Éditions Édouard Garand (13p. 52-54).

CHAPITRE X

LE PETIT PAPIER BLEU


Un pli soucieux se creusait au front du juif Allemand Henric Silverstien. Depuis huit heures qu’il était au rendez-vous convenu entre lui et Gretchen ; elle n’était pas encore arrivée, et il serait bientôt neuf heures. Pour la vingtième fois peut-être, il venait de regarder l’heure à sa montre ; neuf heures moins cinq minutes !… Décidément, elle ne viendrait pas ! Jamais elle n’avait tant tardé la douce Gretchen… Il était sûrement arrivé quelque chose, pour l’empêcher de sortir… Mais, encore quelques pas dans la direction de l’est ; ensuite, il retournerait aux Peupliers. Silverstien soupira ; c’est que sa déception était grande !

Soudain, des pas légers… C’était elle ! Gretchen ! Mais, comme elle venait vite, et comme elle était en retard !

— Gretchen ! Oh ! vous voilà enfin ! Je commençais à désespérer de vous voir ! s’écria le juif, en accourant au-devant de Roxane.

— J’ai failli ne pas venir, M. Silverstien, répondit Gretchen, (?) feignant d’être très-essoufflée. Le fait est que je me suis sauvée de chez-nous… Je crains bien ne pouvoir plus vous rencontrer ainsi, dorénavant ; voyez-vous, ma mère a appris ce qui se passe et…

— Ne plus nous voir, Gretchen ! cria le juif. Impossible ! Ô Gretchen !

— Que voulez-vous, M. Silverstien ; je ne puis désobéir à ma mère.

— Gretchen, voulez-vous m’épouser ? Tout de suite ? Demain ? Je vous promets que vous serez heureuse.

— Je serai franche avec vous, M. Silverstien, répondit la douce Gretchen. J’ai pour vous beaucoup d’estime, beaucoup de sympathie, et à la pensée de ne plus vous revoir, mon cœur se serre. Mais j’ai eu trop de misère, j’ai trop connu les horreurs de la pauvreté pour épouser un homme pauvre… Or, je suis courtisée par un jeune homme riche, un M. Gottburg…

— Gretchen, vous ai-je dit que j’étais pauvre… ? Peut-être que…

— M. Gottburg a, m’a-t-il assuré, une forte somme d’argent à la banque, M. Silverstien. Près de cinq mille dollars. Pensez-y : cinq mille dollars !

— Et vous trouvez que cinq mille dollars c’est une fortune ?… Que diriez-vous de vingt-mille alors ?

— Vingt-mille ! Vingt-mille dollars ! s’écria la jeune Allemande. Je me demande s’il y a autant d’argent que cela dans le monde, ajouta-t-elle, en souriant. Puis, feignant une grande frayeur : Qu’est-ce que cela ? fit-elle en jetant les yeux par-dessus son épaule. J’ai cru entendre du bruit, de ce côté.

— Vous vous êtes trompée, ma Gretchen, répondit Silverstien.

— Que feriez-vous, si nous étions attaqués, mon ami ? demanda Gretchen, toujours feignant une grande frayeur.

— Mais…J e vous défendrais !

— Ah ! je comprends, je crois… Comme tant d’autres messieurs que je connais, vous ne sortez jamais sans être armé, sans doute ? Vous faites bien, M. Silverstien. On ne sait jamais…

— Armé ! s’écria le juif. Pensez-vous que je prends la précaution de porter des armes, chaque fois que je fais une petite promenade ? ajouta-t-il en riant d’un bon cœur.

— Oh ! vous avez bien une petite arme à feu cachée sur votre personne ! fit la jeune fille, en souriant d’un air incrédule.

— Parole d’honneur, Gretchen, je n’en ai pas ! Cependant, ne craignez rien ; je saurais bien vous défendre, si nous étions attaqués !

— Je n’ai plus peur, assura Roxane. J’ai imaginé entendre du bruit tout à l’heure, voilà tout… Eh ! bien… de quoi parlions-nous donc ?

— Nous parlions d’un homme qui aurait pour fortune la somme de vingt-mille dollars, Gretchen. Si vous voulez m’épouser, ma toute chérie, je vous promets que je mettrai cette somme dans vos mains, d’ici une semaine ou deux.

