Éditions Édouard Garand (13p. 54-56).

CHAPITRE XI

NUIT ORAGEUSE


Le résultat des réflexions de Silverstien fut celui-ci : il quitterait les Peupliers, sans retard. Il avait été joué, roulé, volé ! Non qu’il doutât que Roxane ne fut une véritable Allemande ; mais il crut qu’elle s’était laissée tenter par l’appât du gain. À la vue du petit papier bleu, elle s’était dit, évidemment, qu’elle allait essayer de le vendre elle-même à Champvert.

Et Champvert ?… Quand il présenterait son chèque pour les vingt-mille dollars, que répondrait Silverstien ?… Que le papier bleu lui avait été enlevé ? La colère serait terrible, si terrible, que le petit juif se mit à frissonner soudain. Il le connaissait Champvert ; il l’avait vu à l’œuvre et il savait ce qu’il était capable de faire. N’avait-il pas été témoin, lui Silverstien, de l’horrible assassinat de l’auberge du Tigre-Rampant ? Oui, quand cet assassin saurait à quoi s’en tenir sur le sort du papier bleu, Silverstien comprenait que sa vie ne vaudrait pas cinq sous. Champvert irait l’attendre au coin d’un bois et il l’assassinerait sans pitié… La fuite… C’est dans la fuite qu’il trouverait la sûreté. Il quitterait les Peupliers, cette nuit même, et il irait si loin que Champvert ne pourrait l’atteindre jamais…

Cependant, avant de partir des environs, il chercherait Gretchen Henric, qui lui avait joué un si vilain tour, et quand il la retrouverait… Pourtant il était presque assuré d’avance que ses recherches seraient vaines ; elle avait dû se donner un faux nom cette jeune Allemande… quoiqu’elle lui eut dit se nommer Gretchen Henric bien avant de connaître l’existence du petit papier bleu, qu’elle lui avait volé…

Eh ! bien, concernant l’Allemande, il verrait ce qu’il ferait ; mais il était résolu de partir, de quitter les Peupliers, et aussitôt, il commença à faire ses préparatifs de départ.

Tout d’abord, Silverstien écrivit à Champvert quelques mots, qu’il laissa bien en évidence, lui disant qu’il serait absent pour deux ou trois semaines ; mais qu’au bout de ce temps, il reviendrait chercher les vingt-mille dollars, en échange desquels lui serait remis le papier compromettant.

La lettre écrite, il fit sa valise, n’oubliant pas d’y mettre deux boites de cigares appartenant à son hôte. Sa valise bouclée, il se rendit, à pas de loup, dans la bibliothèque, et s’approchant d’un petit cabinet, dont il ouvrit la porte, à l’aide de fausses clefs, il s’empara d’une liasse de billets de banque, qu’il mit dans sa poche ; ces billets de banque, le juif avait vu Mme Champvert les déposer là, la veille.

Revenu dans sa chambre, Silverstien s’installa dans un confortable fauteuil et s’amusa à fumer des cigares de Champvert et à compter l’argent qu’il venait de voler à Yseult, en attendant que tout fût endormi aux Peupliers ; alors, il s’en irait, et si loin, que… Décart ne le reverrait jamais.

Et pendant ce temps, Roxane, dans sa chambre, lisait une lettre du Docteur Philibert, que venait de lui remettre Souple-Échine :


« Chère Mlle Monthy,

« J’accuse réception du papier bleu, que Souple-Échine m’a fidèlement remis. Ce papier, je l’ai placé dans un compartiment secret de mon coffre-fort. Soyez assurée, chère enfant, que je vous admire, pour le succès que vous avez remporté ; aussi, je vous félicite de tout cœur !

Puissiez-vous avoir autant de succès en ce qui concerne le testament ! Soyez prudente ! Silverstien est un voyou, sans doute, un homme sans principes, etc ; mais Champvert est un assassin, et je crois réellement qu’il ne reculerait devant rien, s’il vous surprenait manipulant la serrure de son coffre-fort.

Dans tous les cas, je serai bien heureux de vous voir quitter les Peupliers, que contamine la présence de… Décart.

Je vous souhaite entière réussite et je vous recommande encore une fois, la prudence.

Vous renouvelant mes félicitations, je vous prie de me croire toujours,

Votre ami entièrement dévoué,
Napoléon Philibert

P. S. Suis arrêté chez-vous, ce p. m. Tous sont en bonne santé et de joyeuse humeur.

N. P. »

Souple-Échine, couché sur le canapé, dormait à poings fermés. Roxane se dit qu’elle allait en faire autant. Elle éteignit donc sa lumière mais elle ne put dormir. La scène qui s’était passée entre elle et le juif Allemand n’avait pas contribué à amener le sommeil ; de plus, elle ressentait comme une sorte d’oppression, une sorte de pressentiment d’un danger quelconque. Pour la première fois de sa vie, l’obscurité lui fit peur. Elle se leva, jeta un kimono par-dessus sa robe de nuit, puis elle ouvrit sa porte, afin de laisser pénétrer dans sa chambre la lumière du lustre qui brûlait, toute la nuit, dans le corridor principal.

Roxane couchait dans l’aile gauche, tout près du corridor principal. Faisant suite à sa chambre était une pièce inoccupée, puis venaient le boudoir et la chambre à coucher de Mme Dussol.

Dans l’aile droite, étaient la chambre à coucher des Champvert, l’étude, le boudoir d’Yseult, puis une « chambre d’amis », qu’occupait actuellement Silverstien.

