Éditions Édouard Garand (13p. 17-19).

CHAPITRE X

LA FORÊT DES ABÎMES


Roxane, en s’éveillant, le matin de la mort de M. de Vilnoble, résolut de se lever et de retourner chez elle, sans retard, malgré l’heure matinale. En cette saison, le jour commence tôt, et la jeune fille comptait qu’en quittant les Peupliers dans une heure à peu près, elle arriverait aux Barrières-de-Péage un peu après six heures, heure à laquelle Belzimir se levait d’ordinaire.

— Pauvre Belzimir ! se dit Roxane. Je ne sais comment il a passé la nuit. Je me demande si M. Hugues a pu dormir, et si Rita s’est aperçue de mon absence… M. Hugues avait l’air d’être aux prises avec une forte fièvre quand je l’ai quitté, hier soir… Décidément, je vais partir immédiatement ; il me tarde beaucoup de voir ce qui se passe chez-nous !

S’étant habillée à la hâte, elle écrivit, à l’adresse d’Adrien, le billet suivant :


« Adrien,

« Il n’est que trois heures du matin, mais je vais quitter les Peupliers, sans retard. Je sais que M. de Vilnoble est mort, mais je préfère n’être vue de personne, et peut-être feriez-vous aussi bien de ne pas mentionner mon arrivée ici, la nuit dernière.

Quand le médecin viendra — le Docteur Philibert ; je le connais bien —, dites-lui de venir aux Barrières-de-Péage le plus tôt possible, cet avant-midi, s’il le peut. M. Hugues, voyez-vous, Adrien, nous le soignons de notre mieux, mon domestique et moi ; mais nous aurions grandement besoin de l’avis du médecin. »

Roxane MONTHY.

P. S. J’essayerai de vous faire parvenir des nouvelles de M. Hugues, dans le courant de la semaine prochaine, par le père Noé.

R. M.


Ce billet, Roxane le mit, bien en évidence, sur un petit guéridon. En plaçant le papier, elle aperçut le vin et les biscuits que le domestique avait mis dans sa chambre la nuit précédente. Elle avait été tellement fatiguée quand elle s’était retirée pour le reste de la nuit qu’elle s’était couchée sans prendre une bouchée de nourriture. S’apercevant soudain qu’elle avait faim, elle versa un peu de vin dans un verre et elle le but, tout en grignotant un biscuit. Ensuite, elle quitta sa chambre.

Marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas attirer l’attention, Roxane enfila le corridor de gauche — où était la chambre mauve — puis le corridor principal. Ouvrant la porte d’entrée, elle sortit dans l’avenue des Peupliers, sans avoir rencontré âme qui vive ; tous étaient auprès de M. de Vilnoble, probablement.

Au bout de l’avenue étaient les écuries, et Roxane eut vite trouvé celle qui abritait Bianco, qui se mit à hennir et à piétiner, en entendant le pas de la jeune fille.

— Beau Bianco ! dit Roxane, en s’approchant du cheval. Nous allons retourner chez-nous ; c’est là qu’est ton maître, tu sais. Mais, tout d’abord, je vais te donner une bonne portion d’avoine.

Il est douteux que Bianco eût compris tout ce que Roxane lui disait ; ce qu’il comprit et apprécia parfaitement cependant, c’est qu’elle plaçait devant lui une généreuse portion d’avoine, qu’il mangea avec des hochements de tête très significatifs.

Il était quatre heures et demie quand Roxane quitta les Peupliers. Le temps était magnifique. L’orage de la veille avait, en quelque sorte, lavé le firmament. Le soleil se levait dans des nuages de pourpres et d’or, et les oiseaux commençaient à gazouiller dans leurs nids ; ce serait une admirable journée !

Voici déjà le bois dans lequel Roxane avait tant eu peur, la nuit précédente ; il n’avait certainement pas une apparence aussi sinistre, aux lueurs de l’aurore… Cependant, elle se dit qu’elle ne sera pas fâchée d’en sortir et de reprendre la grande route.

Bianco connaît son chemin, évidemment, car il reprend, de lui-même, celui qu’il avait suivi, la veille.

Roxane admirait le sentier qu’elle suivait : les arbres, dont les faîtes se rejoignaient, formaient une arche au-dessus de sa tête. À travers la feuillée, le soleil projetait ses rayons, encore discrets. On allait lentement, trop lentement, au gré de la jeune écuyère.

— Allons ! Dépêche-toi donc, Bianco ! dit-elle. Au train que tu vas, nous n’arriverons aux Barrières-de-Péage que juste pour dîner. Un temps de galop, Bianco ! Marche, bonne bête !

Le cheval partit au galop ; mais bientôt son galop se ralentit peu à peu, puis il se remit au pas.

