prématuré de se poser à l’avance. Tout dépendait de la tournure que prendrait l’aventure et il comptait se décider d’après les événements. Mais, quoi qu’il arrivât, il était décidé à la pousser jusqu’au bout, dût-il s’exposer à des dangers plus sérieux qu’il ne l’avait prévu avant de s’y engager.

Tout était prêt pour commencer les opérations et en attendant le moment de passer des préparatifs à l’action, Bécherel avait quelques heures à dépenser. Il crut ne pouvoir mieux faire que de les employer agréablement.

Son plan était arrêté dans son esprit ; il n’avait plus besoin d’y penser. D’ailleurs, il se connaissait lui-même et il savait que les longues réflexions ne faisaient que brouiller ses idées.

En revanche, il était doué de la faculté de s’abstraire, pour ainsi dire, d’oublier momentanément les préoccupations sérieuses et de prendre des distractions dans les conjonctures les plus graves.

Il descendit donc au boulevard des Italiens et il alla s’asseoir devant Tortoni, pour y fumer un cigare, en regardant les promeneurs.

Là, il eut le déplaisir de voir arriver Gustave Pitou, flanqué de deux autres remisiers qui venaient boire des apéritifs avant dîner et médire de leur prochain ; mais ces messieurs firent semblant de ne pas le reconnaître et cela le décida à rester. Il semblait être, ce jour-là, d’une gaîté folle ce gros Gustave, et Bécherel en conclut qu’il devait avoir trouvé un moyen de toucher sans difficulté chez l’agent de change le produit de l’heureuse opération de l’avant-veille. Mais, en le voyant rire et chuchoter avec ses camarades, Bécherel se demanda s’il ne leur parlait pas du complot tramé contre la débutante et cette idée troubla sa quiétude.

Quoi qu’il en fût, ces jolis messieurs quittèrent la place après une station de vingt minutes, largement arrosée d’absinthe et de vermouth, et Robert, délivré de leur voisinage, traversa le boulevard, vers sept heures, pour s’en aller dîner au Café Anglais.

Il n’avait pas coutume de prendre ses repas dans ce restaurant, beaucoup trop cher pour sa bourse de secrétaire particulier, mais ce n’était pas la première fois qu’il y entrait et il s’y casa sans éprouver cet embarras qui gêne tant les provinciaux quand ils se risquent dans un lieu public fréquenté par de Parisiens bien posés. Sa tournure et sa tenue ne déparaient pas le cénacle d’habitués élégants qui ont leur place retenue dans le petit salon d’en bas. Aussi, les garçons s’empressèrent-ils à le servir.

Il leur commanda un dîner dont le menu faisait honneur à ses connaissances en gastronomie et des vins appropriés à sa situation présente : une bouteille de Musigny d’une grande année, pour se donner des forces, et une demi-bouteille de vin de Champagne d’une bonne marque, pour se procurer cette pointe d’excitation qui ne nuit pas lorsqu’on va se lancer dans une expédition difficile.

Il arriva pleinement à ce double résultat et quand il leva la séance vers huit heures et demie, il se sentait en état de tenter l’impossible.

Il s’achemina à pied vers son domicile et en y arrivant, il trouva Jeannic assis sur la malle, et il s’assura que rien n’avait été oublié. Les cordes qu’il mesura lui parurent suffisamment longues ; les outils solides et pas trop volumineux. La lanterne, bien conditionnée et de dimensions convenables, était garnie d’une grosse bougie de cire. Un costume complet de rechange recouvrait le tout.

En un mot, ses ordres avaient été exécutés avec intelligence.

Les préparatifs supplémentaires le regardaient personnellement. Il mit dans sa poche un bon revolver et un paquet de cartouches, dans son gousset une dizaine de louis pour les cas imprévus, autour de ses reins une ceinture de gymnaste qui pouvait servir à faciliter une descente ou une escalade et il envoya son groom chercher un fiacre.

Jeannic obéit sans mot dire et Robert s’étonna quelque peu de son silence, mais il ne pouvait pas lui reprocher d’être discret et il attribuait cette quasi indifférence au tempérament des Bretons qui ne s’étonnent jamais de rien.

Quand la voiture fut à la porte et la malle chargée, il descendit, recommanda au jeune gars de bien garder l’appartement jusqu’au retour de son maître et dit à haute voix au cocher de le conduire à la gare du Nord.

Si Bécherel tenait à passer par la gare du Nord pour aller rue Rodier, ce n’était pas sans motif. Il en avait même plusieurs pour prendre ce chemin détourné. D’abord, il ne voulait pas que Jeannic sût où il allait ; son portier encore moins, et il venait de l’apercevoir flânant hors de sa loge. Ensuite, il prévoyait que l’hôtelier, curieux, s’aviserait peut-être d’interroger le cocher, afin de savoir d’où il venait.

Il pensait que son expédition nocturne devait rester secrète, et il n’avait pas tort, à un certain point de vue, car si elle échouait, il aurait tout intérêt à ne pas se vanter de l’avoir faite.

Quand on se lance dans une entreprise risquée, il faut réussir ou se taire.

D’un autre côté, Robert oubliait que, s’il lui arrivait malheur, personne ne saurait ce qu’il était devenu, personne, pas même le colonel Mornac, qui aurait pu le tirer d’embarras ou du moins venger sa mort.

Robert aurait dû penser à sa mère avant de brûler ainsi ses vaisseaux ; mais il n’envisageait jamais les mauvaises chances ; il ne voyait que le but à atteindre, sans s’inquiéter des obstacles. Il ressemblait par là aux grands capitaines. Seulement la campagne qu’il ouvrait n’était pas de celles qui rapportent de la gloire et il aurait sagement fait de s’assurer d’être secouru en cas d’insuccès.

Il n’y songea pas une minute. En débarquant au chemin de fer, il fit déposer sa malle dans la salle d’attente et renvoya son fiacre ; un quart d’heure après, il en prit un autre, y fit charger son unique colis et donna au cocher l’adresse de l’hôtel de la Providence.

Un malfaiteur ou un proscrit n’auraient pas pris plus de précautions pour dépister la police.

La course n’était pas longue et l’emménagement s’effectua sans aucun incident. Le maître du garni reçut avec empressement son nouveau locataire et l’accompagna lui-même jusqu’à sa chambre, pendant qu’un garçon assez mal tenu montait le bagage.

La table, débarrassée de la cuvette, était garnie de tout ce qu’il faut pour écrire, y compris une main de papier écolier, et de deux bougies plantées dans des chandeliers de cuivre jaune.

Dès qu’elles furent allumées, Bécherel remercia l’hôtelier de ses attentions et s’empressa de le congédier. Après quoi, son premier soin fut de s’assurer que la porte était munie intérieurement d’un verrou. Il eut la satisfaction de constater qu’il y en avait un. Il le ferma, retira la clé et la remit en dedans pour empêcher qu’on regardât par le trou de la serrure.

Ainsi protégé contre une invasion brusque et contre l’espionnage, Robert procéda à l’inventaire de la malle. Il en tira successivement les cordes, le fanal, et le reste, sauf le costume de rechange qui lui était inutile, pour le moment. Il ne l’avait fait emballer qu’à seule fin de laisser croire à Jeannic qu’il allait vraiment à la campagne, et le veston du matin qu’il portait sous son pardessus ne le gênait pas du tout pour commencer la périlleuse excursion qu’il méditait.

