Éditions Édouard Garand (13p. 26-28).

CHAPITRE XV

HUGUES ET ROXANE


Il y avait près de trois semaines que Hugues de Vilnoble était aux Barrières-de-Péage, et quoiqu’il n’eût pu encore se tenir en selle, son pied ne le faisait presque plus souffrir. Il pouvait marcher maintenant sans l’aide de Belzimir, et bientôt, il allait pouvoir se passer d’une canne. Si tout continuait à bien aller, il espérait pouvoir se rendre aux Peupliers à la fin de la semaine suivante.

En attendant, Hugues se trouvait très heureux aux Barrières-de-Péage, où on l’entourait de soins constants. Rita aimait Hugues follement ; il faut dire aussi que ce dernier comblait de gâteries la petite infirme. Il avait fait plus d’une promenade en voiture avec elle et aussi plus d’une excursion avec les deux sœurs sur la rivière des Cris.

Et Roxane ?… Ah ! Roxane, pour Hugues c’était la personnification de la perfection. Combien il l’admirait, combien il l’aimait cette jeune fille, et avec quelle joie il saisirait la première occasion qui se présenterait pour lui faire connaître les sentiments de son cœur.

L’occasion se présenta pour Hugues de parler à Roxane, certain jour où l’on fit une excursion sur la rivière des Cris, à la ferme Monthy. C’était un mardi, et Belzimir ayant pris la garde de la barrière, Roxane, Rita et Hugues organisèrent un pique-nique à Mon Refuge. Ils partirent vers les trois heures de l’après-midi, apportant un panier de provisions, car on souperait en plein air. Hugues maniait les avirons et Roxane le gouvernail. Arrivés à Mon Refuge, on y laissa les provisions, puis on alla se promener dans le bois. Rita s’étendit sous un pommier et bientôt elle s’endormit. Hugues, après avoir recouvert l’enfant d’un léger manteau, se dirigea vers le nord de la rivière, où se tenait Roxane.

Mlle Roxane, dit Hugues, je vais commencer à penser sérieusement à m’en aller aux Peupliers. Je serai bientôt tout à fait guéri et capable de me tenir en selle… Mlle Roxane, reprit-il, penserez-vous à moi quelque fois, quand je serai parti ?

— Oui, M. de Vilnoble, répondit Roxane, en rougissant un peu. Rita et moi nous nous entretiendrons souvent de vous… Et, M. Hu- gues, je crois qu’il serait temps que je vous remette cette bague, qui vous appartient et qui vous vient de votre mère, ajouta-t-elle, présentant au jeune homme l’anneau surmonté d’une escarboucle qu’elle avait porté à son doigt depuis la nuit de son excursion aux Peupliers.

Mlle Roxane, dit Hugues, ne me feriez-vous pas la faveur de garder cette bague ?

— Mais… c’est impossible ! répondit la jeune fille. Cette bague est en quelque sorte une relique de famille ; M. de Vilnoble, votre père, m’a dit qu’elle avait appartenu à Mme de Vilnoble votre mère… Je sais même que la pierre dont elle est surmontée est d’une grande valeur. Reprenez cette bague, je vous prie !

— Roxane, implora le jeune homme, gardez cette bague, voulez-vous, en souvenir de moi et… Ô Roxane, vous avez deviné que je vous aime, n’est-ce pas ?… Soyez ma femme, ma bien-aimée ! Je vous rendrai heureuse, oh ! si heureuse, ma toute chérie ! Là-bas, aux Peupliers…

— Vous me connaissez à peine, M. de Vilnoble… murmura Roxane.

— Ah ! ne dites pas que je vous connais à peine ! s’écria Hugues. Depuis plus de trois semaines que je suis en contact journalier avec vous… Est-ce surprenant que je vous aime, exquise et noble jeune fille !

Roxane se taisait, mais son cœur battait à rompre sa poitrine. Est-il nécessaire de dire qu’elle aimait Hugues ?… C’étaient deux nobles cœurs cette jeune fille et ce jeune homme, et ils savaient apprécier les qualités l’un de l’autre.

— Vous ne répondez rien, Roxane ? dit Hugues, avec un tremblement dans la voix. Certes, je le sais bien je ne suis pas digne de vous ; mais nul ne pourrait l’être. Vous êtes un ange, Roxane, un ange !

— Ne parlez pas ainsi, M. Hugues, je vous prie, je…

— Roxane ! Roxane ! Dites, ne pourriez-vous pas m’aimer ?… M’aimez-vous… un peu, chérie ?

