Éditions Édouard Garand (13p. 15-17).

CHAPITRE IX

FAITS POUR S’ENTENDRE


Yseult, en se rendant à la bibliothèque, rencontra deux domestiques, qui se rangèrent respectueusement, pour la laisser passer. Le personnel des Peupliers savait, ou du moins, se doutait qu’Yseult était l’héritière de son oncle. Comment cette nouvelle s’était-elle répandue parmi les serviteurs ?… Qui eut pu le dire ?… Le testament de M. de Vilnoble, celui qu’il avait fait en faveur de sa nièce, avait eu pour témoins le Docteur Philibert, le médecin et l’ami intime du testataire, et le fidèle domestique Adrien. Or, inutile de le dire, ni l’un ni l’autre n’avait soufflé mot de ce que contenait le testament. Pourtant, c’était chose comprise, parmi les domestiques des Peupliers, que Mlle Dussol héritait de son oncle… et on la traitait en conséquence.

Parvenue à la bibliothèque, Yseult alluma une lampe surmontée d’un abat-jour, qui se trouvait sur une petite table, non loin de la porte. Toute à ses pensées, elle ne s’aperçut pas qu’elle n’était pas seule dans la pièce : à l’autre extrémité de la bibliothèque brûlait une veilleuse ; mais, cachée par un écran, la lumière de cette veilleuse était presqu’invisible.

La jeune fille se mit à la recherche d’un livre. Montée sur un petit escabeau, elle examinait les volumes à portée de sa main, quand une voix, tout près d’elle, dit :

— Puis-je vous aider, Mlle Yseult ?

Elle faillit tomber, tant sa surprise fut grande ; elle s’était crue seule dans la bibliothèque.

— Je vous remercie, M. Champvert, répondit-elle ; je me passerai très bien de votre aide.

Saisissant un livre au hasard, Yseult descendit de l’escabeau, et elle se disposait à quitter la bibliothèque, quand le notaire Champvert lui posa la main sur le bras, en disant :

— Un instant je vous prie, Mlle Yseult ! J’aurais quelque chose à vous dire… quelque chose de la plus grande importance… Si vous voulez bien me prêter attention…

— S’il s’agit de renouveler la conversation que nous avons eue ensemble tout récemment… commença Yseult.

Mlle Yseult, demanda le notaire, voulez-vous consentir à devenir ma femme ?

— Encore ! s’écria Yseult, avec un regard de profond mépris à l’adresse du jeune homme.

— Eh ! oui, encore ! Je renouvelle ma demande, Mlle Dussol, avec l’espoir qu’elle sera agréée favorablement, cette fois… Voulez-vous m’accepter pour mari ?

— Jamais ! s’exclama la jeune fille. Jamais, entendez-vous !… Mais, mon pauvre M. Champvert, je vous hais, je crois !… Non ; je vous méprise !

Le notaire pâlit sous ces paroles, qui lui produisirent l’effet d’un soufflet en pleine figure ; mais bientôt, un sourire crispa ses lèvres ; même, il haussa les épaules.

— Jamais, dites-vous, Mlle Dussol ?… Il ne faut jurer de rien… Quand je vous aurai dit — et prouvé — que je tiens dans mes mains votre destinée, votre avenir, votre… fortune…

— Ma fortune fit Yseult. Ah ! bah ! ajouta-t-elle aussitôt, avec un sourire méprisant, je sais bien ce que vous voulez dire : parce que vous avez en votre possession le testament de mon oncle de Vilnoble, fait en ma faveur, vous croyez tenir ma fortune entre vos mains… Vous proposez-vous, par hasard, de le détruire ce testament — vous en êtes bien capable, je crois, pour essayer de vous venger de moi ! — N’oubliez pas, cependant, M. Champvert, que la copie de ce testament est dans le coffre-fort de mon oncle, et seul, Adrien, le domestique de confiance de M. de Vilnoble, en connaît la combinaison. Et Yseult se mit à rire.