Il rangea sur le lit les objets dont il avait besoin et il alla ouvrir la fenêtre.

La lune à son dernier quartier n’était pas encore levée et la nuit était sombre. Pas une étoile ne brillait au ciel, et il n’y avait pas un souffle de vent.

Ce temps favorisait les projets de Bécherel, en ce sens qu’il ne courait pas le risque d’être vu se promenant sur le toit, mais, d’autre part, il l’empêchait de se rendre un compte exact de la distance qui le séparait de ce champ d’exploration.

Heureusement, il l’avait mesurée de l’œil, pendant le jour, et il savait que les tuiles sur lesquelles il voulait descendre se trouvaient à deux ou trois mètres en contre-bas de la fenêtre.

Le toit s’avançait, d’un côté, jusqu’à la rue Rodier, couvrant non seulement le grenier, mais encore le troisième étage de la maison Marcandier ; de l’autre, il s’étendait jusqu’au jardin aux arbres verts, bien plus loin que l’hôtel de la Providence, auquel il s’appuyait.

Et il s’élevait par une pente assez raide jusqu’à un faîte, au-delà duquel il s’abaissait vers la ruelle, où se trouvait le pavillon abandonné par le photographe.

Les vitrages mobiles n’existaient que du côté de cette ruelle. L’expédition consistait donc à prendre pied d’abord sur les tuiles placées immédiatement au-dessous de la fenêtre, à se hisser ensuite sur la pente, à enjamber l’arête supérieure et à se laisser glisser jusqu’aux ouvertures dont le couvercle vitré devait avoir été baissé, à la tombée de la nuit.

La première partie de l’entreprise était de beaucoup la plus facile. Robert, s’il n’avait pas eu à remonter plus tard dans sa chambre, aurait pu sauter sur le toit, sans se faire grand mal, mais il était obligé d’assurer son retour, en laissant la corde accrochée à la fenêtre.

Les grosses difficultés devaient commencer à la descente sur le revers opposé de la toiture, mais il les avait prévues et il s’était préparé à les surmonter.

Il lui restait pourtant une question à trancher. À quelle heure devait-il se mettre à l’œuvre ?

Évidemment, plus il différait et plus il aurait de chances de n’être pas dérangé par des voisins indiscrets, pendant son excursion, mais aussi, moins il lui resterait de temps pour la mener à bonne fin avant que l’aube vînt le surprendre.

Et puis, il redoutait les ennuis et les impatiences d’une attente trop prolongée. Il était si nerveux qu’à force de piétiner dans sa chambre et de consulter sa montre, il se serait peut-être découragé. Mieux valait mettre à profit l’ardeur qui l’animait.

À la guerre, quand il s’agit de charger, on ne laisse pas les soldats se morfondre l’arme au pied. Leur enthousiasme se refroidirait à marquer le pas.

D’ailleurs, les habitants de ce quartier paisible ne se couchaient probablement pas beaucoup plus tard que les poules. Ce qui le prouvait bien, c’est qu’à dix heures, qui venaient de sonner à une horloge proche, tout le monde dormait dans l’hôtel de la Providence.

Le logeur n’avait pas exagéré en vantant la tranquillité dont ses locataires jouissaient. Aucun bruit n’arrivait aux oreilles de Robert, accoudé à la fenêtre et il n’apercevait pas d’autre lueur que le reflet lointain des becs de gaz de la rue Milton. La maison de Marcandier lui cachait ceux de la rue Rodier.

Ce silence profond et cette absence totale de clartés domestiques le décidèrent à agir immédiatement.

Il ne faisait pas froid et son pardessus n’aurait servi qu’à l’embarrasser. Il ôta, se sangla avec la ceinture de gymnaste, ornée d’un crochet qui était de taille à supporter le poids d’un homme, mit dans ses poches le levier et les tenailles, alluma son falot, rabattit le manteau en fer-blanc pour masquer la bougie et le suspendit à un des boutons de sa jaquette, par un anneau destiné à cet usage. Enfin, il enroula autour de sa poitrine la plus longue des deux cordes et, équipé de la sorte, il accrocha la plus courte à la barre d’appui de la fenêtre.

Après quoi, il se coula sous cette barre, les pieds en avant, saisit à deux mains le premier nœud et descendit à la force du poignet.

Ce fut l’affaire d’un instant pour arriver en bas.

Il s’agissait maintenant de grimper jusqu’au faîte à plat ventre, exercice pénible, s’il en fut, quand on rampe sur des tuiles emboîtées les unes dans les autres et ne présentant pas de saillies propres à servir de points d’appui.

Cependant, Robert n’hésita pas, et, à force d’adresse et d’énergie, il atteignit l’arête supérieure.

Là, pour reprendre haleine et aussi pour examiner la déclivité sur laquelle il lui restait à s’aventurer, il se mit à califourchon, faisant face au jardin.

De ce point culminant, il parvint à distinguer à dix pieds en dessous du faîte, les deux plaques en verre qui marquaient de deux tâches blanchâtres le fond plus sombre de la toiture.

Comme il l’avait prévu, elles étaient baissées et, soit qu’elles fussent trop épaisses, soit que l’intérieur du grenier fût plongé dans une obscurité complète, elles ne laissaient passer aucune clarté.

Le travail devait donc se compliquer de la nécessité de les soulever avec son levier et du danger de glisser pendant l’opération.

Robert allait cependant se risquer sur ce plan incliné qui aboutissait à un précipice, lorsque qu’il vit briller une lumière au dernier étage de l’hôtel particulier dont la façade donnait sur la rue Milton.

— Tiens ! se dit-il, les maîtres sont revenus depuis ce matin.

Presque qu’aussitôt la lumière disparut, pour reparaître un instant après à l’étage au-dessous, et disparaître encore.

Robert comprit que cette lumière était portée par quelqu’un qui descendait au rez-de-chaussée de l’hôtel, et de là, peut-être dans le jardin.

Pour s’en assurer, il s’avança sur le faîte, jambe de-ci, jambe de-là. Arrivé au bout, il se coucha, le corps allongé et la tête dépassant l’extrémité de l’arête.

La position n’était pas commode, mais il fut bientôt récompensé de la peine qu’il avait prise.

D’abord, il revit la lumière qui avait disparu et il reconnut que, cette fois, elle brillait à une fenêtre du rez-de-chaussée de l’hôtel. Puis, elle disparut encore, mais elle fut remplacée presque aussitôt par une autre clarté moins vive. Ce n’était plus qu’un point lumineux, et ce point ne tarda guère à changer de place. Il s’éclipsa un instant pour reparaître en haut du perron.

Un homme, porteur d’une lanterne, descendit lentement dans le jardin et se dirigea en droite ligne vers le bâtiment sur le faîte duquel Robert était perché. Évidemment, cet homme dont l’obscurité l’empêchait de distinguer les traits, ne sortait pas, à cette heure de la nuit, pour se promener par les allées. Et, en effet, Robert le vit, précisément au-dessous de lui, ouvrir une porte et entrer dans le corps de logis attenant à la maison de Marcandier. Donc, les habitants de l’hôtel de la rue Milton avaient aussi accès à ce corps de logis.

