La Librairie Illustrée (p. 183-218).

CHAPITRE V

Robert de Bécherel ne s’était pas trompé. Mme de Malvoisine et Mlle Herminie l’avaient parfaitement vu, du haut du perron de leur hôtel, au moment où elles allaient monter dans leur victoria.

C’était l’heure où elles sortaient en voiture, pour peu qu’il fît beau et, comme ce jour-là, le temps était superbe, elles n’avaient garde de manquer cette occasion de se produire aux yeux du tout-Paris qui fréquente les Champs-Élysées.

Les femmes qui ne sont pas du vrai monde tiennent à le connaître au moins de vue et ne perdent jamais l’espoir de s’y glisser.

C’était le cas de la comtesse de la rue du Rocher, et tous ses efforts tendaient à prendre pied dans cette société parisienne où, quoi qu’on en dise, on n’entre pas en prouvant qu’on est très riche.

De plus millionnaires que Mme de Malvoisine sont restées à la porte et sa persévérance n’avait pas encore été récompensée.

Elle était bien arrivée à côtoyer les grandes mondaines aux premières représentations, aux fêtes de charité, aux expositions des cercles, mais elle n’avait jamais pu parvenir à être reçue dans un salon bien posé, et le sien n’était fréquenté que par des hommes de plaisir et par des déclassées.

Ce n’était pas que son passé fût trop connu. Peu de gens étaient aussi bien informés que le colonel de Mornac sur les antécédents de la dame, mais personne ne prenait au sérieux son titre de comtesse ; on soupçonnait que sa prétendue pupille était sa fille, et l’oncle à succession ne se montrant jamais, quelques-uns en étaient venus à douter de son existence. Mais on ne doutait pas que Mlle des Andrieux fût un beau parti, car les prétendants qui s’étaient renseignés chez le notaire de la comtesse savaient que la belle Herminie apporterait à l’époux de son choix quatre cent mille francs de dot, sans compter de magnifiques espérances.

Et pourtant, Herminie allait bientôt coiffer sainte Catherine, quoiqu’il n’eût tenu qu’à elle de se très bien marier, en dépit des nuages qui enveloppaient sa naissance et l’origine de la fortune de sa mère d’adoption.

C’était sa faute. Elle rêvait un mariage qui lui ouvrirait un monde fermé pour elle et, de plus, elle voulait que son mari lui plût.

Mme de Malvoisine, fatiguée d’attendre, aurait volontiers rabattu quelque chose de ses prétentions, pour caser sa pupille. Herminie était intraitable.

Et, ce jour-là, à la suite de dissentiments, ravivés par un récent mécompte, elles étaient, l’une et l’autre, d’assez mauvaise humeur.

La victoria qui les emportait roulait déjà sur la grande avenue des Champs-Élysées et elles n’avaient pas encore échangé dix paroles : une victoria fort bien tenue, attelée de deux superbes bais bruns, conduite par un cocher majestueux et armoriée à profusion.

Il y avait des couronnes comtales jusque sur les harnais.

On les regardait beaucoup, et elles avaient déjà recueilli en passant bon nombre de saluts, mais pas un qui les flattât, car les messieurs qui les leur adressaient étaient beaucoup plus connus à la Bourse qu’au Jockey-Club.

Les grandes dames qui les rencontraient sur ce chemin à la mode faisaient semblant de ne pas les voir, et les horizontales n’osaient pas leur sourire, quoique, pour la plupart, elles sussent fort bien à quoi s’en tenir sur leur compte.

Cet isolement au milieu de la foule élégante n’était pas fait pour rasséréner Herminie. Sa mine grognonne disait assez que cette promenade en tête-à-tête avec la comtesse n’était pas de son goût.

— Tu as l’air lugubre, commença Mme de Malvoisine. À quoi penses-tu ?

— Si je vous le disais, vous ne comprendriez pas, répondit d’un ton sec Mlle des Andrieux.

— Dis toujours.

— Je pense que je voudrais être à la place de cette fillette qui nous poursuit pour nous vendre un bouquet.

— Perds-tu l’esprit ?

— Non, je parle sérieusement. Elle est en haillons et elle ne dînera peut-être pas ce soir, mais elle est libre comme une fauvette, elle va où il lui plaît, elle aime qui elle veut et personne ne se moque d’elle.

— Et qui donc se moque de toi ?

— Tout le monde… et pas de moi seulement… de nous. Oh ! ne faites pas l’étonnée. Vous vous en apercevez bien.

Le landau de la marquise de Charmière vient de dépasser notre victoria…

— Eh bien ?

— L’autre jour, à la vente au profit de l’œuvre des Enfants abandonnés dont elle est dame patronnesse, vous lui avez payé, devant moi, vingt-cinq louis, une pelote à épingles, et elle vous a comblée de remerciements. Eh bien, tout à l’heure, elle a tourné la tête pour ne pas être obligée de nous reconnaître.

— Elle ne nous a pas vues.

— Oh ! que si ! mais il ne lui convient pas de nous saluer publiquement. Et tenez !… voilà Claudine Rissler et Coralie de Baranos qui passent en nous riant au nez. Les drôlesses elles-mêmes se permettent de nous narguer.

Herminie connaissait par leurs noms toutes les filles à la mode et ne se privait pas de copier leurs toilettes.

— De quoi vas-tu t’inquiéter ? murmura la comtesse, assez vexée. Et qu’as-tu donc aujourd’hui à trouver tout mauvais ?

— J’en ai assez de la vie que je mène, répliqua brutalement Herminie.

— Tu n’as cependant pas sujet de te plaindre. Je te laisse te gouverner à ta fantaisie. Ton oncle me l’a souvent reproché. Et si tu es encore demoiselle, c’est que tu es trop difficile.

— Vous trouvez… moi je trouve que je ne le suis pas encore assez. Vous ne m’avez jamais présenté que des parvenus qui me dégoûtent. Je veux un gentilhomme et je l’aurai.

— On t’en a amené un avant-hier et tu n’as pas su le retenir. Du reste, il ne vaut pas que tu le regrettes, ce petit hobereau de Bretagne. Il n’a même pas un titre à t’offrir. Si tu l’épousais, tu ne serais seulement pas baronne.

— Oh ! pour ce qu’il en coûte à Paris de se faire comtesse !… et, d’ailleurs, peu m’importe qu’il soit titré ou non. Il me plaît tel qu’il est.

— Reste à savoir si tu lui plais, et j’en doute. Il n’avait d’yeux chez moi que pour Violette et, depuis que je l’ai chassée, il a dû la revoir. Je parierais qu’il allait chez elle quand nous l’avons aperçu dans la rue du Rocher.

— C’est impossible. Je l’empêcherai bien d’y retourner.

— Alors, décidément, tu t’es éprise de ce garçon ?

— Oui, répliqua sans tergiverser Mlle des Andrieux, et j’ai juré qu’il m’épousera.

— Je voudrais bien savoir comment tu t’y prendras pour l’y forcer…

— Vous verrez.

— Et je trouve assez étrange que tu ne m’aies pas encore fait part de cette belle résolution. J’espère du moins que tu ne pousseras pas les choses plus loin sans consulter ton oncle.