Mlle Yseult, dit le notaire, en souriant, je suis heureux de constater que vous ne souffrez pas d’insomnie… Vous dormiez si profondément, la nuit dernière, que vous n’avez pas eu connaissance des allées et venues, dans cette maison.

— Que voulez-vous dire ?…

— Je veux dire que, tandis que vous dormiez paisiblement, sûre que vous étiez d’être l’héritière en perspective de votre oncle, il se passait des choses étranges, aux Peupliers, des choses vous concernant. Bref, j’ai été appelé ici, en toute hâte, au beau milieu de la nuit : votre oncle désirait faire un nouveau testament, un testament annulant, nécessairement, celui qui avait été fait en votre faveur, il y a un mois.

— Ce n’est pas vrai ! cria Yseult, avec plus de conviction que d’élégance.

— Pardon, ce n’est que trop vrai ! Une jeune fille du nom de Monthy, vint, la nuit dernière, malgré la tempête, apporter à M. de Vilnoble des nouvelles de son fils Hugues.

— Hugues !

— Mais, oui, Hugues ! En accourant aux Peupliers, pour recueillir le dernier soupir de son père, Hugues de Vilnoble avait été victime d’un accident. Mais cette demoiselle Monthy, chez qui Hugues avait été transporté, s’est offerte pour venir aux Peupliers apporter à M. de Vilnoble des nouvelles de son fils.

— Mon Dieu ! s’exclama Yseult, en portant la main à son cœur.

— Et voilà pourquoi, reprit le notaire, votre oncle, pris de remords, a voulu réparer l’injustice « la grande injustice » disait-il faite à son fils et qu’il me fit venir ici. M. de Vilnoble a donc fait un nouveau testament le seul valable… en faveur de Hugues, cette fois.

— Non ! Non ! pleura Yseult. C’est impossible !

— L’impossible arrive plus souvent qu’on serait porté à le croire.

— La preuve ! La preuve de ce que vous venez de me dire, M. Champvert !

— La preuve… je l’ai sur moi, Mlle Dussol. Votre oncle, qui s’est toujours défié de moi a remis son dernier testament à Adrien ; mais je suis parvenu à m’en emparer. Le voilà ! Lisez, et vous verrez si je vous ai trompée.

Ce disant, le notaire retira de l’une de ses poches le dernier testament de M. de Vilnoble et il l’étendit devant Yseult, ayant soin cependant de tenir la jeune fille à une distance respectueuse ; il n’allait pas risquer qu’elle lui volât le testament et qu’elle le détruisît.

La jeune fille, à mesure qu’elle lisait le document placé devant elle, pâlissait à vue d’œil. Ses yeux exprimaient un grand étonnement et une affreuse déception, une respiration haletante s’échappaient de ses lèvres minces.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota-t-elle, quand elle en eut terminé la lecture.

Elle se laissa tomber sur un fauteuil et le notaire craignit qu’elle eût une crise de nerfs. Sur un guéridon était une carafe contenant du vin. Champvert versa un peu de vin dans un verre et il vint l’offrir à la jeune fille.

— Remettez-vous, je vous prie, Mlle Dussol ! implora-t-il. Il aimait véritablement cette jeune fille, quoiqu’il convoitait aussi la fortune qui lui reviendrait un jour… bientôt… si ça dépendait de lui.

Déshéritée ! pleurait Yseult.

— Bien des jeunes filles, à votre place, se considéreraient chanceuses d’avoir un revenu tel que votre cousin Hugues devra vous payer, et aussi de la dot de $10 000, qui deviendra vôtre, le jour de votre mariage, dit Champvert. Il est vrai que, entre $10,000 et un demi-million la différence est grande, et quand on s’est crue héritière d’une telle somme… Mais il y a moyen de tout arranger, Yseult, et si nous nous entendons…

— Tout arranger ! Que voulez-vous dire ?