Étaient-ils complices de l’usurier qui séquestrait une femme, ou bien, comme l’affirmait M. Rubis sur l’ongle, un mur mitoyen divisait-il en deux parties le bâtiment suspect ? Et, s’il en existait un, où se trouvait-il placé par rapport au grenier transformé en prison ? Séparait-il le grenier de l’habitation de Marcandier, ou le séparait-il d’un magasin à fourrages dépendant de l’hôtel particulier ? Rien n’empêchait d’ailleurs que le galetas où la femme était enfermée eût deux portes : une du côté de la maison de la rue Rodier, et l’autre du côté du jardin. Et s’il en était ainsi, la complicité du voisin n’était pas douteuse.

Quoiqu’il en fût, le mystère se compliquait, au lieu de s’éclaircir, et Bécherel, très perplexe, ne pouvait mieux faire que d’attendre la sortie de l’homme au falot avant d’agir, car il n’était pas impossible que cet homme fût en ce moment près de la séquestrée. Il lui apportait peut-être des vivres. Et dans ce cas, la visite qu’il lui faisait ne serait pas longue.

Robert resta donc en observation ; seulement il se remit à cheval sur le faîte, en se reculant un peu et il partagea son attention entre le jardin et les vitrages mobiles.

Bientôt, il lui sembla que les plaques vitrées devenaient un peu plus brillantes, comme si elles eussent été éclairées par en-dessous ; faiblement, comme peut éclairer la lueur d’un falot. Il aurait bien voulu s’en assurer, en allant y regarder de plus près, mais il se dit qu’il ne verrait rien, à cause de l’épaisseur du verre, et qu’il ferait mieux de ne pas quitter son poste.

Bien lui en prit. Au bout de cinq minutes, les fenêtres à tabatière redevinrent ternes, et très peu de moments après, l’homme reparut dans le jardin, toujours armé de sa lanterne. Robert le suivit des yeux, le vit rentrer dans l’hôtel, et éteindre son fanal avant de fermer la porte.

Ce fut tout. L’hôtel resta silencieux et sombre. L’homme était sans doute parti comme il était venu : par la rue Milton. Donc, il n’habitait pas l’hôtel et tout semblait annoncer qu’il n’y reviendrait pas cette nuit-là.

La situation changeait de face. Certainement, le geôlier qui surveillait la prisonnière n’était pas Marcandier, car pour entrer en communication avec elle, Marcandier n’aurait pas pris la peine de faire un long détour et de se montrer à découvert en traversant le jardin.

En vertu de ce raisonnement, Robert commençait à croire à l’innocence de ce vilain personnage. Il se demandait aussi quel intérêt aurait eu Marcandier à enfermer la mère d’une pauvre fille qu’il ne connaissait que comme demoiselle de compagnie de Mme de Malvoisine et dont il ignorait le passé. Et Robert ne doutait plus que la malheureuse victime qui appelait Simone à son secours ne fût la mère de Violette. S’il avait cru avoir affaire à une séquestrée quelconque, il ne se serait pas mis en campagne.

Donc, c’était du côté de la rue Milton qu’il fallait chercher la clé du mystère. Il ne s’agissait que de se renseigner sur le propriétaire de cet hôtel inhabité pendant le jour et fréquenté pendant la nuit, Robert pensait que ce ne serait pas difficile, et il comptait bien, une fois qu’il saurait le nom et qu’il connaîtrait un peu la vie et les fréquentations de ce personnage, découvrir le lien qui le rattachait aux parents de l’abandonnée.

Mais, en attendant, il fallait délivrer sa victime et le moment était venu d’essayer.

Bécherel projetait de descendre dans le grenier en s’aidant de la longue corde à nœuds : il ne désespérait pas de décider la prisonnière à sortir avec lui, par le même chemin et de l’amener, par-dessus les toits, dans sa chambre de l’Hôtel de la Providence, où elle serait en sûreté, jusqu’à ce qu’il pût la conduire ailleurs, car son bourreau ne viendrait pas l’y chercher.

Si elle refusait de tenter une ascension très difficile pour une femme, il pourrait du moins s’expliquer avec elle, lui faire raconter son histoire, et quand il la saurait, s’en aller tout simplement, accompagné du colonel Mornac, avertir le commissaire de police du quartier, et le requérir de venir mettre fin à une séquestration arbitraire.

Le reste serait l’affaire des magistrats qui ne manqueraient pas de mettre la main sur le ou les coupables.

Robert refit donc, toujours à cheval sur le faîte, le chemin qu’il avait déjà parcouru, en sens inverse, et quand il fut arrivé au-dessus des ouvertures vitrées, il se mit en devoir d’y descendre.

Elles étaient placées à deux mètres l’une de l’autre et à mi-chemin entre l’arête supérieure et la gouttière.

Il prit bien ses hauteurs pour arriver tout près de la plus rapprochée de lui et il commença à se laisser aller, les pieds en avant, le ventre collé aux tuiles, en se retenant du mieux qu’il pouvait avec ses mains.

Un couvreur de profession aurait pu sans trop de danger tenter ce voyage, mais Bécherel qui manquait d’habitude y risquait sa vie.

Heureusement, la pente était plus douce de ce côté du toit, et les tuiles moins lisses étaient plus faciles à saisir.

Il mit bien dix minutes à descendre de trois mètres, mais il parvint à se placer immédiatement au-dessous de la plaque mobile. Ses pieds rencontrèrent là un point d’appui sur une tuile ébréchée, et, profitant de cet équilibre instable, il se mit à la besogne.

Il commença par dénouer la corde roulée autour de son corps. Ensuite, il détacha de son cou sa lanterne qui l’avait beaucoup gêné à la montée et encore plus à la descente, la posa, couchée sur le toit, à portée de sa main, la cala avec la corde, arrangée en demi-cercle, tira de sa poche le levier court, solide et aminci par un bout qu’il introduisit dans la jointure inférieure de la plaque.

Ce vitrage mobile était lourd. Il résista d’abord et Bécherel eut beaucoup de peine à le soulever, car il n’avait pas été fabriqué pour qu’on l’ouvrît du dehors. Mais il était muni intérieurement de deux supports en fer qu’on pouvait manœuvrer de bas en haut et qui, une fois arrêtés par un cran, servaient d’arc-boutants pour l’empêcher de retomber.

Après la première pesée exécutée à l’aide du levier, Robert y mit les mains et poussa de toutes ses forces, en s’appuyant sur ses genoux, au risque de glisser.

Bientôt, un bruit sec lui indiqua que le cran d’arrêt venait de jouer et que la plaque, maintenue désormais par les supports, allait rester levée.

L’ouverture était assez large pour qu’un homme pût y passer, mais avant de s’y aventurer, il avança la tête pour regarder. Il ne vit rien, au fond de ce trou noir. Il n’entendit rien non plus.

La prisonnière cependant n’en était pas sortie, puisque son geôlier était revenu seul. Robert pensa qu’elle dormait et ne songea pas un seul instant à abandonner une entreprise si bien commencée.

Sa corde était garnie, à chacun de ses bouts, d’un crampon d’acier, un gros et un petit. Il accrocha le plus gros à une des tiges métalliques qui soutenaient le vitrage et qui était de taille à supporter le poids de son corps.

Mais il ne voulait descendre qu’après avoir examiné d’en haut les profondeurs du grenier. Rien ne prouvait que la séquestrée n’était pas gardée à vue par un coquin subalterne qui ne se ferait pas faute d’attaquer Robert avant qu’il eût eu le temps de se mettre en défense, au moment où il prendrait pied sur le plancher.