— Mon oncle ! vous savez bien qu’il fait tout ce que je veux. Quand revient-il ?

— Quand il aura terminé les affaires qui l’ont appelé à Marseille… dans quinze jours ou trois semaines.

— Je n’attendrai pas son retour pour débarrasser M. de Bécherel de cette mijaurée de Violette. Marcandier m’y aidera.

— Marcandier ? répéta la comtesse, ébahie.

— Parfaitement. Il est homme de ressources. Il trouvera bien un moyen de couper court aux intrigues de cette coureuse de cachet.

— Quelle idée bizarre ! Marcandier nous est très dévoué… à ton oncle surtout… et il est très habile en affaires… mais celle-là sort de sa spécialité.

— J’ai mes raisons pour l’y employer. Et tout de suite. C’est chez lui que nous allons en ce moment.

— Comment ?

— Oui. Avant de monter en voiture j’ai dit à votre cocher de nous conduire rue Mozart. Il est quatre heures. Marcandier rentre après la Bourse. Nous sommes sûres de le trouver.

— Bon ! mais que vas-tu lui demander ?

— Vous m’entendrez. Je parlerai devant vous.

Mme de Malvoisine ne résistait jamais aux volontés d’Herminie. Elle se tut et l’entretien cessa au moment où la victoria, arrivée à la place de l’Étoile, tournait par l’avenue d’Eylau.

Elle était édifiante, cette conversation entre une mère coupable et sa fille naturelle. Si Robert de Bécherel avait pu l’écouter, il eût été complètement fixé sur la valeur morale de ces dames de la rue du Rocher, mais il aurait aussi compris à quels dangers il s’exposait en s’attachant à Violette.

C’était la guerre, une guerre sans trêve et sans merci, que la tendre Herminie déclarait à sa rivale et à lui par contre-coup ; et cette amoureuse sans scrupules allait recruter un redoutable auxiliaire en la personne de Rubis sur l’ongle qui était la créature et l’âme damnée de ce prétendu oncle dont les millions devaient revenir un jour à la soi-disant pupille de la comtesse.

Sans doute, Robert n’aurait pas reculé, mais du moins il aurait pu se préparer à soutenir sans trop de désavantage cette lutte inégale. Et il était loin de s’attendre aux malheurs qui menaçaient la pauvre Violette, car en ce moment même, il se félicitait d’avoir conclu avec elle un traité d’alliance.

Le colonel de Mornac, moins intéressé que son jeune ami dans cette cause sentimentale, aurait, s’il eût été là, étudié avec curiosité les effets de l’éducation qu’avait reçue d’une ex-modiste, passée demi-mondaine, une fille assez peu douée.

Élevée par une bonne bourgeoise, Herminie n’aurait pas tourné autrement que les demoiselles de cette classe respectable. Elle n’aurait pas rêvé de grandeur et elle se serait mariée à quelque honnête négociant qu’elle n’aurait peut-être pas trompé.

Mais d’abord, on lui avait appris, dès sa plus tendre enfance, à vénérer l’argent. Ses premières étrennes avaient été des louis. L’oncle, le fameux oncle, la comblait de cadeaux mal choisis, mais il ne s’était jamais occupé de former son cœur ni de redresser son esprit. La fausse comtesse, pas davantage. Aussi, le fruit de cette union interlope s’était-il promptement gâté.

Herminie, accoutumée de bonne heure à ne prendre conseil de personne, avait passé ses premières années à tyranniser ceux qui l’entouraient, sa mère aussi bien que ses domestiques. Il lui fallait des souffre-douleurs.

Au pensionnat de Saint-Mandé, elle n’avait fait que s’infatuer davantage de sa beauté et de l’opulence de ses parents, mais avait fini par y voir clair dans sa situation.

Elle s’était aperçue que la richesse n’est pas tout et que sa naissance lui fermait certaines portes qui s’ouvraient pour des jeunes filles moins bien dotées qu’elle. Et une fois rentrée chez sa mère, elle n’avait pas tardé à deviner toute la vérité.

D’autres, à sa place, auraient plaint cette mère déraillée et se seraient attachées à ce père qui cachait sa paternité pour des motifs qu’elle n’avait pas à juger.

Herminie méprisait Mme de Malvoisine qu’elle seule aurait dû respecter ; elle ménageait son soi-disant oncle, parce que son avenir dépendait de ce millionnaire, mais elle n’avait pour lui qu’une très mince affection et elle s’accommodait fort bien de ne le voir qu’à d’assez rares intervalles.

Et c’est en vivant dans le salon de la fausse comtesse qu’elle s’était juré d’en sortir par un mariage qui la bombarderait femme du vrai monde. C’est le rêve éternel de toutes les déclassées ; et pas plus que les drôlesses enrichies par l’inconduite, Herminie, tarée par son origine, ne comprenait que ces mariages-là abaissent l’homme qui les fait et ne relèvent pas sa femme.

Il fallait à cette bâtarde un fils de famille noble et les prétendants de cette catégorie ne fréquentaient pas le salon de la rue du Rocher. Robert de Bécherel y était venu, par hasard ; son nom lui avait plus et elle le trouvait charmant. Elle avait décidé, séance tenante, qu’elle l’épouserait et elle n’en voulait pas démordre.

Il lui paraissait tout à fait superflu de s’assurer préalablement du consentement de Robert, car elle n’admettait pas qu’un jeune homme presque pauvre pût refuser une grosse fortune apportée par une belle personne.

Le seul obstacle qu’elle aperçût au mariage de ses rêves, c’était Violette et cet obstacle, elle se faisait fort de le supprimer promptement, avec l’aide du complaisant Marcandier, toujours prêt à servir les mauvaise causes, pourvu qu’il y trouvât son avantage.

Si M. de Bécherel avait un caprice pour cette gagiste, on le lui ferait passer et tout serait dit. Il suffirait probablement de la calomnier, mais, s’il le fallait, on emploierait les grands moyens. On la réduirait à la misère en l’empêchant de gagner sa vie et alors, on lui enverrait un monsieur riche qui n’aurait pas de peine à la séduire en lui proposant de l’entretenir sur un bon pied. Robert, lâché pour ce capitaliste, se dégoûterait d’elle, et Mlle des Andrieux aurait le champ libre pour procéder de la même façon avec cet amoureux récalcitrant. Il ne s’agissait que de le mettre dans des embarras d’argent d’où il ne pourrait sortir qu’en épousant une héritière.

Ce serait le mariage forcé, mais peu importait à Herminie, pourvu qu’elle eût le droit de s’appeler Mme de Bécherel. Elle se ferait aimer plus tard… après la noce. C’était, au fond, le moindre de ses soucis. Elle voulait un mari décoratif. Le reste la touchait médiocrement.

Animée de ces louables intentions et décidée à tout faire pour en venir à ses fins, elle ne pouvait pas mieux s’adresser qu’à Marcandier.

