Éditions Édouard Garand (13p. 38-39).

CHAPITRE XXIII

MAISON-BLANCHE


Il était à peine quatre heures, le lendemain matin, quand Hugues et Armand, aidés du Docteur Philibert, de Célestin, de Mathurin et même de Souple-Échine, se mirent à l’œuvre.

Douze excavations profondes furent d’abord creusées, au sommet d’une petite éminence. Dans ces excavations on enfonça de longs et forts poteaux, qui serviraient de fondations à la maison.

Le site avait été choisi par Roxane et vraiment, on ne pouvait désirer mieux. Quand la construction serait achevée, elle dominerait un riant paysage et on parviendrait à la maison à travers une véritable forêt de pommiers. Des fenêtres de leur demeure, Hugues et Armand apercevraient le lac des Cris. Plus d’un citadin eut été enthousiasmé à la pensée de vivre en un tel lieu.

Lorsque, vers les sept heures, Mme Dussol, Roxane, Lucie et Rita quittèrent la maison de Mathurin, où elles avaient passé la nuit, elles purent constater que la construction était déjà fort avancée. La façade était entièrement finie, l’encadrement de la porte était fait et deux des châssis étaient posés. Le Docteur Philibert travaillait du côté ouest avec Célestin, Hugues, du côté est avec Mathurin, tandis qu’Armand commençait à faire le toit, Souple-Échine lui aidant en lui apportant les clous, le marteau etc. Vraiment, du train qu’on y allait, la maison serait achevée bien avant le coucher du soleil ; Hugues, Armand, le Docteur Philibert, Célestin et Souple-Échine pourraient passer la nuit prochaine dans la nouvelle demeure. La maison n’aurait qu’un seul étage ; on n’avait nul besoin de « gratte-ciel » sur l’Île Rita, car le terrain ne faisait pas défaut.

Ainsi qu’on l’avait prévu, la nouvelle maison était presqu’entièrement terminée et blanchie à la chaux vers les six heures du soir. Elle était longue et large et était divisée à l’intérieur, en quatre parties égales.

Les travailleurs déposèrent leurs outils, puis ils se firent un brin de toilette, pour le souper, qui fut servi dans la « salle » de la nouvelle demeure et mangé avec grand appétit.

Après le souper, tous sortirent sur la « terrasse », et soudain, Hugues dit :

— Il faut donner un nom à notre maison… Comment la nommerons-nous, Roxane ?

— Est-ce que vraiment vous désirez que ce soit moi qui nomme votre maison, Hugues ?

— Oui ! Oui ! s’écrièrent-ils tous.

— Nous savons d’avance que vous lui donnerez un beau nom, Mlle Monthy, à cette confortable maison qui, blanchie à la chaux ainsi, se détache… agréablement sur le fond vert des arbres, dit le Docteur Philibert.

— Eh ! bien, fit Roxane, si Mme Dussol le permet, nous donnerons son nom à la nouvelle demeure ; nous la nommerons : « Maison-Blanche ».

— On ne pourrait trouver mieux ! Maison-Blanche… Ô chère Mme Dussol, vous allez accepter de devenir marraine, n’est-ce pas ? s’exclama Lucie.

— J’accepte avec un bien grand plaisir ! répondit la mère d’Armand.

— Combien nous allons l’aimer notre demeure, tante Blanche, maintenant qu’elle porte votre nom ! N’est-ce pas, Armand ? dit Hugues.

— Certes, oui ! répliqua Armand, en jetant sur sa mère un regard de tendresse, que celle-ci lui rendit avec joie.