Il attacha donc sa lanterne au petit crampon, par l’anneau qui la surmontait, et en relevant la feuille de tôle qui masquait la lumière, il eut la satisfaction de constater qu’elle ne s’était pas éteinte, pendant ce voyage mouvementé.

Il ne lui restait plus qu’à la laisser couler dans le grenier avec la corde, et il allait procéder à cette opération facile, lorsque la tuile échancrée sur laquelle ses pieds s’appuyaient céda tout à coup.

Bécherel se sentit glisser avec une rapidité foudroyante et comprit qu’il était perdu.

Dire qu’il ne perdit pas la tête un instant, ce serait lui faire trop d’honneur.

On a beau avoir du courage et du sang-froid, il est des cas où, surpris par un accident imprévu, l’homme le mieux trempé s’abandonne et ferme les yeux pour ne pas se voir mourir.

Mais l’instinct de la conversation persiste et supplée à la volonté disparue.

Machinalement, Bécherel étendit les bras pour tâcher de se retenir à un objet quelconque. Sa main droite rencontra la corde accrochée au support du vitrage et s’y cramponna avec une énergie désespérée.

Bien lui en prit de l’avoir empoignée à un mètre tout au plus de son point d’attache, car s’il l’avait prise plus bas, elle n’aurait pas résisté à la secousse produite par la brusque détente, tandis que là, le choc fut médiocre.

C’est un effet bien connu de tous les explorateurs de cimes et de glaciers dans les Alpes.

Quatre touristes, dont un lord d’Angleterre, périrent, il y a une vingtaine d’années, sur le mont Cervin, pour avoir laissé trop lâche la corde qui les liait les uns aux autres. Un faux pas de celui qui marchait le dernier les entraîna tous dans un précipice.

Bécherel eut moins mauvaise chance, grâce à un heureux hasard et grâce aussi à la solidité du support, mais la dégringolade fut si rapide et le vide était si près de la fenêtre qu’au moment où il put s’arrêter, ses jambes avaient déjà dépassé la gouttière.

La lanterne, fortement cahotée dans la chute, pendait au-dessous de lui, et comme, malgré tout, elle ne s’était pas éteinte, sa lumière aurait pu attirer dans la ruelle des passants de la rue Rodier qui auraient eu le singulier spectacle d’un homme gigotant et d’un fanal se balançant à trente pieds en l’air.

Mais il ne passait personne et, du reste, c’était là le moindre souci de Bécherel.

Il pensait uniquement à se tirer de cette situation périlleuse et le premier effort qu’il fit fut pour prendre à deux mains la corde, car il sentait bien que sa droite seule se serait vite lassée de le porter. Quand ce fut fait, il crut être à moitié sauvé. Il ne s’agissait plus que de hisser d’un nœud à l’autre, mais il fallait d’abord ramener ses genoux sur la gouttière en zinc qui allait peut-être fléchir sous lui.

Il y tâcha et il allait y parvenir, lorsqu’une douleur aiguë, suivie presque aussitôt d’un engourdissement de ses deux jambes, paralysa ses mouvements.

— Une crampe ! murmura-t-il.

Il en avait eu plus d’une fois en nageant, et il savait que l’immobilité est le seul remède à ce mal passager. Il cessa donc de remuer et il attendit. La question était de savoir si la crampe se passerait avant que la force lui manquât. En pareil cas, les minutes sont des siècles. Et il sentait déjà ses bras se détendre peu à peu. Un frisson passa dans sa chair. Le vertige le prenait et il lui semblait que la maison vacillait comme un navire en mer. Peu s’en fallut qu’il n’ouvrît les mains et qu’il ne se laissât glisser dans le vide.

Heureusement, il pensa à Violette. Et l’image de la jeune fille, évoquée tout à coup, lui rendit le courage et l’espoir. Il se raidit pour tenir encore quelques secondes et il y réussit. L’engourdissement disparut peu à peu. Il était sauvé. Il put prendre avec ses genoux un point d’appui sur la gouttière qui résista et il ne s’attarda pas sur ce perchoir dangereux.

Après un court temps d’arrêt, il commença à s’élever à la force du poignet et il atteignit sans trop de peine le rebord de la fenêtre. Il s’y cramponna, afin de se précautionner contre une nouvelle glissade, puis il se mit à ramener à lui la corde préservatrice et le fanal qui allait enfin entrer en scène.

La bougie brûlait toujours et le moment était venu de l’utiliser pour éclairer les profondeurs du grenier.

Bécherel laissa couler doucement par l’ouverture le câble qui la portait, suivit des yeux la lumière qui descendait lentement, et quand la lanterne se posa sur le plancher, il reconnut que le local où était enfermée la malheureuse qu’il venait délivrer n’avait pas plus de dix à douze pieds d’élévation.

La corde était trop longue de deux mètres, et il dut la filer jusqu’au bout pour n’avoir pas à subir un nouvel à-coup lorsqu’il s’en servirait pour descendre.

Enfin, penché sur le trou, il regarda et il s’aperçut bien vite que le pouvoir éclairant de son falot n’était pas assez fort pour percer les ténèbres du grenier. Le foyer lumineux ne s’étendait ni très loin, ni très haut. Il n’éclairait que les planches noircies par l’usage qui remplaçaient le parquet dans cette chambre occupée par une femme.

De meubles, Bécherel n’en apercevait aucun et la prisonnière ne se montrait pas.

La lumière devait cependant l’avoir réveillée, si elle dormait. Pourquoi, au lieu de s’approcher, restait-elle tapie dans quelque coin de son cachot ? N’avait-elle donc pas compris que cette lanterne, venue d’en haut, lui annonçait du secours ?

Bécherel s’apercevait un peu tard que le luminaire dont il s’était muni ne pourrait lui être utile qu’à condition de descendre lui-même et de le tenir à la main. Pourtant, il aurait bien voulu, avant de se risquer dans cette boîte à surprises, s’assurer qu’elle ne cachait pas un ennemi prêt à l’assaillir et il attendit encore.

Sa patience fut récompensée.

Au bout de cinq minutes d’observation attentive, il vit remuer quelque chose dans le cercle éclairé. On eût dit un rideau mobile qui disparaissait dans l’ombre et reparaissait à des intervalles réguliers ; un lambeau d’étoffe qui certes ne marchait pas tout seul et qui devait être le bas d’un vêtement ; d’une robe sans doute.

Bécherel supposa que la recluse se promenait autour de la lanterne, comme un papillon de nuit, attiré par la clarté, vole autour d’une lumière sans oser en approcher.

Évidemment, elle se défait, et il fallait qu’elle fût sous l’influence d’une profonde terreur pour redouter ainsi un objet inoffensif.

— Elle finira bien par se décider à y toucher, se dit Robert.

Il ne se trompait pas. Après avoir tourné un certain temps, elle s’accroupit tout à coup devant la vitre du fanal.

C’était bien une femme, habillée d’une espèce de peignoir qui l’enveloppait depuis le cou jusqu’aux talons.

Elle s’était pelotonnée sur elle-même, baissant la tête et ne montrant pas son visage ; mais Bécherel espérait qu’elle allait s’emparer de la lanterne, se relever, la hausser au bout de son bras et regarder en l’air pour savoir qui la lui envoyait.

Cet espoir fut déçu. La prisonnière, après une courte station, se rejeta brusquement en arrière et redevint invisible. Elle s’était sans doute réfugiée à l’autre bout du grenier, et elle ne se montra plus.