La comtesse n’avait pas voix au chapitre, mais il fallait compter avec l’oncle à succession ; et Marcandier, seul, avait quelque influence sur ce personnage qui restait volontairement dans la coulisse, mais qui tenait entre ses mains les destinées financières d’Herminie.

La victoria filait grand train. Les deux bais bruns avaient brûlé le pavé de l’avenue d’Eylau et descendait déjà la pente assez raide de la rue Mozart.

Ces dames voyaient poindre le pignon, dentelé à la Flamande, du joli petit hôtel que l’heureux spéculateur s’était fait bâtir à l’angle de la rue de la Cure et qui s’avance comme un cap entre les deux vies.

Il l’avait payé, suivant sa coutume, rubis sur l’ongle, et il y menait une existence appropriée à ses goûts, qui n’étaient pas précisément ceux d’un bon bourgeois.

— Je savais bien que nous le trouverions chez lui, dit Herminie, rompant enfin un silence qui commençait à inquiéter Mme de Malvoisine. Le voyez-vous, accoudé sur la balustrade de sa terrasse et fumant son cigare ?

Cette terrasse, ingénieusement placée avant de l’hôtel, faisait corps avec la construction et communiquait de plain-pied avec le salon du rez-de-chaussée surélevé. Elle était garnie d’arbustes en caisse et elle avait très bon air.

— Je le vois, murmura la comtesse. Il n’est pas seul.

— Non. Il y a Julia Pannetier, des Fantaisies Lyriques. Il est avec elle depuis un an.

Herminie était fort au courant des liaisons des actrices, et la vie privée de Marcandier n’avait pas de secrets pour elle.

— Nous allons le gêner, reprit Mme de Malvoisine.

— Mais non. Il la renverra, voilà tout. Il ne se gêne pas avec ces demoiselles, et il a raison, puisqu’il les paie.

Ce langage, dans la bouche d’une jeune fille à marier, aurait révolté une autre mère, mais Herminie y avait accoutumé la sienne et la comtesse se contenta de hausser les épaules.

— Tenez ! continua Mlle des Andrieux, il nous a aperçues et voilà Julia qui déguerpit. Marcandier ne fait que son devoir en la renvoyant. Il a trop d’obligations à mon oncle pour se permettre de ne pas nous recevoir.

— Ton oncle lui en a aussi quelques-unes, dit à demi-voix la Malvoisine.

Herminie ne releva pas cette assertion. La victoria venait de s’arrêter devant une petite porte percée dans le soubassement de l’hôtel, sur la rue Mozart, et Marcandier était déjà là pour aider ces dames à descendre de voiture.

— Bonjour, mon cher ! lui dit cavalièrement Herminie. C’est moi qui ai décidé maman à venir vous voir. J’ai à vous parler de choses sérieuses.

— Je vous attendais presque, répondit en souriant l’usurier. Veuillez entrer.

La comtesse passa la première et sa fille, dans le vestibule, trouva le moyen de demander tout bas :

— Julia va bien ?

— Elle se porte à merveille, mais elle a des ennuis, murmura Marcandier.

Il les conduisit au premier étage, dans le salon contigu à la terrasse, et il les fit asseoir sur un large divan d’où on voyait, par une porte-fenêtre, toute la partie supérieure de la rue Mozart.

— Quel bon vent vous amène, chère madame ?

Cette question s’adressait à Mme de Malvoisine qui grommela :

— Herminie va vous le dire. Moi, je n’en sais rien.

— Je viens vous raconter mes affaires, dit Mlle des Andrieux, vous consulter et réclamer votre appui.

— Trop heureux de vous servir. De quoi s’agit-il ?

— De mon mariage.

— Bon ! je crois que je devine. Gustave Pitou m’a renseigné. Et j’ai vu le jeune homme.

M. de Bécherel ?

— En personne. Il m’a même fait l’honneur de m’emprunter dix mille francs.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous ?

— Qu’il vous conviendrait parfaitement. Mais il ne m’a pas paru disposé à en finir avec la vie de garçon.

— C’est précisément ce à quoi je voudrais l’amener.

— Ce ne sera pas très facile, mais on peut essayer. Le moment est bon. Endetté vis-à-vis de moi et congédié par Labitte dont il était le secrétaire particulier, il n’a pas le sou.

— Alors, comment pouvez-vous dire que ce garçon convient à ma fille ! s’écria la comtesse. Nous ne tenons pas à la fortune, mais nous ne voulons pas d’un meurt-de-faim.

— Pardon ! il n’en est pas là. J’ai pris des informations dans son pays. Il a de bonnes terres en Bretagne et il appartient à une des familles les plus anciennes et les plus considérées de sa province. Sa femme serait reçue d’emblée partout… même au faubourg Saint-Germain…

— C’est fort bien, répliqua Mme de Malvoisine, avec humeur. Mais oseriez-vous affirmer que l’oncle d’Herminie l’approuverait d’épouser ce gentillâtre ?

— J’affirme, chère madame, que Léon ne s’y opposerait pas… surtout s’il savait que M. de Bécherel plaît à sa nièce, répondit Marcandier. Vous riez, mademoiselle ?

— Je ne peux pas m’empêcher de rire quand je vous entends appeler mon oncle : Léon, dit Herminie. Les petits noms ne vont bien qu’aux jeunes… et la preuve, c’est que maman l’appelle : monsieur Morgan… gros comme le bras.

— Affaire d’habitude, mademoiselle, reprit Marcandier. Votre oncle et moi nous nous sommes connus à un âge et dans des circonstances où on ne se sert pas, entre amis, de formules cérémonieuses. Nous avons continué à nous tutoyer : je lui dis : Léon, et il me dit : Pierre, comme au temps où j’étais second à bord de son brick : le Vautour.

— Avez-vous de ses nouvelles ? interrompit la comtesse.

— J’en ai reçu ce matin. Il va bien. Il sera ici dans quinze jours et il me parle justement de mademoiselle. Il voudrait la voir mariée cette année. Il prétend qu’il vieillit et qu’il n’a pas le temps d’attendre.

— Donc, j’ai raison de vouloir épouser M. de Bécherel, conclut Herminie.

— C’est mon avis, appuya Marcandier. Et je ferai de mon mieux, mademoiselle, pour amener à vos pieds ce beau gentilhomme. Seulement, qui veut la fin, veut les moyens. J’ai un plan. Me donnerez-vous carte blanche pour l’exécuter ?

— Avec joie !

— Alors, veuillez m’écouter. D’abord, je tiens le jeune homme par un billet qu’il m’a souscrit et que je puis lui présenter demain, car il l’a signé en blanc. Évidemment, il ne serait pas en mesure de le rembourser, car il n’attend pas l’échéance avant trois mois et il lui faudrait du temps pour emprunter sur hypothèque. Il dépend donc de moi de le mettre dans le plus grand embarras en le faisant poursuivre à outrance. Mais cette persécution ne me mènerait pas très loin.

— Et elle aurait l’inconvénient de l’irriter contre moi, s’il venait à savoir que vous me connaissez.

— Il le sait déjà, car je lui ai parlé de vous, lorsqu’il est venu me voir, rue Rodier. Naturellement, je lui ai fait votre éloge.