— Vous vous moquez de moi, M. Silverstien ! dit la jeune Allemande, qui parut être très froissée.

— Pas du tout ! Pas du tout ! Je vous jure que j’aurai bientôt en ma possession vingt-mille dollars !

— Vous vous attendez donc d’hériter ? demanda Gretchen, assurément fort intéressée ?

— Hériter ?… Eh ! bien, non… Tout de même, ces vingt-mille dollars seront entre mes mains d’ici quinze jours, je le jure.

— Bonsoir, et adieu, M. Silverstien ! dit l’Allemande, en se dirigeant vers le chemin, car cette entrevue avait lieu dans un petit bois, du côté ouest des Peupliers. — Gretchen ! Gretchen ! Où allez-vous, Gretchen ? s’exclama le juif en courant après la jeune fille.

— Je retourne chez moi, Monsieur, répondit-elle froidement. Je n’aime pas qu’on se moque de moi…et c’est ce que vous faites depuis le commencement de cet entretien.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous parlez de vingt-mille dollars, qui seront vôtres bientôt ; cependant, cet argent ne vous parviendra pas en héritage ; donc…

— Je vais tout vous expliquer ma chérie, si vous voulez bien m’écouter.

Roxane sentit battre son cœur bien fort. Enfin ! Il allait être question du petit papier bleu.

— Voici, reprit Silverstien ; j’ai, en ma possession un papier qui, pour un certain individu, a la valeur de vingt-mille dollars… Comprenez-moi bien, Gretchen : ce papier est très compromettant pour l’individu en question et j’ai promis de lui vendre pour la somme mentionnée.

— Je ne comprends pas tout à fait… dit la naïve Allemande.

— Cet individu a commis un crime, dont j’ai été témoin. Je lui ai donc fait signer une confession de son crime et pour ce papier (un papier de teinte bleue) il me donnera, d’ici quelques jours, vingt-mille dollars.

— Un bout de papier qui vaut vingt-mille dollars ! dit Gretchen, songeuse, oh ! que j’aimerais à le voir !

— Savez-vous lire le français, Gretchen ? demanda le juif.

Roxane hésita un moment… Qu’allait-elle répondre ?… De sa réponse dépendait tant de choses !…

— Non, je ne sais pas lire le français ; je ne connais que ma propre langue, et aussi un peu d’anglais.

— Alors, je vais vous montrer le papier en question, dit Silverstien. Ce n’est pas que je manque de confiance en vous, chérie ; mais, si vous aviez su lire le français, je n’aurais pu vous laisser voir cet écrit… pour bien des raisons…

Henric Silverstien retira de son gousset le portefeuille volumineux et crasseux que Roxane avait vu entre ses mains déjà, et bientôt, il montrait à l’amie de Lucie le papier bleu, preuve de l’innocence d’Armand Lagrève, et de la culpabilité de Champvert.

Roxane pâlit, et elle fut grandement tentée d’arracher le papier des mains du juif ; ce qui la retint c’est qu’elle craignit de déchirer ce précieux document, en ce faisant. Silverstien devait tenir le papier fermement entre ses doigts, et Roxane se demandait s’il aurait autant de valeur, s’il était déchiré… Non. Ce papier, il le lui fallait entier, et, Dieu aidant, elle l’aurait bientôt !

— Et vous voulez que je crois que ce bout de papier vaut vingt-mille dollars, M. Silverstien ! s’écria-t-elle, feignant l’incrédulité.

— Oui, Gretchen, assura le juif, en remettant le papier dans son porte-feuille. Il se disposait à mettre le porte-feuille dans sa poche quand Roxane l’arrêta du geste.

— Oh ! M. Silverstien, dit-elle, je donnerais je ne sais quoi pour tenir ce papier dans mes mains, quand ce ne serait qu’un instant ! Pensez-y ! Un papier qui vaut vingt-mille dollars !