Maintenant Robert ne pouvait plus compter qu’elle reviendrait et, pour pousser l’aventure plus loin, il fallait absolument qu’il payât de sa personne.

Quel besoin avait-il, après tout, de voir la figure de la séquestrée ? Il ne la connaissait pas et s’il existait une ressemblance entre cette malheureuse et Violette, il n’aurait pas pu la constater à distance. Il ne lui restait d’autre moyen d’en finir que de s’aboucher avec elle, de lui parler, de l’interroger et il ne pouvait vraiment pas l’interpeller du haut du toit, surtout depuis qu’elle se cachait.

Du reste, pour être assuré de ne courir aucun risque, il lui suffisait de savoir qu’il n’allait pas avoir affaire à un homme, et il le savait, car s’il y en avait eu un dans le grenier, l’apparition de la lanterne l’aurait décidé à se découvrir.

Bécherel n’hésita pas. Le levier dont il s’était servi était resté sur le toit, fort heureusement, car il aurait pu tomber dans la ruelle, et Bécherel, qui tenait à ne pas laisser de traces de son passage, s’empressa de le réintégrer dans sa poche. Après quoi, il se retourna pour introduire ses jambes dans le soupirail, saisir la corde et commencer à descendre, en s’aidant des nœuds.

Cet exercice n’était qu’un jeu en comparaison des difficultés qu’il avait déjà surmontées et il eut tôt fait d’arriver en bas.

Dès qu’il eut pris pied, il décrocha le falot, l’éleva à la hauteur de sa poitrine et chercha la femme.

Il ne la trouva point tout d’abord, mais il vit qu’en fait de meubles, ce galetas ne contenait qu’un lit de sangle, garni d’une paillasse. Pas de chaises, pas une table. Rien qu’une longue planche fixée à la muraille, une cruche en grès, et dans un coin, un paravent troué.

Sur la planche, les restes d’un repas de cénobite : des fruits avariés et un morceau de fromage moisi.

Les détenus de Mazas sont infiniment mieux traités, et Bécherel se demanda comment une créature humaine avait pu résister à un pareil régime.

Où était-elle ? Elle n’avait pu sortir de son cachot et, pour la découvrir, il entreprit de faire le tour du grenier que la lumière du fanal éclairait incomplètement.

En longeant le mur, il ne tarda point à rencontrer la porte bardée de fer à laquelle il avait heurté la première fois qu’il était venu chez Rubis sur l’ongle, et, un peu plus loin, le paravent qu’il s’empressa d’écarter.

Robert s’attendait un peu à trouver la recluse collée contre ce paravent, mais il ne prévoyait pas qu’il allait la trouver agenouillée sur le plancher et cachant sa figure avec ses mains.

Il ne l’aperçut pas tout d’abord, mais il faillit trébucher en la heurtant. Averti par ce contact, il abaissa son fanal et les rayons lumineux tombèrent en plein sur un corps plié en deux qui avait l’apparence d’un sac de laine.

— Relevez-vous, madame, dit-il en touchant l’épaule de la femme, qui répondit par un gémissement.

— Je viens vous délivrer, ajouta-t-il.

Elle se redressa un peu et montra à demi son visage, émacié par les privations et bouleversé par la frayeur.

— Ne me faites pas de mal, murmura-t-elle.

— Ne craignez rien. Je suis un ami répondit Bécherel.

Et comme elle ne bougeait pas, il la prit par la main pour l’aider à se remettre sur pied. Elle se laissa faire et, lorsqu’elle fut debout, adossée à la muraille, il put l’examiner à loisir, car elle resta immobile comme une statue. C’était évidemment la peur qui la pétrifiait ainsi. Elle regardait Bécherel avec des yeux si effarés qu’elle avait l’air d’une condamnée qui vient de voir apparaître le bourreau.

Elle était enveloppée dans un long vêtement de laine grossière, assez semblable à un froc de moine, une espèce de robe flottante qui lui montait jusqu’au cou et que dépassaient par le bas des pieds nus, chaussés de sandales en sparterie.

Sa tête n’était coiffée que d’une forêt de cheveux gris, emmêlés comme les brins de chanvre d’une quenouille.

Son visage avait la pâleur de la cire.

Elle avait dû être belle. Ses traits étaient réguliers et fins. Mais il était difficile de deviner son âge. À voir sa figure flétrie, on lui aurait donné soixante ans.

Peut-être était-elle beaucoup plus jeune.

La réclusion et les mauvais traitements vieillissent vite les prisonniers. Quand Latude sortit de la Bastille, on le prit pour un centenaire.

Bécherel cherchait à découvrir une ressemblance entre cette femme et Violette. Il n’en trouva aucune, quoiqu’il y mît de la bonne volonté et il s’aperçut que la lumière de sa lanterne gênait la malheureuse, accoutumée sans doute à vivre dans les ténèbres. La clarté qu’il dirigeait sur elle l’éblouissait et pour s’y dérober, elle fermait les yeux comme un oiseau de nuit surpris par un rayon de soleil.

Robert, qui n’avait pas lâché sa main, sentit qu’elle tremblait. Il l’entraîna jusqu’au grabat où elle couchait et il posa son fanal sur la planche de sapin qui servait de garde-manger à la séquestrée.

Elle s’assit machinalement sur le lit de sangle et se tint là, sans remuer et sans parler.

Robert pensa qu’elle attendait qu’il l’interrogeât.

— Madame, lui dit-il doucement, j’ai eu beaucoup de peine à arriver jusqu’à vous et nous n’avons pas de temps à perdre. L’homme qui est entré ici tout à l’heure pourrait s’aviser de revenir…

— Non, murmura enfin la prisonnière, il ne reviendra que la nuit prochaine.

— Il ne vous trouvera pas, si vous voulez me suivre…

— Vous suivre ?

— Oui, et immédiatement. Le chemin pour sortir d’ici n’est pas commode, mais je vous aiderai.

Elle ne parut pas comprendre. Robert lui montra du doigt la fenêtre entr’ouverte au milieu de la toiture. Elle leva la tête et la baissa presque aussitôt, mais elle n’articula pas une parole. Elle frissonnait.

— Vous n’osez pas ? lui demanda Bécherel.

Elle fit signe que non.

— Eh bien ! sans que vous risquiez un voyage dangereux, je vous sauverai tout de même. Dites-moi qui vous êtes. Contez-moi votre histoire et, je vous le jure, demain vous serez libre. J’avertirai la justice qu’on vous retient ici contre votre gré ; par son ordre, les portes de ce grenier s’ouvriront et les misérables qui vous y ont enfermée seront punis.

Parlez, je vous en prie. Vous comprenez bien la question que je vous adresse. J’attends votre réponse.

La réponse ne vint pas. Bécherel commençait à se demander s’il n’avait pas affaire à une idiote, mais il ne se découragea pas.

— Voyons, reprit-il, vous n’avez pas toujours vécu ici. Vous étiez quelqu’un avant qu’on vous reléguât dans cet affreux galetas. Vous aviez un nom. Dites-le-moi.

— Un nom ? murmura la femme.

— Oui. Comment vous appelez-vous ?

— Je ne sais pas… j’ai oublié.

— Eh bien, faites un effort. La mémoire va vous revenir.

— Je ne peux pas.