— Et lui, qu’a-t-il dit de moi ?

— Rien. Il m’a paru qu’il cherchait à se dérober. Le mariage l’effarouche. Mais, pour en revenir à ma créance, je crois que je ferais bien de renoncer à m’en servir pour le mettre aux abois. Il trouverait de l’argent pour me payer. Sa mère lui en donnerait. Et d’ailleurs, il a des amis qui l’obligeraient volontiers… un entre autres que m’a signalé Gustave et avec lequel nous aurons maille à partir un jour ou l’autre… un certain colonel…

— Le colonel Mornac ! s’écria la comtesse. C’est un très galant homme et il honore mon salon, quand il y vient.

— Je ne dis pas le contraire, chère madame, mais il est contre nous, de toutes les façons. Je me suis déjà aperçu qu’il donne de mauvais conseils à M. de Bécherel. Pitou, que j’ai vu ce matin, m’a raconté que ce soldat rigide a poussé son protégé à rompre avec lui. Pitou… un ancien camarade… Et c’est fait… Ils sont brouillés. Mais le mal n’est pas là. Il est d’un autre côté auquel peut-être vous ne pensez pas. M. de Bécherel refuse de se laisser marier, parce qu’il est pris… par une blonde.

— Vous avez deviné cela ! s’écria Mlle des Andrieux. Mon cher Marcandier, vous êtes un grand homme.

— Je suis tout simplement un homme qui prend la peine de raisonner et de tirer la conclusion de ses raisonnements. Après avoir causé avec ce garçon, je me suis douté tout de suite qu’il y avait anguille sous roche. Depuis que je sais par Gustave comment il s’est comporté chez vous, je suis fixé… je connais l’anguille. Ce Breton naïf s’est toqué, à première vue, de votre musicienne. Il s’agit avant tout de le dégager d’une liaison dangereuse qui commence à peine. C’est sur cette créature qu’il faut frapper.

— Je l’ai mise à la porte, dit Mme de Malvoisine.

— Peut-être avez-vous eu tort. En la gardant, vous auriez pu la tenir en bride, tandis que, hors de chez vous, elle échappe à votre surveillance.

— Pas tant que vous croyez. C’est moi qui ai loué et meublé l’appartement qu’elle habite rue de Constantinople. J’ai même payé d’avance une année de loyer.

— Cette générosité… regrettable… ne vous confère pas le droit, chère madame, de contrôler sa conduite.

— Oh ! le concierge de la maison ne connaît que moi… et si je voulais faire donner congé à Mlle Violette, je n’aurais qu’à parler.

— Encore faudrait-il un prétexte.

— Le prétexte est tout trouvé, dit vivement Herminie. Elle reçoit M. de Bécherel, j’en suis sûre…

— Et on ne garde pas dans une maison honnête une jeune fille, seule, qui reçoit un homme chez elle. C’est juste. Mais quand on la renverrait, vous n’en seriez pas beaucoup plus avancée. Elle irait loger ailleurs et M. de Bécherel continuerait à aller la voir. Pour le détourner d’elle, il n’y a qu’un moyen, c’est de lui susciter un rival… non pas un jeune amoureux dont la concurrence ne ferait que l’exciter, mais un protecteur sérieux qui assurerait à cette pianiste une situation lucrative.

— J’ai eu la même idée que vous, dit en riant Mlle des Andrieux. Décidément, nous sommes faits pour nous entendre.

— Et nous nous entendons à merveille, appuya Marcandier. Eh bien, ce protecteur sérieux, nous l’avons sous la main et il jouera son rôle au naturel, car il en tient pour la petite.

— Galimas, le coulissier ?

— Justement. Il m’a parlé d’elle aujourd’hui à la Bourse, où… ceci entre parenthèse… il vient de faire un coup superbe après une mauvaise opération ; il a gagné le triple de ce qu’il avait perdu hier. Il ne regardera donc pas à sacrifier quelques milliers de louis pour satisfaire une fantaisie. Si solide que soit la vertu de votre ex-demoiselle de compagnie, je ne pense pas qu’elle résiste aux propositions d’un monsieur disposé à débourser une centaine de mille francs, pour frais de première installation.

— Il n’en faudra pas tant, dit méchamment Herminie.

— Pardon ! Violette s’estime très haut, et elle a raison. C’est un morceau de roi.

— Comment ! vous vantez ses mérites !

— Non, mais je suis obligé de les reconnaître. Et du reste, elle va très prochainement doubler de valeur.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Ah ! voilà !… j’ai appris beaucoup de choses, depuis hier… une entre autres qui va fort vous surprendre.

— Cette fille aurait-elle fait un héritage ?… ou gagné le gros lot à quelque loterie, demanda dédaigneusement Herminie, qui pensait toujours à l’argent.

— Rien de tout cela. Elle va débuter au théâtre.

— Et c’est ce début que vous nous annoncez comme un heureux changement dans sa situation ! Je m’en réjouis, moi, qu’elle monte sur les planches. M. de Bécherel ne s’attachera pas à une cabotine.

— Hé ! hé !… le théâtre pose les femmes. Mais je parle surtout de Galimas. Il adore les actrices et il fera encore plus de folies pour Mlle Violette, quand il la verra en scène… admirée… applaudie.

— Quel conte nous débitez-vous là ! Vous ne me ferez pas croire que cette pécore a trouvé du jour au lendemain un engagement.

— C’est pourtant la vérité.

— Où cela ? aux Bouffes-du-Nord… ou à Belleville ?…

— Aux Fantaisies-Lyriques.

— Comme figurante, alors ?

— Comme première chanteuse. Vous savez bien qu’elle a une voix superbe.

Herminie pinçait les lèvres et Mme de Malvoisine, qui ne paraissait pas plus contente que sa fille, dit sèchement :

— Elle ne chante pas mal, mais où donc le sot qui l’a engagée a-t-il pu l’entendre ?

— L’histoire est assez curieuse. Je viens de l’apprendre, par le plus grand des hasards. La voici : Vous connaissez ce vieux beau qu’on appelle M. de Mornac. Vous le recevez même.

— Oui… et je m’en flatte.

— Eh bien ! c’est à la prière de M. de Bécherel que ce ci-devant colonel a facilité à Mlle Violette l’exécution d’un projet qu’elle avait depuis longtemps, paraît-il, et que depuis son renvoi de chez vous elle a confié à son amoureux : Le directeur des Fantaisies Lyriques est un certain Cochard qui me devait de l’argent et qui allait faire faillite, lorsque M. de Mornac l’a commandité de cent mille francs. Vous saisissez ?

— Parfaitement, dit Herminie. Et cet imbécile compte sur Violette pour relever la fortune de son théâtre ?

— Il y compte si bien qu’elle va débuter dans quinze jours. Il va jouer sur ce début sa dernière carte. C’est lui-même qui me l’a dit, ce matin, après m’avoir rendu la somme que je lui avais prêtée. Il a oublié que j’ai un autre compte à régler avec lui et il lui en coûtera cher, pour m’avoir été désagréable, en…

— En congédiant votre amie, Julia Pannetier, interrompit Mlle des Andrieux, qui comprenait à demi-mot.