— C’est singulier ! se disait Roxane. Bianco serait-il malade ?… La nuit dernière, il a passé ici en coup de vent ; ce matin, il ne veut pas marcher autrement qu’au pas…

À peine eut-elle fait ces réflexions que, jetant un regard autour d’elle, elle s’aperçut de la raison de la paresse inexplicable du cheval ; on longeait un précipice… Un terrible précipice, dont le soleil ne devait jamais parvenir à éclairer les sombres profondeurs. Les bords de ce précipice tombaient à pic comme un mur, et quatre pieds à peine séparaient Roxane de ce gouffre, qui était à sa gauche. À sa droite, le terrain se creusait aussi en une sorte de ravin d’une quinzaine de pieds de profondeur ; au fond de ce ravin coulaient en bouillonnant, les eaux d’un rapide.

Entre ces deux abîmes, un sentier de quatre pieds au plus se déroulait, ainsi qu’un pont, pont sans garde-corps pourtant !

Notre héroïne sentit le cœur lui manquer. Elle ne pourrait chevaucher longtemps ainsi… La sensation du vertige la saisirait bientôt ; irait-elle se précipiter dans un de ces insondables abîmes ?…

Retourner en arrière et chercher un autre chemin ; voilà ce qu’il lui restait à faire… Hélas ! la chose était impossible. Il lui faudrait faire marcher le cheval à reculons, tandis qu’elle resterait sur la selle, car le sentier était trop étroit pour lui permettre de marcher à côté de sa monture.

Un bruit de petites pierres roulant dans les gouffres lui rappela la course vertigineuse de Bianco, la veille… Ce roulement presque continuel des pierres, ainsi que le bruit des rapides lui étaient parvenus, comme en ce moment… et c’est le mors aux dents que le cheval était passé ici, la nuit précédente ! Dans l’obscurité, elle n’avait pas vu les terribles dangers du chemin ; combien elle eût voulu ne pas les voir ce matin ! !

De place en place, un mur de pierre s’élevait, du côté droit du sentier et ce mur se continuait pendant plusieurs arpents… Ce gouffre d’un côté, ce mur de l’autre…

Soudain, Roxane, la brave et courageuse Roxane se mit à pleurer, car l’attraction du vide se faisait sentir, à chaque instant davantage. Malgré toute sa volonté, elle ne pouvait détacher ses yeux de ce qui l’entourait : sans cesse, son regard se portait, soit du côté gauche du sentier où était l’abîme, soit du côté droit où était le mur en pierre. À son imagination surexcitée, ce mur semblait être zébré de figures menaçantes. À un moment donné, une pierre très en relief présenta la figure grimaçante d’un monstre, et la jeune amazone fit aussitôt un mouvement, comme pour se précipiter du côté opposé, c’est-à-dire dans le gouffre.

— Je sais ce que je vais faire, se dit-elle ; Je vais fermer les yeux et laisser Bianco marcher à sa guise. Je puis avoir confiance en son instinct, quoiqu’il soit de toute évidence qu’il s’est trompé de chemin… J’aurais dû chercher un autre sentier ; il doit y en avoir un, vers la droite, qui longe le lac des Cris… Dans tous les cas, je vais fermer les yeux et me fier à l’instinct et à la sûreté de pieds de Bianco.

Résolument, elle ferma les yeux, et quoiqu’une sueur froide s’échappât de son front, elle osa se fier à sa monture… il n’y avait pas autre chose à faire, pour le moment, d’ailleurs.

Bianco allait lentement, très lentement… La nuit précédente, c’est le hurlement des coyotes qui lui avait fait précipiter le pas. Les oreilles pointées et renâclant par intervalles réguliers, le cheval marchait au petit pas…

Il n’est pas un animal — si ce n’est le chien — qui ait plus la prescience du danger qu’un cheval. Bianco ne mettait un pied devant l’autre qu’après s’être assuré de la solidité du sol ; si rien n’arrivait pour l’effrayer, tout promettait de bien aller.

Roxane, à supposer qu’elle parvînt à sortir de ce bois, n’oublierait jamais la sensation qu’elle éprouvait à chevaucher ainsi, les yeux fermés, afin de ne pas voir les abîmes qu’elle côtoyait, les dents serrées, afin de ne pas crier, le cœur palpitant, au point de croire qu’il allait s’échapper de sa poitrine, les jambes tremblantes, au point de pouvoir à peine tenir ses pieds dans les étriers, et les mains glacées, au point de pouvoir à peine tenir ses rênes.