Robert ne croyait guère à cette oblitération totale d’une faculté qui diminue avec l’âge, mais qu’on ne perd jamais complètement. Les vieillards ne se rappellent pas les faits récents, mais ils se rappellent très bien les faits anciens, et les fous eux-mêmes gardent quelque souvenir de leur passé.

Robert, qui savait cela, n’abandonna donc pas la partie ; seulement, il s’y prit d’une autre façon.

— Vous habitiez un port de mer, n’est-ce pas ? demanda-t-il brusquement.

— La mer ?… oui, je l’ai vue… c’est beau, la mer.

— Vous habitiez Le Havre.

— Le Havre ?… non… je ne connais pas.

— Diable ! pensa Bécherel, il paraît que je me trompais… Au fait, toutes les villes maritimes ont des jetées.

Mais, du moins, vous connaissez Marcandier ? reprit-il.

Cette nouvelle épreuve ne réussit pas mieux que la première. La recluse le regarda d’un air hébété. Évidemment, elle n’avait jamais entendu parler de Marcandier.

Plus Bécherel avançait dans cet interrogatoire, plus il reconnaissait que, jusqu’alors, il avait fait fausse route, et déjà il n’était pas éloigné d’absoudre l’usurier du crime dont il l’avait accusé.

Il se pouvait après tout que Rubis sur l’ongle ne fût pas coupable. Le spectacle auquel Robert avait assisté du haut du toit permettait de croire que le persécuteur de cette femme habitait l’hôtel de la rue Milton. Et, s’il en était ainsi, le procédé des interrogatoires à brûle-pourpoint ne pouvait plus servir, puisque Robert ignorait le nom de ce personnage. Il crut contourner la difficulté en demandant à l’improviste :

— Savez-vous où vous êtes ?

La prisonnière secoua la tête pour dire : non.

— Vous êtes à Paris… dans une maison qui donne d’un côté sur la rue Rodier et de l’autre sur un jardin qui s’étend jusqu’à la rue Milton.

Ces noms de rue ne firent aucune impression sur l’interrogée, mais elle s’écria :

— Un jardin !… j’aime les jardins… il y a des fleurs.

— Vous en avez eu un autrefois.

— Oui… il était plein de roses.

— Pourquoi l’avez-vous quitté ?

L’éclair qui avait brillé un instant dans les yeux de la malheureuse s’éteignit tout à coup et elle retomba dans cette torpeur qui désespérait Bécherel.

Avait-elle perdu l’esprit ? ou bien jouait-elle un rôle, et ne disait-elle que ce qu’elle voulait dire, répondant aux questions insignifiantes et se taisant dès que Robert lui en posait de trop précises ?

L’idée lui vint alors qu’en dépit de ses protestations d’amitié, elle le prenait pour un émissaire chargé par son geôlier de lui arracher des confidences compromettantes.

— Elle le craint tant, se disait-il, qu’elle n’ose pas parler, de peur qu’il ne soit aux écoutes derrière cette porte, par laquelle il est entré et sorti. Elle croit qu’il lui tend un piège et que, si elle me racontait ses malheurs, il la tuerait. La terreur lui ferme la bouche.

La supposition était assez vraisemblable, car la victime de ce scélérat avait en ce moment l’attitude soumise et craintive d’un chien habitué à être battu.

Il s’agissait de la rassurer et ce n’était pas facile. Tous les serments du monde n’y auraient rien fait et il n’essaya pas de la convaincre.

Cependant, il fallait en finir, car il ne voulait pas être venu pour rien et il en était encore à douter d’être en présence de la mère de Violette. Mais il tenait en réserve une autre épreuve qui devait être décisive. Si celle-là ne l’éclairait pas, il ne lui resterait plus qu’à s’en aller comme il était venu. Le mystère de cette réclusion ne l’intéressait qu’à cause de Violette, et, s’il ne parvenait pas à le percer, il lui importerait beaucoup moins de délivrer une inconnue, une folle que peut-être on n’avait pas eu tort d’enfermer.

Ce sentiment n’était pas très généreux ; mais, dans la situation où se trouvait Robert, il était excusable.

— Vous vous méprenez peut-être sur mes intentions, reprit-il. Je ne vous veux que du bien, et, si je ne connais pas tous les événements de votre vie, je sais du moins que vous avez une fille.

Robert n’était pas si sûr que cela de ce qu’il affirmait, mais il plaidait, comme on dit, le faux pour savoir le vrai, et cette manœuvre bien connue parut tout d’abord lui réussir.

La prisonnière tressaillait, ses yeux brillèrent et elle releva la tête. On eût dit que le sentiment maternel se réveillait tout à coup dans ce cœur meurtri.

— Voulez-vous que je vous dise son petit nom ? reprit Bécherel, en adoucissant sa voix.

Elle s’appelle Simone.

— Simone ! murmura la malheureuse en passant sa main sur son front comme pour y retenir un souvenir qui la fuyait. Oui…, je connais ce nom… mais… je n’ai pas de fille… Non… je n’en ai pas.

À cette réponse, Bécherel, qui croyait déjà tenir le secret, s’aperçut qu’il fallait en rabattre.

La mémoire de la recluse avait évidemment reçu un choc, mais ce choc n’avait pas suffi pour la rendre tout à fait lucide, et l’amoureux de Violette crut ne pouvoir mieux faire que de recommencer.

— Elle a dix-neuf ans, continua-t-il, elle est blonde, ses yeux sont noirs. Elle devait être déjà ainsi dans sa première enfance. Vous ne pouvez pas l’avoir oubliée… si elle était ici, vous la reconnaîtriez, j’en suis certain.

Il n’obtint pas de réponse, mais il vit bien que le coup avait porté.

Le visage contracté de la séquestrée disait assez qu’elle faisait des efforts inouïs pour retrouver le fil de ses idées, subitement renoué et brisé presque aussitôt. Ses veines qui se gonflaient apparaissaient comme des sillons bleus sous sa peau blanche, et les gouttes de sueur qui perlaient sur son front trahissaient une contention d’esprit presque effrayante.

Il se pouvait que l’isolement et les privations lui eussent fait perdre la raison. C’était même très probable, mais Robert ne la soupçonnait plus de feindre la folie pour cacher un secret, car elle devait horriblement souffrir.

— Si je vous conduisais près d’elle, reprit-il, vous seriez bien heureuse, n’est ce pas ? Et la pauvre enfant qui vous pleure depuis tant d’années me bénirait de lui rendre sa mère.

— Simone ?… vous avez dit Simone ?…

— Oui, et il est impossible que ce nom ne vous rappelle pas le temps où vous la serriez dans vos bras. Ce bonheur peut revenir. Il ne tient qu’à vous de la revoir. Ayez seulement le courage de sortir d’ici avec moi.

— Par où ? demanda brusquement la prisonnière. Il a fermé la porte à triple verrou… comme toujours.

— Qui, il ?

— Mon persécuteur… mon bourreau… celui qui me retient dans ce cachot et qui m’y laisse mourir de faim et de froid. Je l’ai supplié cent fois de me tuer. Il ne veut pas.

— Pourquoi vous torture-t-il ainsi ?

— Je ne sais pas.

— Mais vous savez qui il est ?

— Non.

— Vous pouvez du moins me décrire son visage, puisqu’il vient ici toutes les nuits.

— Il vient masqué. Je n’ai jamais vu ses traits.