Elle était radieuse, cette excellente Herminie, d’apprendre que Marcandier avait un grief personnel contre le directeur qui venait d’engager Violette ; car elle devinait qu’elle aurait en lui un auxiliaire actif, puisqu’ils étaient aussi intéressés l’un que l’autre à empêcher Violette de réussir au théâtre.

— On ne peut rien vous cacher, mademoiselle, répondit en souriant Rubis-sur-l’ongle. Je connais depuis longtemps Julia Pannetier, je lui suis très attaché et elle vient d’être victime d’une intrigue de coulisses. On lui a fait un passe-droit dont Mlle Violette pourrait profiter.

C’est vous dire que je ne souhaite pas le succès de cette débutante, inventée par un colonel en retraite.

— Pas plus que je ne le souhaite moi-même, dit vivement Mlle des Andrieux. Quand je pense qu’une véritable artiste comme Julia se voit forcée de céder la place à une chanteuse d’occasion !… c’est une injustice criante… et j’espère que cette Violette tombera comme elle le mérite… à plat.

— J’y ferai de mon mieux, je vous le promets. Et Julia m’aidera. Tout le monde est pour elle au théâtre… ses camarades, le chef d’orchestre, les auteurs… tout le monde, excepté cet affreux Cochard. Nous avons déjà dressé nos batteries pour la première représentation. Ce sera, je l’espère, un four complet.

— J’y serai. Maman louera une loge. Et j’aurai le plaisir d’entendre siffler cette péronnelle.

— Sans parler de celui de jouir de la confusion de M. de Bécherel qui e manquera pas de se trouver au premier rang des fauteuils. La chute de son amoureuse le dégrisera.

— J’y compte.

— Cette chute refroidira peut-être aussi Galimas, mais peu vous importe qu’il ne couvre pas d’or la débutante, pourvu que M. de Bécherel revienne de ses illusions.

— Et, quoi qu’il arrive, j’aurai le plaisir de me venger de Violette, conclut la douce Herminie.

— Mais… si elle allait réussir contre vos prévisions ? demanda tout à coup la comtesse qui ne s’associait qu’à demi aux espérances de sa fille.

— Impossible, chère madame, dit péremptoirement Marcandier. Nos mesures sont trop bien prises. Je ferai ma salle à l’avance… des chuteurs aux premières loges… des tapageurs aux troisièmes galeries. Je m’entendrai avec le chef de claque. Ses hommes applaudiront à contre-temps pour agacer les spectateurs payants. Je dépenserai dix mille francs, s’il le faut, mais la pièce n’ira pas jusqu’au bout.

— Vous oubliez, mon cher, que si vous avez intérêt à la faire tomber, le colonel a intérêt à la faire réussir, puisqu’il commandite le directeur. Lui non plus ne regarde pas à l’argent et il a, de plus que vous, beaucoup d’amis dans tous les mondes. Il les amènera et ils tiendront tête à vos cabaleurs payés.

— Eh bien, ce sera une belle lutte, dit gaiement Marcandier, mais je vous prédis que la cavalerie serra battue en la personne de ce ci-devant dragon qui se mêle de lancer des Divas inconnues.

Julia connaît mieux que moi les dessous du théâtre et les manœuvres de coulisses. Elle pourrait vous dire que Mlle Violette sera sifflée, quand même elle aurait le talent de la Patti.

On peut à la rigueur imposer une prima-donna au public ; on ne l’impose pas aux autres artistes et tous ceux des Fantaisies se ligueront contre elle, ne fût-ce que pour être agréable à cette chère Julia, leur ancienne camarade.

— Ah ! comme je les comprends ! s’écria Mlle des Andrieux. Elle est charmante, cette jeune femme ; elle chante dans la perfection, et elle s’habille avec un goût !… je ne la rencontre jamais sans être tentée de lui demander l’adresse de son couturier.

— Je suis à même de vous la donner, dit Marcandier avec une grimace ironique. C’est moi qui paie les notes.

— Ne vous en plaignez pas, mon cher. Je suis sûre que bien des messieurs se chargeraient volontiers de les payer à votre place. Les hommes envient votre sort et les femmes conviennent que vous ne pouviez pas mieux choisir. Si je vous disais qu’un de mes regrets, c’est de ne pas connaître Mlle Pannetier. Pourquoi ne nous la présenteriez-vous pas ?

— Parce que… ce ne serait pas convenable, mademoiselle, répondit gravement Rubis-sur-l’ongle.

— Herminie ! s’écria la comtesse, en prenant son grand air de femme du monde.

— Eh bien, quoi ? demanda Mlle des Andrieux, sans se laisser intimider par l’attitude de sa respectable mère. Une artiste dramatique vaut bien les séparées, les divorcées et les veuves consolables que vous recevez chez vous.

Puis, s’adressant à Marcandier :

— L’occasion est bonne, mon cher. Julia est ici. Tout à l’heure vous étiez avec elle sur la terrasse. Voulez-vous que nous allions la chercher ?

Marcandier, au fond, était de l’avis d’Herminie qui tenait pour l’égalité des femmes, mais il hésitait, de peur de froisser les susceptibilités de la comtesse, quoiqu’il les trouvât ridicules.

La question fut tranchée par Julia, qui s’était réfugiée dans le boudoir contigu au salon et qui n’avait pas perdu un mot de la conversation.

La timidité n’était pas son défaut, et, jugeant qu’elle pouvait se montrer, elle écarta la portière en soie du Japon, et elle avança la tête, en disant gaiement :

— Peut-on entrer ?

Herminie courut à elle, la prit par la main et l’amena devant Mme de Malvoisine qui suffoquait de colère.

Cette Diva de quatrième ordre était vraiment une jolie fille ; une brune au teint mat, aux lèvres rouges, aux yeux noirs, agrandis au pinceau.

Elle avait l’air hardi, le sourire engageant de la courtisane habituée à s’exhiber en public et ce fut sans aucun embarras qu’elle dit à Herminie :

— Merci, mademoiselle, pour tout le bien que vous pensez de moi et pour tout le mal que vous souhaitez à la Violette des Batignolles. Pierre vient de m’apprendre que cet âne de Cochard l’a engagée pour tenir mes rôles. Elle ne les tiendra pas longtemps. À nous deux, nous la renverrons courir le cachet.

Mme de Malvoisine, blessée dans sa dignité, tourna le dos à l’actrice et descendit sur la terrasse, dont la porte était restée ouverte. Marcandier alla l’y rejoindre pour la calmer et Julia resta en tête-à-tête avec l’héritière de l’oncle Léon.

— Excusez-la, dit Herminie, en parlant de sa mère ; elle est pleine de préjugés. Moi, je n’en ai pas et je ne demande qu’à être votre amie, madame.

— Oh ! je veux bien ! s’écria Julia Pannetier. Je vous aime déjà comme si nous avions joué la comédie ensemble. C’est dit ! nous sommes alliées contre cette pianiste crottée. Et vous verrez que vous ne regretterez pas de m’avoir mise dans votre jeu. Je ne suis qu’une irrégulière, mais j’ai plus d’expérience que vous et je pourrai, à l’occasion, vous donner des conseils utiles.