Elle tremblait d’anxiété. Le juif allait-il remettre le porte-feuille dans sa poche et lui ôter, ainsi, toute chance de s’emparer de la confession de Champvert ? Être si près du but, et faillir ! !…

Pourtant, Silverstien regardait fixement Roxane, et un nuage, comme un soupçon, passa sur son visage… Pourquoi la jeune Allemande désirait-elle tenir ce papier dans ses mains ?… Et devait-il se rendre à son désir ? Cette jeune fille était charmante, douce, aimable, bien sûr, et il l’aimait tout son cœur ; mais, en fin de compte, il la connaissait à peine.

— Je ne vois pas quel plaisir ça pourrait vous donner de tenir ce papier dans vos mains, Gretchen, dit-il, assez froidement. Puis il remit son porte-feuille dans sa poche.

Des larmes coulèrent sur les joues de Roxane : elle avait essayé de gagner la victoire et elle avait été vaincue ! Le juif se défiait d’elle ; tout était perdu !

Silverstien fut, assurément, bien étonné de voir pleurer Gretchen. Il voulut s’approcher d’elle et la consoler.

— Gretchen… commença-t-il.

— Je me nomme Mlle Henric, M. Silverstien, dit la jeune fille, et veuillez ne pas l’oublier. Vous avez refusé la simple demande que je viens de vous faire ; encore une fois, adieu ! Tout est fini entre nous !

Mais Silverstien se jeta à genoux devant Roxane.

— Ne partez pas, chérie, ne partez pas ainsi, je vous en prie, de grâce ! implora-t-il.

— Laissez-moi passer, M. Silverstien !

— De grâce ! De grâce, Gretchen ! Je regrette, croyez-le bien, de vous avoir refusé ce que vous m’avez demandé, et ce papier, je vais vous le confier, pour un instant, dit Silverstien, en retirant, encore une fois le porte-feuille de sa poche.

Roxane avait peine à se tenir debout ; ses jambes se dérobaient sous elle. Le cœur battant à rompre sa poitrine, elle vit le juif retirer le papier bleu et le lui présenter. Sans se presser, et faisant des efforts inouïs pour essayer d’empêcher sa main de trembler, elle prit la confession de Champvert et y jeta les yeux.

— Maintenant, ma toute chérie, disait la voix de Silverstien, veuillez me remettre le papier. Vous comprenez, Gretchen, combien il est précieux ce chiffon !

Mais le juif recula soudain, car, devant lui se dressait la douce Gretchen, tenant, dans sa main gauche, le petit papier bleu, et dans sa main droite,… un revolver.

— Si vous faites un pas de plus, M. Silverstien, dit-elle, je tire !

— Ah ! Bah ! fit le juif. Si vous croyez, Gretchen que j’ai peur d’un revolver !

— Vous croyez peut-être qu’il n’est pas chargé ? fit Roxane. Je vais vous prouver le contraire… Voyez-vous cette petite branche, qui est à votre droite ? Je vais tirer dessus.

Ce disant, elle pressa sur la détente du revolver et le coup partit, enlevant la branche, sur son passage.

Une grande surprise se lisait sur le visage de Silverstien ; il se croyait, en quelque sorte, le jouet d’un rêve ou d’un cauchemar, dont il s’éveillerait bientôt.

Maintenant, M. Silverstien, reprit Roxane, veuillez retourner chez-vous, ou d’où vous venez, sans même tourner la tête. N’oubliez pas que jamais je ne manque l’objet visé avec ce petit jouet, ajouta-t-elle, en désignant le revolver, dont le canon était dirigé sur le juif.

— Le papier… Le papier… balbutia Silverstien.

— Le papier… Venez le chercher, si vous y tenez, cher Monsieur. Seulement, je vous en avertis, au premier mouvement que vous ferez vers moi, je tire !

Silverstien, toujours balbutiant : « Le papier… Le papier… » tourna sur ses talons et prit la direction des Peupliers. À un moment donné, cependant, il se retourna, et levant sa canne, comme pour attirer l’attention de la jeune fille, essaya de dire quelques mots. Mais sa canne lui fut enlevée de la main soudainement et elle alla tomber, un peu plus loin : Roxane avait tiré sur la canne et ne l’avait pas manquée.

Alors, le juif eut vraiment peur, et il partit à la course. Il arriva, hors d’haleine, chez les Champvert et monta dans sa chambre, dont il ferma la porte à double tour, puis il se livra à d’assez sombres réflexions.