— C’est étrange… Mais cela prouve que vous le connaissez. Si vous ne l’aviez pas vu autrefois, alors que vous étiez libre, il ne prendrait pas la précaution de se masquer. Mais, enfin, il vous parle…

— À peine. Il me jette ma pitance, et, quand j’essaie de me plaindre, il ne me répond pas.

— N’entre-t-il que de ce côté ? demanda Robert en désignant du doigt la porte qui devait donner sur un escalier conduisant au jardin.

— Je ne le vois pas toujours entrer. Il arrive souvent pendant que je dors. Mais je suis certaine qu’il ne sort que par là… Je me réveille quand il vient et je le vois sortir.

Toutes ces réponses à des questions dont chacune avait un but précis n’éclaircissaient pas le mystère que Bécherel s’efforçait de pénétrer, mais les dernières avaient été formulées d’une façon plus nette, et il semblait que l’interrogée comprenait mieux ce que l’interrogateur attendait d’elle.

Si la pauvre créature était folle, comme il y avait lieu de le craindre, elle entrait depuis quelques instants dans une période de lucidité dont il importait de profiter.

Aussi Robert se hâta-t-il de revenir à ce nom de Simone qui avait produit sur la prisonnière une impression fugitive, mais très vive, à en juger par le changement de sa physionomie.

— Vous prétendez que vous n’avez pas de fille, reprit-il. Vous savez bien que vous en aviez une… et qu’elle a disparu. Vous croyez sans doute qu’elle est morte… mais elle vit, je vous l’affirme… elle vous cherche… et je lui ai promis de vous retrouver.

Il s’arrêta, parce qu’il s’aperçut qu’elle ne l’écoutait plus. Son esprit s’était envolé encore une fois dans les nuages. Elle fermait les yeux comme pour suivre un rêve. Comment la réveiller de ce demi-sommeil ? Il fallait évidemment une secousse plus forte pour la tirer de cette espèce d’engourdissement de l’intelligence.

Il lui vint une idée. La pomme et le papier qui l’enveloppait étaient encore dans sa poche. Il pensa à s’en servir pour atteindre son but.

— Vous vous taisez quand je parle de Simone, dit-il ; vous semblez l’avoir oubliée. Et pourtant, vous vous souvenez d’elle quelquefois, puisque vous l’appelez à votre secours… car c’est bien vous qui m’avez jeté ceci.

En même temps, il exhibait la pomme et il dépliait le papier où elle avait écrit avec son sang le nom qu’il venait de prononcer.

L’effet se produisit immédiatement, mais en sens inverse de ce qu’il espérait.

À peine eut-elle jeté les yeux sur les objets qu’il lui montrait qu’elle se leva toute droite, en criant :

— Ce n’est pas vrai. Je n’ai rien écrit… Je n’ai rien jeté… Vous mentez… Vous inventez cela pour qu’on me batte… Vous êtes un méchant homme… Allez-vous-en… Je ne veux plus vous voir… Si vous me parlez encore, je ne vous répondrai plus.

Et avant qu’il eût eu le temps de la retenir, elle s’enfuit au fond du grenier pour s’y cacher de nouveau derrière le paravent.

Cette fois, c’était bien de la folie et presque de la folie furieuse, car elle se mit à jeter des cris lamentables.

Bécherel ne savait plus que faire et il commençait à se demander si l’expédition qu’il avait entreprise n’était pas aussi folle que cette femme qui passait en une seconde de l’abattement à l’exaspération et qui lui échappait, au moment même où il croyait la tenir. Comment la ramener maintenant ? Comment calmer cet accès subit et faire entendre raison à une aliénée par intermittence ? Il ne pouvait plus se flatter de remettre l’entretien au point où il l’avait conduit avant la malencontreuse exhibition qui avait tout gâté.

Le pis était que les cris ne cessaient pas. Elle hurlait maintenant des mots inintelligibles et il reconnaissait parfaitement la voix qu’il avait entendue lorsqu’il s’était égaré dans le corridor, le jour de sa visite à Marcandier. Seulement, cette voix s’élevait à un tel diapason qu’elle devait porter jusque dans la rue.

La situation devenait très critique pour lui. Les passants ou les voisins pouvaient être attirés par ce vacarme, s’imaginer qu’on égorgeait une femme et recourir à l’intervention des sergents de ville.

À Paris, même dans les quartiers les moins fréquentés et les plus excentriques, tout le monde n’est pas couché à onze heures et toute circulation n’a pas cessé.

Et Robert ne se souciait pas d’être surpris en compagnie d’une folle dans un grenier où il était entré comme le vin entre dans les bouteilles, par en haut.

Pour la première fois depuis le commencement de cette aventure, il songea à battre en retraite sans la mener à fin.

Il lui en coûtait de partir avant d’avoir résolu le problème, mais cette solution qu’il avait entrevue un instant, il ne comptait plus l’obtenir.

Il attendit pourtant, parce qu’il espérait vaguement que la recluse allait s’apaiser et que, sa colère passée, elle consentirait encore à l’écouter.

Les forces humaines ont des limites, et on ne peut pas crier indéfiniment. La femme serait bien obligée de se taire quand la voix lui manquerait, et elle faiblissait déjà.

Encore quelques instants peut-être et les hurlements qui l’inquiétaient allaient cesser. Robert pensa que le moment était venu de s’approcher de la hurleuse afin de se tenir à portée pour profiter de l’accalmie dès qu’elle se produirait, et il s’acheminait à petits pas vers le paravent, lorsqu’un bruit retentissant de coups frappés du dehors, sur la porte bardée de fer, l’arrêta court au milieu du grenier.

Qui frappait ainsi ? Le bruit venait du côté de la maison de la rue Rodier, et Marcandier qui n’y couchait jamais n’était certainement pas là à onze heures du soir.

— Veux-tu te taire, coquine ! cria une voix que Bécherel crut reconnaître.

L’effet de cette injonction grossière ne se fit pas attendre. La prisonnière se tut immédiatement.

Les choses s’étaient passées ainsi, le jour où Bécherel avait cogné la porte, et la pauvre femme devait être accoutumée à obéir aux avertissements de ce genre. Celui-là lui était sans doute envoyé par l’affreuse portière de l’usurier, et Robert pensa que cette mégère se servait pour frapper du manche de ce fameux balai dont elle l’avait menacé, le matin, pour l’empêcher de monter chez Rubis sur l’ongle.

Le bruit avait cessé, mais rien ne prouvait qu’elle ne fût pas restée là, l’oreille au guet, et l’incident mit fin aux dernières hésitations de Robert. Il se dit que, s’il essayait encore de calmer la séquestrée ou seulement de s’approcher d’elle, les cris allaient recommencer. Or, la Rembûche, qui possédait toute la confiance de son maître, avait probablement une clef de la porte bardée de fer. Elle pouvait entrer dans la louable intention de corriger la recluse pour l’empêcher de hurler, et alors Robert, se trouvant face à face avec la vieille sorcière, n’aurait eu d’autre parti à prendre que celui de l’étranger.

Il en avait bonne envie, mais cet acte de vigueur n’aurait servi qu’à empirer sa situation. Alors même que toutes les portes du grenier eussent été ouvertes, la malheureuse qu’il voulait délivrer ne l’aurait pas suivi. Et, d’ailleurs, que faire d’elle si par miracle elle consentait à sortir ? On ne circule pas dans les rues sans attirer l’attention des passants, quand on traîne à son bras une femme aux allures étranges, à peine vêtue d’un costume bizarre qu’on aurait remarqué, même en temps de carnaval. Et il était très douteux qu’un fiacre se trouvât là tout à point pour l’emmener, un fiacre où elle aurait peut-être refusé de monter. Mieux valait encore la laisser en prison, sauf à recommencer plus tard l’expédition qui avait si mal tourné.