— Quand ce ne serait que pour m’apprendre à m’habiller.

— Vous êtes fort bien comme vous êtes. Mes toilettes ne vous conviendraient pas. Elles sont trop voyantes. Moi, je suis obligée de me faire remarquer pour plaire à Marcandier. Il tient à ce qu’on se retourne pour me voir quand je vais au Bois, dans son coupé. On sait qu’il est riche et que je suis avec lui. Je fais de la réclame à sa fortune. Les hommes sont bêtes.

— Pas tous, dit tout bas Herminie.

— Heureusement ! La vie serait trop ennuyeuse si on ne l’égayait pas un peu en se payant un caprice de temps en temps. Je n’ai jamais vu M. de Bécherel mais je suis sûre qu’il est charmant. D’abord, c’est un jeune, et j’exècre les vieux.

— Marcandier n’est pas vieux.

— Il est mûr, et c’est déjà trop pour moi. Mais que voulez-vous ! j’ai été bien contente de le rencontrer au début de ma carrière. Les commencements sont difficiles quand on n’est pas née avec des rentes. Vous qui pouvez choisir, croyez-moi, mademoiselle, n’épousez jamais qu’un garçon qui vous plaît.

— J’y suis très décidée… et c’est pour cela que je tiens à M. de Bécherel. Cette créature veut me le prendre…

— Elle n’y réussira pas. Et quand même il aurait pour elle une fantaisie, ce serait l’affaire de huit jours. Après la chute que nous lui préparons, il n’en voudra plus.

— Tombera-t-elle ?… entre nous, elle a une voix superbe.

— Il n’y a pas de talent qui tienne quand les camarades s’entendent pour faire manquer à une débutante ses répliques et ses entrées. Et je me charge de leur donner le mot d’ordre. Nous n’avons à craindre qu’un homme… le colonel Mornac. Ce troupier fourbu fait la pluie et le beau temps aux Fantaisies Lyriques.

— Et il soutiendra Violette, puisqu’il l’a imposée au directeur, mais… attendez donc ! dit Herminie qui faisait face à la rue Mozart ; ce monsieur à cheval qui vient là-bas…

— Oui… de loin, il ressemble au vieux brisquard dont nous parlons.

— C’est lui ! je le reconnais et il nous a vues.

C’était bien le colonel Mornac qui descendait la rue Mozart, au pas d’un cheval alezan qu’il avait acheté tout récemment et qui faisait honneur à son maître, car c’était un superbe demi-sang.

Le colonel que Robert avait laissé recevant une visite, après le déjeuner, rue de la Boëtie, profitait du temps printanier pour essayer cette jolie bête et, après l’avoir travaillée dans les allées du bois, rentrait à Paris par Auteuil.

C’était donc le hasard d’une promenade qui l’amenait rue Mozart et il ne s’attendait guère à y voir Mme de Malvoisine, mais il avait de bons yeux et il la reconnut de très loin, causant sur la terrasse d’un élégant hôtel particulier avec un monsieur qu’il ne connaissait pas.

Il ne s’étonna pas trop de rencontrer si loin de la rue du Rocher cette comtesse très répandue, mais, comme il était en belle humeur, il voulut se donner le malin plaisir de l’interviewer, afin de savoir ce qu’elle faisait là.

Il dirigea donc son cheval vers le jardinet suspendu où elle se tenait et il la salua, selon les règles de la vieille équitation française, en se dressant un peu sur ses étriers et en arrondissant le bras pour soulever légèrement son chapeau. Il fit même, pour plus de courtoisie, exécuter une courbette à l’alezan, avant de l’arrêter sous la balustrade où s’accoudait la mère d’Herminie.

Mme de Malvoisine n’avait pas les mêmes raisons que sa fille pour détester M. de Mornac. Au contraire, elle le trouvait charmant, ayant toujours eu un faible pour les militaires, et si le colonel se fût avisé de lui faire la cour, elle ne lui aurait probablement pas été cruelle ; car elle admirait sa haute taille, son air martial et il lui plaisait surtout en sa qualité d’homme du vrai monde. Elle était fière de le recevoir chez elle où ses pareils ne venaient guère.

Elle n’eut donc garde de quitter la place, quand il s’approcha, et au lieu de battre en retraite dans le salon, elle s’avança pour lui sourire.

Marcandier connaissait le colonel pour l’avoir rencontré au théâtre. Et Marcandier n’était pas fâché du tout de l’occasion qui s’offrait à lui de s’aboucher avec ce défenseur de Violette et de savoir à quelle espèce d’homme les ennemis de la débutante allaient avoir affaire.

Il resta donc aussi, mais il se tint sur la réserve, comptant bien que la loquace comtesse allait se charger de faire parler M. de Mornac.

— Bonjour, chère madame, commença le colonel. Je ne m’attendais guère à la bonne fortune de vous trouver aujourd’hui sur mon chemin.

— Je suis venue voir un vieil ami à moi, dit la comtesse, en regardant Marcandier, qui s’inclina sans mot dire.

Elle s’abstint de le nommer, parce qu’elle ne se souciait pas de mettre le colonel en relations avec le principal agent du mystérieux oncle d’Herminie et aussi parce qu’elle ne jugeait pas que l’usurier méritât cet honneur.

Et, pour d’autres raisons, Marcandier lui sut gré de ne pas le présenter. Il voulait bien diriger les opérations contre la protégée de M. de Mornac, mais il ne tenait pas à se mettre en avant.

— Que devenez-vous donc, mon cher colonel ? reprit Mme de Malvoisine ; et que vous avons-nous fait, pour que vous ne vous montriez plus chez moi ? Hier soir encore, Mme de Carantoir se désolait de votre absence.

Mme de Carantoir était la veuve dont Mornac recherchait les bonnes grâces et il savait à quoi s’en tenir sur le chagrin de cette aimable personne qui avait bien voulu, ce jour-là précisément, lui faire une première visite.

— Que voulez-vous ! dit-il d’un air dégagé. On ne va pas toujours où l’on souhaiterait aller. J’ai passé ma soirée avec des gens graves qui m’ont fort ennuyé. J’aurais préféré voir de frais visages…

— Comme celui de Violette.

— Comme celui de Mlle des Andrieux, continua le colonel, sans relever l’interruption malicieuse de Mme de Malvoisine. Donnez-moi donc de ses nouvelles. Il y a trois jours que je ne l’ai vue et je m’en plains.

— Vraiment, monsieur ? dit une voix qui venait du fond de la terrasse.

En même temps, le profil de camée et les épaules sculpturales de la belle Herminie se montrèrent derrière la comtesse.

— Je ne me doutais pas que vous me regrettiez, continua ironiquement l’imposante jeune fille ; mais puisque vous voulez bien vous informer de moi, je puis, à mon tour, vous demander ce que devient cette petite qui a un nom de fleur… vous savez qui je veux dire ?

— Pas du tout, répondit le colonel avec un aplomb superlatif.