— Oui… un peu…

— Beaucoup peut-être ?…

— Beaucoup, en effet, murmura la jeune fille.

— Alors… Oh ! alors, dites : « Je serai votre femme, Hugues ! » dites-le ma tant aimée !

— Je serai votre femme, Hugues ! répéta docilement Roxane.

— Que Dieu vous bénisse, ma bien-aimée ! Vous serez la plus heureuse des femmes, je le jure ! s’exclama le jeune homme.

— Mais, se reprit Roxane, je ne puis abandonner Rita !… Ma petite sœur je l’aime tant ! Et j’ai promis à mon père mourant…

— Abandonner Rita ! Certes non ! L’enfant m’est devenue très-chère, vous le savez. Les Peupliers, c’est assez grand pour nous loger tous.

— Puis il y a Belzimir, objecta Roxane. Il ne voudra pas nous quitter Rita et moi.

— Belzimir trouvera de l’emploi aux Peupliers. Vous verrez, Roxane que…

— Je vois bien une chose, dit en riant la jeune fille, c’est que vous avez réponse à tout, Hugues… Mais, l’anneau de votre mère…

— Vous continuerez à la porter, n’est-ce pas, Roxane, en signe de nos fiançailles ?

— Oui, Hugues, promit-elle.

— Ma fiancée ! s’exclama le jeune homme.

— Mon fiancé ! répéta Roxane.

— Vous aimerez Mme Dussol ma tante, Roxane, dit Hugues, car elle est la douceur, la bonté même, et, bien sûr, elle raffolera de vous et de Rita. Quant à Yseult ma cousine…

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, avec la pension que je vais être obligé de lui payer, elle pourra aller demeurer ailleurs. Yseult ne possède pas le plus aimable caractère qu’on puisse rêver…

À ce moment, Rita arriva auprès des fiancés et, comme toujours, elle fut accueillie affectueusement par Hugues.

— Petite Rita, dit-il, félicite-moi, car bientôt, oui bientôt je l’espère, je serai devenu ton frère… Aimeras-tu avoir un grand frère, Rita ?

— Un frère ?… Vous, mon frère !… Je ne comprends pas… murmura l’enfant. Comment pourriez-vous être mon frère, M. Hugues ?

— Bien… vois-tu, Rita… si j’épousais ta sœur chérie Roxane…

— Épouser Roxane !… Vous voulez dire que vous allez vous marier Roxane et vous ? Oh !

— Aimerais-tu venir demeurer aux Peupliers, Rita ? demanda Hugues.

Le visage délicat de la petite infirme se rembrunit.

— Quitter les Barrières-de-Péage ! Oh ! non, non, non !

— C’est bien beau les Peupliers, petite, dit Hugues ; demande plutôt à Roxane…

— Oui, c’est bien beau, Rita, affirma Roxane. Situé sur le bord du lac des Cris…

— Mais, l’îlot ! Je m’ennuierais de notre cher îlot, Roxane ! sanglota l’enfant.

— Écoute, Rita, dit Hugues, en prenant la petite sur ses genoux ; au milieu du lac des Cris, il y a un beau petit îlot, bien plus grand que l’îlot de la barrière, et qui m’appartient ; il m’est parvenu en héritage, de ma mère. Sur cet îlot je construirai un splendide chalet ; de plus, l’îlot sera nommé l’Île Rita.

— Une île qui portera mon nom ! s’écria l’enfant, en battant des mains. Et nous y passerons tous les étés, vous, Roxane et moi ?

— Mais oui, petite chérie ! Nous ferons de l’Île Rita un vrai paradis terrestre, tu verras !

— L’Île Rita… Oh ! dit l’enfant.

— L’Île Rita. N’est-ce pas que c’est joli ? s’écria Hugues.

— Et nous emmènerons Belzimir avec nous ?

— Certes, oui, Rita !

— Et aussi Pompon ? Et Bruno ? Et Zit ?

— Bien sûr ! Bien sûr !

Rita ne put garder pour elle seule la grande nouvelle ; elle en fit part à Belzimir ; elle lui parla aussi et longuement de l’Île Rita, etc. etc. Le domestique ne fut pas du tout surpris des fiançailles de Roxane et de Hugues. Mais quand le père Noé apprit la nouvelle et que Rita lui parla des Peupliers lui disant qu’ils iraient tous y demeurer bientôt, il eut une exclamation qui intrigua un peu la petite.

— Les Peupliers ! Ah ! Pauvre M. Hugues !

Oui, en effet, pauvre Hugues, faisant des projets d’avenir, sans se douter des revers et des épreuves sans nombre que cet avenir lui réservait !