Il revint sur la pointe du pied à l’endroit où il avait posé sa lanterne et il s’empressa de l’éteindre, de peur qu’un rayon de lumière filtrant par le trou de la serrure n’avertît la Rembûche que la prisonnière n’était pas seule.

Il s’agissait maintenant de s’en aller.

Il suspendit le falot à son cou, comme il l’avait déjà fait, retrouva à tâtons la corde à nœuds et l’empoigna pour grimper jusqu’à la fenêtre.

Blottie derrière le paravent, la recluse ne bougeait plus et, aux bruits de toute espèce, avait succédé un silence profond. C’était le moment de partir, car la pauvre femme aurait pu s’aviser de sortir de sa cachette et de crier encore plus fort, au risque de provoquer une intervention décisive de la mère Rembûche.

Bécherel se hissa à la force du poignet, atteignit promptement l’ouverture, se glissa sur le toit, attira à lui la corde, détacha le crampon, se campa solidement sur les tuiles afin d’éviter un nouvel accident, et referma le vitrage non sans peine, car les supports étaient quelque peu rouillés et le mécanisme ne fonctionnait pas très facilement. Il parvint cependant à abaisser la plaque, et, toutes choses étant remises en place, il reprit le chemin malaisé qu’il avait déjà parcouru en sens contraire.

Cette fois, le voyage se fit sans accident et il put, après une dernière escalade, rentrer dans sa chambre, sain et sauf, mais fort peu satisfaisant du résultat final de son entreprise.

Les deux bougies, qu’il n’avait pas éteintes avant de se mettre en campagne brûlaient encore.

Il ramena à lui la petite corde qui pendait au-dehors, ferma la fenêtre, et s’empressa de réintégrer dans sa malle les ustensiles divers dont il venait de se servir, et qu’il tenait beaucoup à ne pas laisser traîner là. Dès qu’ils furent emballés, il donna un tour de clef à la malle et il s’assit devant la petite table à écrire.

Il s’y assit, beaucoup moins pour se reposer que pour réfléchir à ses récentes aventures.

Elles n’étaient pas gaies, et il ne se dissimulait pas qu’elles n’avaient abouti à rien ou à presque rien. Il avait constaté par ses yeux qu’une femme était enfermée dans le grenier. Ce n’était pas précisément une découverte, car il ne doutait pas du fait depuis qu’il avait ramassé une pomme sur le pavé de la ruelle, et il ne se trouvait pas beaucoup plus avancé qu’avant de s’être abouché avec la séquestrée.

Rien ne prouvait que cette femme fût la mère de Violette. Elle avait montré quelque émotion quand Robert avait prononcé devant elle le nom de Simone, mais elle s’était remise très vite et il n’avait pu en tirer aucun renseignement positif. L’entretien avait tourné promptement au dialogue haché, aux propos incohérents et il s’était terminé par une explosion d’extravagance.

La malheureuse était folle ; Robert n’en doutait plus et n’espérait pas la guérir. Assurément, elle n’était pas moins intéressante, puisqu’on le retenait de force et surtout puisqu’on lui faisait subir des traitements indignes. Mais Bécherel commençait à revenir de ses idées chevaleresques. Il se disait que bien des familles craignent d’étaler leurs plaies et que les parents de cette pauvre créature avaient peut-être de bonnes raisons pour la garder, au lieu de la placer dans un asile d’aliénés : des raisons privées qui ne les justifiaient pas de la maltraiter, mais qui ne regardaient pas les étrangers.

Qui étaient-ils, ces parents barbares ? Probablement les occupants de l’hôtel de la rue Milton. Marcandier devait être leur complice, ou tout au moins leur confident, et même leur argent, puisque sa damnée concierge surveillait la prisonnière.

Mais il n’y avait aucune apparence que cette vilaine histoire se rattachât à celle de Violette. Pas plus que Mme de Malvoisine, Marcandier ne connaissait le passé de l’orpheline, car s’il avait eu à se reprocher d’avoir séquestré la mère, il aurait bien su empêcher la pauvre fille d’entrer comme demoiselle de compagnie chez la prétendue comtesse.

— Et quand même, se dit Bécherel, quand même j’acquerrais la certitude que cette malheureuse a enfanté Violette, que ferait Violette d’une mère pareille ?… une insensée qui ne lui apprendrait pas le secret de sa naissance, puisqu’elle a perdu la mémoire en même temps que la raison. Ce serait pour Violette un surcroît de chagrin et une lourde charge, sans compter qu’en arrachant la victime à ses persécuteurs, je ne ferais qu’exciter contre la pauvre enfant Marcandier qui l’est déjà bien assez.

Allons ! décidément, mieux vaut que je renonce à un projet dont le succès n’améliorerait pas la situation de Violette. Je pourrais, avant d’abandonner la partie, consulter le colonel Mornac… Mais d’abord, il m’en coûterait beaucoup de lui raconter mon expédition… je l’ai ratée… il n’y a pas de quoi m’en vanter… et puis, je prévois ce qu’il me répondrait… il me conseillerait de me tenir tranquille et il n’aurait pas tort. Le proverbe dit qu’il ne faut pas courir deux lièvres à la fois. J’aurai bien assez à faire de défendre Violette contre les ennemis qui vont cabaler contre elle, le jour où elle débutera.

Le colonel, qu’il invoquait toujours dans les circonstances graves, aurait peut-être été de cet avis, mais il n’aurait certes pas approuvés sans réserves ce brusque revirement.

Avec la mobilité d’esprit qui était un de ses grands défauts, Robert de Bécherel désertait tout à coup un dessein sur lequel il fondait toutes ses espérances. Il avait rêvé de rendre une mère à Violette, qui renoncerait alors à entrer au théâtre, et qu’il épouserait plus tard avec l’approbation de sa mère à lui, de sa chère mère qui pouvait arriver à Paris d’un instant à l’autre. Ce doux projet s’en allait en fumée, et Robert ne songeait plus qu’à assurer le triomphe de la débutante, sans se demander où le mènerait cet amour naissant qui n’avait plus de l’amitié que les apparences.

Il lui tardait déjà de rentrer chez lui pour dresser de nouvelles batteries, mais après les contes qu’il avait débités au maître du garni, il ne pouvait guère déguerpir au milieu de la nuit sans éveiller dans l’esprit de cet homme quelque soupçon de ce que son locataire était venu faire à l’hôtel de la Providence.

De plus, Robert ne voulait pas y laisser sa malle toute pleine d’objets compromettants. Mieux valait remettre le déménagement au lendemain, et le motiver en annonçant au logeur, après une courte sortie, qu’un télégramme arrivé au bureau de la rue Milton le forçait, à son grand regret, de rentrer immédiatement à Dunkerque.

Après avoir fumé d’innombrables cigares et fait cent tours dans sa chambre, Bécherel se résigna à se coucher dans un lit qui ne valait pas celui de son appartement du faubourg Poissonnière.

Il eut quelque peine à s’endormir, mais, la fatigue aidant, il finit par fermer les yeux, en répétant tout bas :

— Au diable la folle ! Au diable Marcandier ! Vivent Violette et les Fantaisies-Lyriques !