Éditions Édouard Garand (13p. 39-40).


DEUXIÈME PARTIE

RIEN NE CRAINT

CHAPITRE I

MADAME LOUVIER


Quinze jours se sont écoulés.

Sur la route, du Valgai aux Peupliers, à l’heure du crépuscule, on eut pu apercevoir la voiture du Docteur Philibert. Le médecin conduisait Diavolo, son cheval, lui-même. Assise à ses côtés, était une dame aux cheveux gris, vêtue de noir et portant des lunettes légèrement fumées.

— Ainsi, ma chère enfant, disait le médecin, en s’adressant à sa compagne, vous avez résolu de courir de si terribles risques, parce que vous êtes convaincue que le testament de M. de Vilnoble a été volé ?

— Oui, Docteur, répondit la dame âgée. Je vous l’ai dit déjà, M. de Vilnoble était à l’agonie, quand Adrien me conduisit à la chambre mauve, cette nuit-là. Or, le notaire Champvert…

— Avait quitté les Peupliers, rappelez-vous en, Mlle Monthy !

— Chut ! Pas ce nom, je vous prie ! Mme Louvier, s’il vous plaît.

— Oui ! Oui ! Mme Louvier, qui, dans moins d’une heure, sera devenue ménagère des Peupliers, dit le médecin. Votre déguisement est parfait, Mademoi… Madame Louvier, je veux dire. Ce n’est pas encore la perruque et les lunettes qui vous déguisent si complètement ; c’est la teinte grise que vous êtes parvenue à donner à vos sourcils ; cela change votre physionomie tout à fait. Je disais donc que le notaire Champvert avait quitté les Peupliers, quand Adrien vous a conduite à votre chambre, la nuit du décès de M. de Vilnoble, or…

— Pardon, Docteur, interrompit Roxane, je n’ai pas dit qu’il avait quitté les Peupliers, mais la chambre de M. de Vilnoble. Or, peut-être était-il resté dans la maison et a-t-il trouvé le moyen de s’emparer du testament, qu’Adrien avait placé entre les oreillers de l’agonisant. M. de Vilnoble se défiait du notaire…

— Mais, à supposer que Champvert se fut emparé du testament, Mlle Monthy, ne se serait-il pas empressé de le détruire ?

— Ah ! voilà ce qui m’a causé de la perplexité, tout d’abord ! s’écria Roxane. Réflexions faites, cependant, j’ai trouvé, je crois la raison pour laquelle M. Champvert eut gardé le document… Adrien m’a dit, en me conduisant à la chambre mauve, que Mlle Dussol n’aimait pas le notaire ; or j’ai pensé que c’était en intimidant celle-ci et en lui montrant le testament de M. de Vilnoble qu’il était parvenu à faire consentir Yseult à l’épouser.

— Peut-être, dit le Docteur Philibert. Mais, maintenant qu’Yseult est devenue Mme Champvert…

— Sans doute… Mais, la fortune de M. de Vilnoble appartient à Mme Champvert et non à son mari. Or, cet homme aura gardé le testament, selon moi, afin de s’en servir comme une menace, quand il voudra se faire donner de l’argent par sa femme.

— Vous avez réponse à tout, Mlle Monthy. Je vois que vous avez sérieusement mûri votre projet (celui de vous engager, comme ménagère, aux Peupliers, je veux dire) avant de vous lancer dans cette aventure. Puissiez-vous réussir !… Comment petite Rita a-t-elle pris votre départ ?

— Assez bien. Voyez-vous, Rita aime beaucoup Lucie. Vous le savez, Docteur, Lucie va prolonger sa visite chez moi indéfiniment. Vraiment, dit Roxane en riant, je ne comprends pas qu’elle préfère les Barrières-de-Péage à son château de St-Éloi ; mais il en est ainsi.

— Quelle charmante jeune fille que Mlle de St-Éloi ! Si gaie ! Si rieuse !

— Oui. Chère Lucie !… N’eut été sa présence chez-nous, je n’aurais pu quitter les Barrières-de-Péage et me lancer dans cette aventure.

— Avez-vous songé, demanda le médecin, au Notaire Champvert, qui vous connaît, et aussi à Mme Dussol ?

— Si j’ai songé à eux !… Cependant, je ne crois pas qu’ils parviennent à percer mon déguisement.