Les domestiques couchaient sur le deuxième palier, dans l’aile gauche, que Mme Champvert avait fait diviser par des cloisons temporaires.

Soudain, Roxane, qui s’était avancée un peu dans le passage, vit la porte de chambre de Silverstien s’ouvrir lentement. Elle vit le juif sortir dans le corridor de droite, jeter des regards soupçonneux autour de lui, écouter un moment, puis s’avancer dans le corridor principal. Il tenait une petite valise à la main et son chapeau était sur sa tête. Marchant avec d’infinies précautions, il atteignit la porte d’entrée des Peupliers… Roxane entendit la clef qui tournait dans la serrure, puis la porte s’ouvrit et se referma : Silverstien quittait furtivement la maison ! S’approchant d’une fenêtre, la jeune fille vit l’Allemand descendre les marches, puis enfiler l’avenue des peupliers, au pas de course.

— Pauvre Silverstien ! se dit Roxane, en souriant et haussant les épaules. Il sent qu’il n’a plus rien à faire ici, puisqu’il n’a plus le petit papier bleu en sa possession. Il fuit devant la colère de M. Champvert ; il est certain que quand celui-ci aurait appris que le juif n’avait plus le document compromettant, qu’il lui avait été volé, il aurait fait un mauvais parti à ce pauvre Silverstien !… Moi, je vais me coucher et essayer de dormir ; il est près de deux heures du matin, d’ailleurs.

À ce moment, elle crut entendre des voix, à l’autre extrémité du corridor de droite, là où étaient les pièces occupées par les époux Champvert. Comme toujours, ils différaient d’opinion, car Roxane entendait la voix courroucée du mari et les accents plus calmes de sa femme. Ces gens n’avaient-ils pas assez du jour entier pour se quereller ; fallait-il qu’ils prissent encore sur leurs nuits ? (Roxane apprit, plus tard, qu’Yseult, n’ayant pu dormir, s’était levée et retirée dans son boudoir, où son mari l’avait rejointe).

La fiancée de Hugues de Vilnoble s’avança dans le corridor principal et écouta. Clairement lui parvenaient les accents menaçants de Champvert, puis la réplique froide d’Yseult. Tout à coup, elle entendit un cri, et aussitôt elle retourna dans sa chambre, mit, à la hâte sa perruque et ses lunettes saisit son revolver et vola plutôt qu’elle ne marcha jusqu’à l’extrémité du corridor de droite.

— Je te dis qu’il me faut vingt-mille dollars ! disait Champvert. Ma vie en dépend.

— Que m’importe ! fit la voix d’Yseult. Ces vingt-mille dollars, s’il te les faut, gagne-les, mon cher. Tu as ta profession…

— Ne me mets pas hors de moi, Yseult ! Tu sais ce dont je t’ai menacée, tout à l’heure !

— Non ! Non ! cria la jeune femme.

La chambre à coucher des époux Champvert n’était pas éclairée, Roxane y pénétra, et comme le boudoir faisait suite à cette chambre, elle pouvait voir parfaitement ce qui s’y passait, sans être vue. Elle vit donc Champvert produire, soudain, un pistolet et en poser le canon sur la tempe de sa femme.

— Au secours ! Au secours ! cria Yseult.

— Tais-toi, insensée ! dit Champvert. Signe ce papier et je ne te ferai aucun mal ; refuse, et, je le jure, je tire. On croira que tu t’es suicidée ; je m’arrangerai pour cela. Tu sais, Yseult, il n’y a que les imbéciles qui se laissent arrêter, condamner à la prison puis à la potence. Signe ce papier ! Signe, ou je te tue !

— De grâce Ignace ! implora la jeune femme.

— Écoute : je vais compter jusqu’à trois. Si quand j’aurai dit trois, tu n’as pas fait de mouvement pour m’obéir, je tire, aussi vrai que je me nomme Champvert.

Toujours tenant le canon du pistolet sur la tempe de sa femme, Champvert se mit à compter ;

— Un… Deux…

Un coup de revolver retentit ; le notaire, atteint à l’épaule droite, laissa tomber son pistolet, et avec un cri de douleur, s’affaissa sur le canapé.

Yseult, sourde aux plaintes de son mari, ramassa le pistolet, et s’approchant du canapé s’écria :

— Je ne sais ce qui me retient de… t’achever, assassin !

Elle se contenta cependant d’ouvrir le pistolet, d’en extraire une balle puis de remettre l’arme là où elle était tombée.

À l’étage supérieur de l’aile gauche, on entendait piétiner les domestiques : ils avaient entendu le coup de feu et ils accouraient s’assurer de ce qui s’était passé.

Roxane parvint à se mêler aux domestiques, lorsqu’ils passèrent près de la chambre des Champvert ; même, c’est Mme Louvier qui entra l’une des premières et toute effarée, dans le boudoir, où Yseult, calme et froide, désigna le pistolet, disant :

— M. Champvert, ayant cru entendre du bruit dans son étude, a tiré du pistolet. Le coup est parti et la balle l’a frappé à l’épaule… Mme Louvier peut-être auriez-vous la bonté de donner les premiers soins à mon mari ? Moi, je ne m’y entends nullement, Aussitôt qu’il fera jour, le cocher ira chercher le Docteur Philibert.

Congédiant les domestiques, Mme Champvert resta seule avec Mme Louvier et le blessé.