— Ce testament peut… disparaître, répondit le notaire, et ainsi, celui qui a été fait en votre faveur sera le seul valable… Comprenez-vous, Yseult ?… Lundi, on ne trouvera nulle part ce dernier document, alors…

— Vous feriez cela ! s’écria Yseult. Mais, ce serait vous exposer à tomber sous le coup de la loi, si jamais vous étiez découvert !

— Sans doute, si j’étais découvert… Je ne le serai pas cependant, et vous hériterez de la fortune entière de votre oncle.

— Ô ciel ! s’exclama la jeune fille.

— Mais, reprit Champvert, vous le pensez bien, je ne suis pas prêt à courir tant de risques sans en réclamer une récompense ; il vous faudra me donner, par écrit — par écrit, entendez-vous ? — la promesse que vous m’épouserez, d’ici trois mois.

— Et si je vous donne cette promesse, vous détruirez ce testament ? demanda Yseult, qui avait l’air d’une morte, tant son visage était défait. Vous le détruirez à l’instant, en ma présence ?

— Yseult, répondit le notaire, avec un sourire amusé, me prenez-vous pour un naïf ou un imbécile ? Détruire ce testament tout de suite ! Oh ! que nenni ! Je le garderai, ma chère ; ce sera ma garantie que vous tiendrez votre promesse de m’épouser. Mais, un mois, jour pour jour, après notre mariage, je vous remettrai ce testament et vous le détruirez vous-même.

— Vous épouser dans trois mois ! murmura Yseult. Sera-ce convenable de faire des noces si tôt après le décès de mon oncle, surtout si j’hérite de lui ? Six mois…

— J’ai dit trois mois, Yseult ! riposta froidement le notaire. C’est à prendre ou à laisser ! Votre sort est entre mes mains, ne l’oubliez pas. Si vous me donnez votre promesse, bien ! Sinon, ce testament sera remis… où je l’ai pris, ou du moins, je m’arrangerai pour qu’il soit trouvé par le vieil Adrien, lundi, et alors… vous connaissez le résultat.

— Perdre la fortune de mon oncle de Vilnoble ! Non ! Non ! cria Yseult.

— Il ne tient qu’à vous d’hériter de votre oncle, insinua le notaire. Que décidez-vous ?

— J’accepte ! Je serai votre femme, d’ici trois mois, je…

— Merci ! dit Champvert. Il ne vous reste plus qu’à signer ce papier, que j’étais à préparer, quand vous êtes entrée ici, tout à l’heure, pour le cas où vous consentiriez à m’épouser. Veuillez signer ici… et ne craignez rien.

Haussant les épaules dédaigneusement, Yseult signa le papier.

— Est-ce tout ? demanda-t-elle ensuite, avec une expression d’implacable haine sur son visage.

— Oui, c’est tout, et encore merci ! Ne vous préoccupez de rien, dit Champvert ; les choses se passeront telles que je vous l’ai promis.

— Vous ne m’avez pas dit comment vous vous étiez emparé de ce dernier testament de mon oncle, M. Champvert.

— Non. À quoi sert ?… Je désire vous épargner certains détails qui, en fin de compte, ne sauraient vous intéresser.

Malgré lui, le notaire jeta les yeux sur son poignet droit, qui portait encore la marque des doigts du moribond.

— Comme vous voudrez ! répondit la jeune fille avec un geste indifférent. Maintenant, je retourne trouver ma mère ; elle va se dire que suis bien longtemps à me choisir un livre.

— Au revoir alors, Yseult ! dit Champvert, en tendant à sa fiancée une main qu’elle fit semblant de ne pas apercevoir.

— Au revoir, M. Champvert ! répondit froidement Yseult.

Le notaire fronça les sourcils, mais il ne dit mot.

Yseult quitta la bibliothèque et elle se dirigea vers le boudoir qu’elle partageait avec sa mère ; Mme Dussol commençait à s’inquiéter, en effet, de l’absence prolongée de sa fille.