Éditions Édouard Garand (13p. 8-10).

CHAPITRE IV

HUGUES


Roxane, accourant à l’appel de Belzimir, faillit tomber, car ses pieds s’accrochèrent à une pierre, qui lui sembla énorme, et qui était placée de travers sur le chemin. À la lueur du fanal, dont Belzimir projeta soudain les rayons dans sa direction, la jeune fille aperçut deux grosses pierres. Ces pierres… Elles n’avaient pas été là durant le jour… Alors, que penser ?…Tout à coup, elle se rappela le bruit qu’elle avait entendu, il y avait un quart d’heure à peine, alors qu’elle lisait, auprès de sa petite sœur endormie ; le bruit d’un objet pesant roulé sur la route… Cet accident qui venait d’arriver avait donc été provoqué ?… Mais, pour le moment, il s’agissait d’aller au secours de Belzimir, qui ne cessait de se lamenter.

— Oh ! Pauvre jeune homme ! Est-ce assez malheureux !

Roxane, arrivée auprès de son domestique, vit un jeune homme, couché sur le sol et baignant dans son sang.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle.

— Il est mort, je crois, dit Belzimir. Pauvre jeune homme !

À ce moment, le bruit du trot d’un cheval parvint jusqu’à eux, et bientôt parut un cavalier. On ne pouvait distinguer son visage, que cachaient le bord d’un grand chapeau en feutre et aussi le collet relevé d’un imperméable.

Belzimir s’approcha de l’étranger, aussitôt que son cheval eut mis le pied sur le pont et lui demanda :

— Monsieur, de grâce, donnez-moi un coup de main ! ce jeune homme…

— Un accident ? fit l’inconnu, quand il eut aperçu le blessé. Et au son de sa voix, Bruno se mit à gronder.

— Oui, monsieur, un accident !… Il est mort, je crois, ce jeune homme ; mais nous ne pouvons le laisser là, n’est-ce pas ?… Veuillez m’aider, Monsieur ; nous le transporterons à la maison ; c’est tout près d’ici.

— Impossible ! dit l’étranger. Je suis pressé d’arriver à destination. Voici le prix de passage ! ajouta-t-il, en jetant une pièce de monnaie sur le pont. Adieu !

Ayant dit ces remarquables paroles, le cavalier fouetta son cheval, qui partit au galop.

— Hein ! s’écria Belzimir. En voilà un singulier individu, Mlle Roxane ! Refuser de nous aider, dans une situation si embarrassante !

— Qu’allons-nous faire ? demanda Roxane.

Elle s’approcha du blessé et elle posa sa main sur son cœur.

— Il vit ! s’exclama-t-elle. Son cœur bat ! Belzimir, il faut le transporter à la maison tout de suite !

— C’est vite dit, Mlle Roxane ; mais comment ferons-nous pour le transporter ?… Il a près de six pieds, et il doit peser dans les cent-cinquante livres. Je…

— Cours vite à la maison chercher la bouteille de cognac, qui est dans le buffet de la salle d’entrée ! dit Roxane à son domestique.

— Vous laisser seule ici, Mlle Roxane !

— Ne crains rien pour moi et va, sans perdre un instant !

Pendant l’absence de Belzimir, la jeune fille prit un foulard de soie blanc qu’elle portait autour de son cou, et elle en enveloppa la tête saignante du blessé. Il avait dû se frapper la tête sur le garde-corps du pont, en tombant de cheval, et la blessure qu’il s’était faite était large et profonde.

Quand Belzimir revint, apportant la bouteille de cognac, Roxane imbiba son mouchoir de cette boisson et en humecta les lèvres et le front du jeune homme, puis, aidée de Belzimir, elle parvint même à lui faire avaler quelques gouttes du liquide. Le blessé ouvrit les yeux.

— Monsieur, lui dit Belzimir, si vous pouviez vous tenir debout, je vous conduirais à la maison. Essayez de vous lever, je vous prie !

Le blessé, avec l’aide du domestique, put se lever ; mais aussitôt, il retomba dans les bras de Belzimir, tandis que des plaintes inarticulées s’échappaient de sa bouche.

Roxane, encore une fois, parvint à lui faire avaler un peu de cognac. Il ouvrit de nouveau les yeux et aperçut la jeune fille, pour la première fois. Une expression d’étonnement se peignit sur ses traits.

— Monsieur, dit Roxane au blessé, je suis seule ici avec mon domestique. Nous ne pouvons pas vous porter jusqu’à la maison. Je vous en prie, essayez de vous lever et de marcher !

— Bianco ? demanda le blessé.

— Votre cheval ? Il est ici, tout près.

— Veuillez l’appeler. Mademoiselle, balbutia le jeune homme.

— Bianco ! — appela Roxane.

Aussitôt le cheval s’approcha, et apercevant son maître, il se mit à hennir et à piocher le sol.

— En m’appuyant sur votre bras, et aussi sur Bianco, dit le jeune homme à Belzimir, je pourrais peut-être marcher jusqu’à la maison… si ce n’est pas trop loin.

Et l’on partit…

Ce fut une assez lugubre procession ; de plus, on allait très-lentement. Quoique la distance fut courte, le blessé perdit deux fois connaissance durant le trajet, de la tête du pont aux Barrières-de-Péage. Il avait fallu l’appuyer sur le cheval et lui mouiller les lèvres de cognac.