— Alors, interrogez M. de Bécherel. Il n’a pas oublié la Violette, lui… ah ! vous y êtes maintenant.

— Parfaitement, mademoiselle. Mais depuis la soirée à laquelle j’ai assisté chez Mme de Malvoisine, je n’ai pas rencontré la personne dont vous parlez.

— Vous n’ignorez pas du moins qu’elle va entrer aux Fantaisies Lyriques. C’est vous qui l’avez recommandée au directeur.

— Il l’a donc engagée ce matin ? C’est vous qui me l’apprenez. Tant mieux ! Je lui souhaite tout le succès qu’elle mérite.

— Moi, je lui souhaite une chute qu’elle n’aura pas volée… quand ce ne serait que pour la punir de prendre la place d’une artiste de talent… qui est mon amie.

— Je ne savais pas que vous aviez des amies au théâtre, dit M. de Mornac, toujours calme et railleur.

— Oui, monsieur, j’en ai une. Venez, ma chère Julia, que je vous présente le protecteur de votre remplaçante.

Mlle Pannetier qui, jusqu’alors, s’était tenue en arrière, ne se fit pas prier pour paraître. Elle arriva, le sourire aux lèvres, comme elle se serait avancée sur les planches, si le public des Fantaisies l’avait rappelée en scène, après un morceau brillant, et elle se mit à dévisager le colonel avec une rare impudence.

Mme de Malvoisine, rouge de colère et de honte, maudissait l’extravagance de sa fille qui prenait plaisir à se compromettre en se vantant de sa liaison avec une cabotine.

Marcandier rongeait son frein et donnait à tous les diables Herminie qui lançait au colonel un défi intempestif en proclamant qu’elle était l’ennemie de Violette.

Autant aurait valu avertir M. de Mornac qu’à eux tous, ils complotaient de faire siffler sa protégée.

Il ne restait plus à cette sotte qu’à le mettre en cause, lui, personnellement, et elle n’y manqua pas.

— Allons, mon cher, dit-elle à l’usurier, défendez vos amies ! Apprenez à M. de Mornac que vous êtes très attaché à Julia et que vous ne souffrirez pas que son imbécile de directeur la sacrifie à une pianiste congédiée.

Cette interpellation inattendue acheva d’éclairer le colonel, et il se mit à regarder avec plus d’attention Marcandier qui ne se pressait pas d’obéir aux injonctions de Mlle des Andrieux.

Une fois lancée, Herminie ne s’arrêtait plus.

— Dites-lui donc aussi, reprit-elle, que M. de Bécherel est votre obligé ; qu’il ne tiendrait qu’à vous de lui être très désagréable, et que vous ne vous en priverez pas, si notre chère Julia est évincée par cette virtuose du pavé, bonne tout au plus à chanter dans les cours.

Ce sera la paix ou la guerre, comme il lui plaira.

Marcandier aurait voulu être à cent pieds sous terre, mais il ne desserra pas les dents. Il se réservait de dire son fait à l’indiscrète Herminie, dès que le colonel ne serait plus là.

Et le colonel ne le fit pas attendre, car il savait maintenant à quoi s’en tenir sur tous les adversaires de Violette et sur leurs projets.

— Chère madame, dit-il à la comtesse, je me reprocherais de vous retenir plus longtemps sur cette terrasse où vous finirez par vous enrhumer. Permettez donc que je vous quitte.

Et, sans attendre une réponse, il fit volter son cheval, le mit au grand trot, tourna par la rue de l’Assomption et fila vers le quai d’Auteuil.

Il laissait sans regret ces malintentionnés des deux sexes se reprocher des torts dont chacun d’eux avait sa part. Il ne pensait qu’à avertir promptement Robert des méchants desseins qu’ils tramaient contre son amie.

Il savait que Robert, en le quittant, après déjeuner, était allé rue de Constantinople, mais l’entrevue devait avoir pris fin et il pensa que le jeune homme était rentré chez lui.

Il prit donc, toujours aux grandes allures, le chemin du faubourg Poissonnière.

Arrivé devant le numéro 29, une belle maison qui possédait une porte cochère, il entra dans la cour, confia son alezan à la garde d’un palefrenier qui se trouvait là, occupé à laver un coupé appartenant au locataire de l’appartement du premier étage et grimpa lestement à l’entresol.

Le groom Jeannie vint lui ouvrir, le reconnut pour l’avoir vu à Rennes chez Mme de Bécherel et, sans lui demander son nom, l’introduisit dans le fumoir où Robert lisait une lettre.

— Vous, ici, mon colonel ! s’écria Robert.

— Moi-même, mon garçon, et je n’y viens pas sans motif, dit M. de Mornac, en se campant à califourchon sur une chaise.

— Ah ! que je suis heureux de vous voir !

— Vrai ? Eh bien ! tu n’en as pas l’air, car tu pleures !… comment, à ton âge ! Ah ! ça, tu n’es donc décidément qu’une poule mouillée ?

— Non, mon colonel, je vous assure… c’est cette lettre…

— Une lettre de la petite, parbleu ! Elle t’écrit des choses touchantes. Ce n’est pas une raison pour larmoyer.

— Lisez, mon colonel.

— Je veux bien… et je vais lire tout haut. Ce sera pour toi une aggravation de peine assez méritée.

M. de Mornac commença d’une voix ferme :

« Robert, mon bien-aimé, mon unique enfant, tu m’as désolée en m’apprenant la faute que tu as commise. Je te remercie pourtant de ne pas me l’avoir cachée, car il m’eût encore plus cruel de connaître par M. Labitte la triste vérité. Ta lettre heureusement m’est arrivée en même temps que la sienne.

« Je ne veux pas te gronder. Tu dois déjà avoir assez de chagrin. Ne te tourmente pas de la perte de cette somme. Je vais me la procurer et je te l’enverrai d’ici à très peu de jours.

« L’argent n’est rien ; l’honneur est tout et j’espère que tu n’y as pas manqué. Mais, je t’en supplie, épargne-moi de nouvelles douleurs. J’ai déjà tant souffert. Aie pitié de ma vieillesse, et, puisque tu n’es pas assez sûr de résister aux entraînements de Paris, reviens près de moi. Tu seras reçu comme le fut l’enfant prodigue de la Bible.

— On ne tuera pas le veau gras, mais tous les chapons de vos fermiers y passeront, dit le colonel qui affectait de plaisanter pour dissimuler son émotion.

Il continua :

« Nous vivrons ensemble, et nous ne nous quitterons plus, jusqu’au jour où Dieu me rappellera à lui. Et tu ne regretteras pas les fausses joies de cette ville maudite qui m’a pris mon fils. Je sais qu’à ton âge, tu ne peux pas te contenter de l’existence que je mène à Rennes. Mais je t’ai trouvé une adorable jeune fille qui t’aime et qui est toute prête à t’épouser. Elle te rendra heureux, elle te donnera de beaux enfants que nous élèverons ensemble et elle t’apportera une magnifique fortune qui te permettra de satisfaire les goûts de dépenses que tu tiens de ton pauvre père.