— Pauvre Mme Dussol ! s’exclama le Docteur Philibert. Je crois qu’elle est loin d’être heureuse aux Peupliers. Yseult est… douée d’une grande dureté de cœur et…

— Alors, Docteur dit Roxane en souriant, épousez Mme Dussol et amenez-la au Valgai.

— Ma chère enfant ! s’écria le médecin. Mme Dussol ne voudrait pas d’un vieux garçon comme moi ! J’ai soixante ans, vous savez !

— Et vous paraissez n’en avoir pas cinquante ! dit Roxane. Tiens, voici les Peupliers !

Mlle Monthy, dit le Docteur Philibert, il est encore temps de changer d’idée, si vous le désirez. C’est une mission assez dangereuse que la vôtre… Dans tous les cas, vous pourrez toujours compter sur moi ; je serai prêt, en tout temps, à vous aider de mes conseils.

— Merci, Docteur, répondit Roxane. Et vous arrêterez aux Barrières-de-Péage, chaque fois que vous y passerez, n’est-ce pas ? Le père Noé m’apportera souvent des nouvelles ; il me l’a promis.

— Au revoir, Mme Louvier ! dit le docteur, en arrêtant son cheval ; j’espère que vous vous plairez dans votre nouvelle position.

Le ton sur lequel ceci fut dit fit lever les yeux à Roxane et elle aperçut un des domestiques des Peupliers qui attachaient des lierres à la clôture.

— Merci, Docteur Philibert, répondit-elle sur le même ton. Merci aussi d’avoir bien voulu me donner place dans votre voiture.

Roxane présenta sa main au médecin, qui lui dit tout bas :

— Dieu vous garde, Mlle Monthy ! Puis, tout haut, il reprit : Au revoir, Mme Louvier !

En arrivant aux Peupliers Roxane fut immédiatement introduite dans la bibliothèque, où se tenait Yseult, Mme Champvert.

— Ah ! Vous êtes Mme Louvier, la nouvelle ménagère ?… Je vous attendais hier, dit Yseult.

— Il m’a été impossible de partir de chez moi avant aujourd’hui, répondit Roxane.

— Votre service commencera demain, reprit Yseult. Chaque matin, à huit heures, vous viendrez prendre mes ordres, que vous transmettrez ensuite au personnel. Vous avez compris ?

— Oui, Madame.

— C’est bien. Alors, suivez la servante qui vous a introduite ici ; elle vous conduira à votre chambre. Allez ! Votre service commencera dès sept heures du matin, chaque jour ; mais vous serez libre de disposer de votre temps à votre guise après six heures du soir.

À ce moment, le notaire Champvert entra dans la bibliothèque et Roxane ne put s’empêcher de trembler un peu. Si cet homme allait la reconnaître ! Mais non ; Champvert jeta sur la jeune fille un regard distrait et c’est tout.

— C’est Mme Louvier, la nouvelle ménagère, dit Yseult.

Champvert inclina seulement la tête et Roxane quitta la bibliothèque aussitôt. Mais dans le corridor de l’aile gauche, elle se trouva en face de Mme Dussol, et, encore une fois, elle craignit d’être reconnue. La mère d’Yseult sourit, en apercevant la jeune fille et elle dit :

— Vous êtes Mme Louvier, la nouvelle ménagère, sans doute ?

— Oui, Madame, répondit Roxane.

— J’espère que vous vous plairez, ici dit Mme Dussol.

— Merci, Madame !

Une chambre assez spacieuse avait été mise à la disposition de Roxane, qui, aussitôt seule, abaissa les stores, ferma les persiennes et enleva sa perruque et ses lunettes.

La fiancée de Hugues n’était pas sans comprendre les dangers de la situation dans laquelle elle s’était placée. Pourtant, étant fermement convaincue que le testament de M. de Vilnoble avait été volé et qu’il n’avait pas été détruit, elle était résolue de tout risquer pour le reconquérir. Roxane était presque sûre que le voleur de testament était le notaire Champvert (en cela on sait qu’elle ne se trompait pas) et elle espérait pouvoir rendre à Hugues ce qui lui appartenait de droit ; elle y réussirait, se disait-elle, avec l’aide de Dieu.