Enfin, on arriva à la maison et le malade fut déposé sur le canapé de la salle, où il s’évanouit pour la troisième fois.

La blessure du jeune homme saignait si abondamment que le foulard de Roxane était complètement imbibé de sang. Belzimir, qui connaissait les propriétés médicales de certaines herbes, eut bientôt préparé des compresses, qu’il appliqua sur la tête du blessé, et bientôt, le sang se coagula autour de la plaie.

Roxane était seule auprès du malade, quand il revint de son évanouissement. Ses yeux s’arrêtèrent sur la jeune fille, puis ils firent le tour de la salle.

— Vous êtes aux Barrières-de-Péage, lui dit Roxane.

— Aux Barrières-de-Péage ! répéta le jeune homme. À quinze milles, conséquemment, de ma destination !… Ô ciel !

Il essaya de se lever, mais il retomba aussitôt sur le canapé.

— Je vous en prie, Monsieur, dit Roxane, n’essayez pas de vous lever. Vous ne le pourriez pas, d’ailleurs !

— Mademoiselle, balbutia le blessé, veuillez m’aider à me lever !… Il faut que je sois à destination, cette nuit même, il le faut.

Encore une fois, il essaya de se lever, avec le même résultat ; tombant dans un long évanouissement.

— Monsieur, lui dit Roxane, vous vous êtes fait à la tête une blessure large et profonde et vous ne pourriez pas vous lever ; n’essayez plus, je vous prie !

— Mais, il le faut ! répéta le blessé. Écoutez, Mademoiselle, je me rends aux Peupliers, chez mon père… qui se meurt.

— Vous ne pourriez pas vous lever de ce canapé, vous dis-je ! — répéta Roxane, pour la troisième fois. Chaque fois que vous faites un mouvement, vous retombez épuisé.

— Mon père… murmura le blessé. Il se meurt, et les Peupliers sont encore à quinze milles de la barrière de péage… sur le bord du lac des Cris… Nous nous sommes séparés, il y a deux ans, mon pauvre père et moi, en d’assez mauvais termes… Voyez-vous, Mademoiselle, si je n’arrive pas, cette nuit même, aux Peupliers, mon père va mourir… avec la pensée que je lui ai gardé rancune. Aidez-moi, s’il vous plaît à me lever et…

Belzimir revenait dans la salle, après être allé enlever du chemin les deux pierres qui y avaient été roulées et qui avaient été cause de l’accident : il fallait empêcher qu’une autre catastrophe se produisît. Le domestique avait, aussi, mis à l’abri Bianco, le cheval du blessé.

— Belzimir, dit Roxane, en désignant le jeune homme, il veut se lever et continuer son chemin. Or…

— Impossible, Monsieur ! dit Belzimir. Votre blessure saigne très abondamment, au moindre mouvement que vous faites, et, de plus, j’ai dû couper votre chaussure pour vous l’enlever, car vous vous êtes fait une entorse, en tombant de cheval et votre pied est déjà bien enflé. Vous ne pourriez vous tenir en selle.

— Mon père… Il se meurt… Il ne peut pas passer nuit, m’a écrit Adrien… Il va croire mon pauvre père…

— Monsieur, dit Roxane, je comprends votre situation ; elle est très pénible… Mais, écoutez : j’irai, moi, aux Peupliers ; je partirai à l’instant ! Je verrai votre père…

— Vous, Mademoiselle ! Oh ! non. La tempête… la forêt… les coyotes. Mille dangers…

— Vous n’y pensez pas, Mlle Roxane ! s’écria Belzimir. Seule sur la route, par ce temps épouvantable ! — Ô Mlle Roxane !…

— Je ne crains rien, et… laisse-moi faire, Belzimir.

— Impossible ! Impossible ! répéta le blessé.

— Votre cheval Bianco me portera jusqu’aux Peupliers… La tempête ne m’effraie pas… beaucoup, et les coyotes… Que dirai-je à votre père ?

— Ah ! c’est trop de bonté !… Votre domestique pourrait peut-être…

— Belzimir n’a jamais pu conduire un cheval de selle, répondit Roxane. Je vais partir… Mais, donnez-moi soit une lettre, soit un objet quelconque qui vous appartienne, afin que je puisse le montrer à votre père, comme preuve que je viens véritablement de la part de son fils.

— Dans la poche de mon pardessus… une lettre de notre fidèle domestique le vieil Adrien murmura le blessé.

Roxane trouva vite la lettre, qui était adressée comme suit : « M. Hugues de Vilnoble, Par messager privé. » Le jeune homme remit ensuite à la jeune fille une bague, qu’il enleva de son petit doigt : cette lettre et cette bague lui serviraient de passe-port aux Peupliers.

Après avoir causé assez longtemps avec Hugues de Vilnoble et pris ses dernières instructions, Roxane partit pour les Peupliers.

— Mademoiselle, vous êtes une héroïne ! s’était écrié Hugues, les yeux remplis d’admiration, au moment où la jeune fille le quittait, pour accomplir une mission qui n’était pas sans dangers.

Nous avons vu comment Roxane accomplit le voyage. Nous l’avons vue, arrivant aux Peupliers, et nous l’avons quittée au moment où elle se dirigeait vers la chambre de M. de Vilnoble précédée du vieil Adrien.