Qu’on était heureux sur l’île Rita ce soir-là ; cependant, tous avaient le cœur gros à la pensée de se séparer le lendemain ! Chacun se disait, in petto que le lendemain, à cette même heure, chacun aurait réintégré son domicile : Roxane, Lucie et Rita seraient aux Barrières-de-Péage, Mme Dussol serait de retour aux Peupliers, le Docteur Philibert au Valgai, accompagné de Souple-Échine… Cette excursion sur l’île ce serait bientôt comme un rêve, un bien doux rêve !…

Puis Hugues et Armand seraient seuls sur l’Île Rita, séparés de celles qu’ils aimaient, séparés, en quelque sorte, du reste de l’univers. Le souvenir de leurs bien-aimées leur resterait pourtant, et aussi l’espoir de les revoir, dans un lointain avenir…

Rita s’était endormie dans les bras de Mme Dussol, et tandis que cette dernière et le Docteur Philibert causaient ensemble, Hugues et Roxane, Armand et Lucie s’éloignèrent, dans la direction du Parc Philibert. Quand, au bout d’une heure, ils revinrent, il était de toute évidence que les deux jeunes filles avaient pleuré, tandis que les deux jeunes gens avaient un air très grave.

Mme Dussol soupira. Ce qu’elle craignait tant arrivait : Armand aimait Lucie et Lucie lui rendait amour pour amour ; elle en était certaine, car, sur l’annulaire de sa main gauche, la jeune fille portait une petite bague surmontée d’une émeraude, que Mme Dussol avait vue au doigt de son fils depuis plusieurs années. En retour, Armand portait une bague surmontée d’un rubis, qui avait appartenu à Lucie.

Mme Dussol résolut soudain de parler à la jeune fille et lui faire entendre raison, si possible, et, ce soir-là, alors qu’elles se trouvaient ensemble et seules pour quelques instants, elle dit à Lucie :

— Lucie, me permettez-vous de vous traiter comme si vous étiez ma fille et de vous donner un conseil ?

— Certainement, chère Mme Dussol ! répondit Lucie, essayant de cacher la surprise que lui causait ce préambule.

— Vous me promettez de ne pas vous fâcher ?

— Me fâcher contre vous, chère Madame ! Pas de danger ; je vous aime trop pour cela !

— J’ai dit que j’allais vous donner un conseil ; le voici : défiez-vous de votre cœur ; il est trop affectueux, trop tendre et trop bon.

— Je ne comprends pas… balbutia la jeune fille.

— Vous aimez M. Lagrève, Lucie… Inutile de le nier… Lui, de son côté, vous adore…

— Je ne le nie nullement, Mme Dussol : nous nous aimons M. Armand et moi et je ne sais pourquoi…

— Mais, ma pauvre enfant, vous le connaissez à peine ce jeune homme !

— Que m’importe ! fit Lucie. Et, Mme Dussol, si c’est pour exprimer des doutes sur mon fiancé (car nous sommes fiancés Armand et moi), si c’est…

— Lucie, Lucie, songez-y, M. Lagrève n’a pas d’avenir… Sur cette île… Vous, vous êtes Mlle de St-Éloi, la riche héritière… Ne craignez-vous pas, chère enfant, d’être la cause d’une terrible déception et d’une affreuse souffrance pour ce jeune homme ?… Vous allez partir, retourner au château de St-Éloi… vous oublierez Armand, et lui…

— Oublier Armand ! Moi, l’oublier ! s’exclama Lucie, puis elle sourit. Vous ne comprenez pas comme nous nous aimons Armand et moi, je le vois bien, Mme Dussol. Bonsoir !

— Bonsoir, et bonne nuit, chère Lucie, dit Mme Dussol en déposant un baiser sur le front de la jeune fille. N’oubliez pas, n’oubliez jamais que si j’ai voulu intervenir en ceci, c’est parce que je vous aime tous deux, vous et mon… M. Lagrève.

Lucie prit la main de Mme Dussol et la porta à ses lèvres.

— Je vous aime de tout mon cœur, chère Mme Dussol, dit-elle, câline ; mais il ne faut rien dire au détriment d’Armand, car il est, je le répète, mon fiancé… et nous nous aimons tant lui et moi !

Le lendemain, à dix heures de l’avant-midi, l’Ouragan quittait l’Île Rita. De sur le sommet du Mont Roxane, Hugues et Armand suivirent longtemps des yeux le yacht emportant ce qu’ils avaient de plus cher au monde. Une impression de tristesse et d’abandon les étreignit tous deux quand ils virent L’Ouragan disparaître à l’horizon et ils se sentirent, soudain, bien seuls sur leur île.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.