Soudain, Bianco s’arrêta net, puis il se mit à hennir, Roxane ouvrit les yeux. Avait-on atteint la grande route ?… Le bois était-il franchi enfin et le cheval hennissait-il de joie ?… Hélas, non !… Deux arbres — des ormes — côte à côte, barraient la route ; ils avaient été jetés là par la tempête de la veille, sans doute. Ces arbres n’étaient pas couchés à plat sur le sol ; ils gisaient à près de trois pieds de terre… Que faire ?… Ces ormes étaient trop haut placés pour que Bianco pût les franchir ; d’un autre côté, ils étaient trop bas pour qu’il pût passer dessous. Pour comble de malheur, le cheval avait peur de ces troncs d’arbres, qui avaient l’air d’énormes boas ; il reniflait très fort et tout à coup, il fit quelques pas en arrière. Roxane se dit qu’ils allaient être précipités tous deux dans l’abîme ou dans les rapides, et elle se prépara à mourir…

Pourtant, il restait quelque chose à faire pour essayer de surmonter cette difficulté : il fallait faire sauter Bianco pardessus les troncs d’arbres ; sans cela, la jeune fille se dit qu’elle était condamnée à rester de longues heures, des jours peut-être, sur ce sentier où personne ne devait jamais passer… Mais, Bianco sauterait-il ?… Le risque serait grand ; si grand, que Roxane se demanda s’il ne valait pas mieux attendre qu’un secours quelconque lui arrivât… Si aucun secours ne lui venait cependant, elle se verrait obligée de passer la nuit dans ce bois… Elle se rappela les hurlements des coyotes entendus, la nuit précédente et elle frissonna de terreur.

— Je vais tout risquer, se dit-elle. Bianco a tellement peur de ces arbres renversés, qu’il finira par nous précipiter tous deux dans l’abîme… Si je le pouvais, je descendrais de cheval, je ferais sauter Bianco, puis j’irais le rejoindre ; mais je courrais le risque que la pauvre bête, que ces troncs d’arbres effrayent tant, soit trop affolée, après avoir sauté, pour m’attendre, et qu’elle retourne aux Barrières-de-Péage sans moi. Cela ne m’avancerait guère !… Ô Bianco, dit-elle, en pleurant tout haut, si la parole pouvait t’être donnée un instant, un seul, afin que tu me dises si tu peux sauter ou non !… À la grâce de Dieu !… Je vais faire sauter le cheval et je resterai sur la selle. Fasse le ciel qu’il ne saute ni dans le gouffre, ni dans les rapides ! Allons ! Allons ! Rien ne craint ! Rien ne craint ; c’est la devise des Monthy !

Heureusement, Bianco s’était arrêté à quelques pas des arbres renversés ; il pourrait donc prendre son élan avant de sauter, sans cela, il aurait fallu le faire reculer de plusieurs pas, et on sait quel danger comporterait, même un pas, à reculons sur cet étroit sentier, que l’on nommait, dans la Saskatchewan le « Sentier de la Mort », Roxane était loin de se douter du nom sinistre de ce sentier dans lequel elle s’était aventurée !

— Saute, Bianco ! Bon cheval, saute ! s’écria Roxane, décidée à tout risquer.

Elle appliqua une petite tape sur la croupe du cheval ; mais, au lieu de se précipiter vers l’obstacle qui obstruait la route, il se mit à reculer… La jeune amazone, alors, se compta perdue… Les rênes s’échappèrent de ses doigts… pourtant, instinctivement, elle se cramponna à la selle.

Bianco dut faire une dizaine de pas à reculons. Pas un son ne s’échappa de la bouche de Roxane… Elle pensa à Rita — pauvre petite infirme — ! qu’elle ne reverrait plus et qui allait rester seule au monde… Peut-être une autre vision passa-t-elle aussi devant ses yeux : celle d’un grand jeune homme pâle, portant, à la tête une blessure large et profonde…

Cependant, elle n’allait pas mourir, sans faire un suprême effort pour se sauver. Retirant de l’une des poches de la selle un revolver, elle pressa sur la gâchette, et un coup partit. Aussitôt, Bianco, au comble de l’épouvante, s’élança, à la course, dans la direction des troncs d’arbres.

Si Bianco savait sauter, tout irait bien ; sinon, ses pieds s’embrasseraient dans les troncs d’arbres, il tomberait, et tous deux, Roxane et sa monture, seraient précipités dans un des abîmes…

Les voici les arbres renversés !… Bianco, lancé à toute allure, prend son élan et saute de l’autre côté, arrivant fermement sur ses quatre pieds.

— Merci, mon Dieu ! s’exclama Roxane avec ferveur.

Pendant près d’une heure encore le cheminement se fit sur le Sentier de la Mort, puis enfin, Bianco mit le pied sur le grand chemin.

Il pouvait être huit heures quand la jeune fille aperçut les Barrières-de-Péage. Ses aventures l’avaient beaucoup retardée ; mais elle revenait chez elle saine et sauve, après avoir échappé aux terribles dangers de la Forêt des Abîmes et du Sentier de la Mort.