« Dis-moi que tu consens et arrive bien vite. Ta fiancée t’attend. Tu as deviné de qui je parle.

— As-tu vraiment deviné ? demanda M. de Mornac.

— Oui, balbutia Robert. Il s’agit d’une demoiselle que j’ai vue l’été dernier.

— Mais tu es épris de Mlle Violette. Nous causerons de cela tout à l’heure. J’achève d’abord ma lecture.

« Si tu refusais, si tu restais sourd à mes prières, je te préviens, mon cher enfant, que je n’hésiterais pas. Je partirais pour Paris. Il y a bien une place pour moi dans ce petit appartement que j’ai pris tant de plaisir à arranger. Tu m’y recevrais, n’est-ce pas ? Et tu me laisserais te choyer comme aux jours de ton enfance. Mais tu ne voudras pas m’imposer un déplacement qui dérangerait toutes mes habitudes de provinciale. J’attends ta réponse avec confiance. Ton cœur te la dictera. Je ne veux te gêner en rien et je comprends que tu ne puisses pas partir au pied levé. Prends ton temps, mon Robert. Trois semaines, est-ce assez ?… Oui. Eh bien ! je t’attends avant la fin de mars ; tu arriveras avec le printemps.

« Ta mère qui t’aime plus que jamais. »

— Et plus que tu ne le mérites, dit le colonel, en passant sa main sur ses yeux qui se mouillaient malgré lui.

Ah ! il y a un post-scriptum.

« Croirais-tu que cette pauvre Jeannette qui me sert depuis trente ans et qui t’a vu naître, m’a offert toutes ses économies ; en me voyant pleurer, elle avait compris que tu avais fait quelque sottise et que tu m’écrivais pour me demander de l’argent.

« Tout le monde t’adore ici. »

— Eh bien ? demanda M. de Mornac. Qu’est-ce que tu dis de ça, bel amoureux. Faut-il que j’envoie ton groom chercher un fiacre pour te conduire à la gare Montparnasse ?

— Ma mère elle-même n’exige pas que je parte immédiatement.

— Bon ! je te vois venir. Tu voudrais bien ne pas lui faire de la peine, mais tu ne voudrais pas abandonner Violette. Comment te tireras-tu de là ?

— J’attendrai que Violette ait réussi au théâtre où elle vient d’être engagée.

— J’en étais sûr et je n’essaierai pas de te faire changer de résolution. J’y perdrais mon éloquence et je n’aime pas à prêcher, mais je t’apporte des renseignements qui pourraient modifier tes projets. Tout à l’heure, en passant à cheval par la rue Mozart, à Passy, j’ai avisé sur la terrasse d’un joli hôtel particulier Mme de Malvoisine en conférence avec un monsieur que je ne connais pas, mais qui te connaît.

— Rue Mozart ! c’est là que demeure le prêteur auquel Gustave m’a adressé.

— Comment est-il fait cet usurier ?

— Assez grand… vigoureusement taillé… il porte toute sa barbe et il a de quarante à quarante-cinq ans.

— C’est l’homme que j’ai vu. Eh bien, mon cher, il est d’accord avec la comtesse et sa fille pour faire siffler Violette.

— Je pensais bien qu’il était à leurs ordres. Mais pourquoi en veut-il à cette pauvre enfant ?

— Parce qu’elle va remplacer aux Fantaisies Lyriques, une actrice qu’il entretient… une certaine Julia Pannetier… dont la fière Herminie ne dédaigne pas l’amitié. Te voilà fixé, j’espère, sur la respectabilité de ces dames.

— Je l’étais déjà. Et je sais que cette Julia est une drôlesse. Elle demeure tout près d’ici… Rue Rougemont… et elle a très mauvais renom dans le quartier. On dit qu’elle a pour amant un cocher.

— Eh bien, mon garçon, voilà le quatuor auquel Violette aura affaire quand elle débutera : cette Julia, qui ne vaut ni plus ni moins que toutes ses pareilles ; un gredin qui prête à quarante pour cent et qui doit exercer de pires industries ; une comtesse de contrebande ; une bâtarde qui veut t’épouser malgré toi et qui mettrait le feu au théâtre pour empêcher ta petite amie de réussir.

Robert allait protester que ces gens-là ne lui faisaient pas peur, mais M. de Mornac s’écria, en s’avançant vivement vers une porte entrebâillée, au fond du fumoir :

— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ?… Tu nous espionnes, je crois.

En même temps, il saisissait par le collet de sa veste le groom Jeannic et il l’amenait devant son maître stupéfait.

— Mais, non, monsieur, dit le groom. Je n’écoutais pas, je vous le jure. Quand vous m’avez attrapé, j’étais en train d’épousseter les portières.

— Où as-tu pris ce gars-là ? demanda le colonel à Robert.

— Aux environs de Rennes. Il est né sur une de nos terres, et je n’ai pas encore eu à me plaindre de lui.

Jeannic baissait la tête ; mais il paraissait médiocrement effrayé, il n’avait guère plus de dix huit ans, et il paraissait en avoir plus de vingt. C’était un vrai Breton, large d’épaules, avec une tête ronde, une figure intelligente et des yeux bruns qui savaient regarder en face.

— C’est bon ! reprit M. de Mornac, en le poussant dans la chambre voisine. Disparais et que je ne t’y reprenne plus.

Et il ferma la porte sur lui.

— Tu sais, dit-il à Robert, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il nous écoutait. À ta place, moi, je ne le garderais pas.

— Je vous assure, mon colonel, qu’il m’est très attaché. J’ai remarqué cependant que depuis deux ou trois mois, il sort un peu trop souvent ; et je ne serais pas très étonné qu’il eût fait la conquête de quelque fille de boutique.

— Ou mieux que ça. Une horizontale comme cette Julia s’accommoderait très bien de ce garçon. Revenons au complot contre Violette. Te sens-tu de force à la défendre contre cet usurier et ces trois femelles ?… Oui. Eh ! bien, je te soutiendrai et comme un homme averti en vaut deux, je prendrai mes mesures pour le soir de la première. Maintenant, que vas-tu répondre à ta mère ?

— Qu’elle me verra avant la fin de mars.

— Compris. Tu veux prendre le temps de voir comment tournera ta liaison avec cette petite. À cela, je n’ai rien à objecter ; mais tu vas me promettre que tu n’iras pas contre la volonté de ta mère.

— Je vous en donne ma parole.

— Alors, compte sur moi. Viens me voir le plus tôt et le plus souvent que tu pourras. Tâche de ne pas faire de nouvelles sottises. Si tu en étais tenté, relis la lettre de la sainte femme qui ne vit que pour toi. Cette lecture te rendra meilleur et elle te préservera des entraînements. Moi, je te laisse à tes réflexions. Je m’en vais de ce pas voir Cochard pour le prévenir du tour que ces gens-là veulent lui jouer. Je suis presque aussi intéressé que toi au succès de la débutante, car, si elle tombe, Cochard fera faillite et mes cent mille francs seront flambés.

Sur cette conclusion, le colonel s’en alla retrouver son cheval qui l’attendait dans la cour et Bécherel n’essaya pas de le retenir.