Rovère et Angisèle

ContesMercure de FranceŒuvres de Albert Samain, t. 3 (p. 111-167).

ROVÈRE ET ANGISÈLE

Nous croyons devoir prévenir que l’auteur n’avait pas donné sa forme définitive à ce quatrième conte, qui est cependant complet.Note des Éditeurs.

Rovère, fils du duc de Spolète, était magnifique et grave. Ses cheveux divisés, tombant au long de ses joues pâles, allongeaient encore l’ovale noble de son visage. Il avait de grands yeux noirs superbes et paresseux, et une bouche rouge, avec la lèvre inférieure fendue au milieu comme un fruit. Riche et puissant, il s’était donné ce but d’être comme un miroir passionné du monde, et il vivait sans autre souci que d’extraire autour de lui de la volupté. Une éducation particulière, exclusivement esthétique, avait d’ailleurs développé jusqu’à l’acuité son aptitude originelle à s’émouvoir de la beauté des choses, et à cet effet il rassemblait sans cesse autour de lui les éléments des plus délicates jouissances.

Entouré de jeunes nobles de son âge, il donnait ses jours aux plus fastueux loisirs. Les peintres, les sculpteurs qu’il avait attirés à sa cour peuplaient de chefs-d’œuvre les galeries de son palais, et il passait de longues heures à en épuiser la beauté, car son imagination fervente ne se contentait point d’une admiration facile ; il entendait pénétrer au cœur des choses qu’il contemplait, et il ne se sentait satisfait que lorsque, par une progressive excitation, il arrivait à une sorte d’état plus subtil où son âme, comme détachée et toute frémissante, vibrait avec la couleur, ondulait avec les lignes, devenait elle-même la couleur et la ligne ; et ainsi ses plaisirs d’art ressemblaient à des possessions.

Par une pente naturelle de son esprit, il avait voué aux mythes antiques, sous lesquels les races élues adorèrent les aspects magnifiques de l’univers, un culte ardent où son âme se complaisait sans nul artifice. Sur les murs de son palais une suite de fresques grandioses ou charmantes racontaient…

Devant ces glorifications ingénieuses ou sublimes de la vie, des sympathies frémissaient en lui, et il sentait qu’elles correspondaient aux plus impérieux besoins de sa sensibilité. Dans le palais qu’il possédait près de la mer, et qui était célèbre par la magnificence de ses jardins, des fêtes se succédaient sans trêve. La nuit, sous l’ardente lumière des grands lustres, Rovère, assis à la table du festin, en respirait l’atmosphère heureuse et fébrile ; les serviteurs affairés se croisaient, portant des plats et des aiguières ; les gorges des femmes étincelaient ; les pyramides de fruits s’écroulaient sur la nappe parmi les orfèvreries, et dans l’intense douceur des musiques mêlées aux parfums, Rovère, tournant entre ses doigts la tulipe de cristal où il buvait un vin doré, croyait vivre, sur la terre, la vie même des dieux.

Ainsi, voluptueux d’essence, il avait concentré sur la femme toutes les énergies de sa nature et promené par toute l’Italie ses amours tumultueuses et magnifiques. Les plus fameuses beautés dénouèrent pour lui leurs chevelures et offrirent leurs seins à ses lèvres ; avec une désinvolture ingénue, d’ailleurs, il menait de front les intrigues les plus dissemblables, ne voyant dans les créatures qui formaient momentanément l’objet de son goût passionné que des formes adorables ou superbes dont la seule raison était de lui procurer, chacune en son caractère, des jouissances parfaites et diverses. Parmi ces maîtresses, la comtesse Viola Madori se signala exceptionnellement. La passion que Rovère éprouva pour elle prit tout de suite quelque chose de sombre et d’effréné. Il semblait pour lui que de cette chair tragique il sortît des éclairs ; sa sensibilité s’affola, et on put croire qu’une même tourmente les emporterait tous les deux.

Le comte Madori, mari de la belle Viola, les surprit un jour. Rovère tua le comte d’un coup de poignard au cœur, et, dans la nuit, des serviteurs descendirent le cadavre et le déposèrent dans une ruelle déserte, encore chaud. Ce crime n’émut point Rovère, il ajouta seulement à son amour. Viola devint plus puissante encore sur ses sens, et il la respira de toute son âme en feu comme une rose trempée dans du sang.

Il avait fait construire, tout en haut de son palais, une salle de marbre où il s’enfermait avec elle des journées entières. Trois marches de porphyre noir descendaient à un bassin où jaillissait une gerbe fine qui retombait en pluie parfumée. Des coussins de soie, des étoffes brillantes traînaient sur le pavé de mosaïque ; et de longs voiles drapés à l’unique fenêtre coloraient étrangement la lumière, et faisaient flotter dans la pièce un demi-jour ardent comme une vapeur de pourpre. Là ses sens régnaient somptueux. Viola étendue sur des soies déployait en silence l’harmonie de ses gestes lents ; nul bruit ne montait jusqu’à eux et ils s’enivraient de solitude. Parfois Viola se levait, et sur les marches du bassin laissait l’une après l’autre tomber ses parures ; les lourds brocarts, les souples draperies s’affaissaient en cercle à ses pieds, et du dernier tissu qui glissait lentement sur son corps elle émergeait enfin nue et splendide. Rovère immobile s’agenouillait, et toute son âme n’était plus qu’un lac d’extase. Souvent comme épuisé de sentir, il se levait, écartait les voiles de la fenêtre et, respirant une bouffée d’air pur, il embrassait d’un large regard le paysage. De cette hauteur il dominait les architectures magnifiques de la ville, le port encombré de vaisseaux, les campagnes riches de verdure et de moissons, les canaux, les vignobles, les métairies, et la molle inflexion des collines à l’horizon ; puis, reportant subitement ses yeux sur Viola, il lui semblait retrouver dans ce corps admirable dressé devant lui toutes les merveilles de la vie étendues à ses pieds, et dans la rondeur éclatante des seins, dans la fuite suave des courbes secrètes, dans les teintes adorables dont le sang colorait diversement l’épiderme, dans la pureté des contours et la grâce des membres, il voyait l’éclatant triomphe de cette force universelle qui menait la création à la beauté comme à sa fin suprême ; et l’âme envahie d’une stupeur religieuse, silencieusement il l’adorait.

Un soir il réunit dans un banquet ses amis préférés, Domitio, Porphyre et Teremente. Au milieu de la table, sur un socle d’or enguirlandé de roses rouges, se dressait un petit Dionysos de marbre ; le dieu, une grappe à la main, la pardalide à l’épaule, ses cheveux arrangés comme ceux d’une femme, s’appuyait indolemment à un tronc d’arbre ; un sourire ambigu flottait sur sa bouche grasse ; ses yeux allongés, d’une douceur comme cruelle, étaient faits de deux émeraudes ; et la ligne qui descendait de son bras levé et plié au coude jusqu’à ses chevilles étroites était moelleuse au regard comme l’onde qui meurt sur le sable fin d’un rivage.

Des fleurs amoncelées s’exhalait un parfum violent, et l’éclat des lumières prodiguées, exaspérant les reflets, dilatait les yeux des convives. Quand les vins rares versés à flots eurent enflammé les esprits et répandu dans l’air l’âme des vieux soleils qu’ils couvaient :

Domitio, le premier, se leva et, tendant sa coupe, dit : « Je bois à toi, Dionysos, dieu des pampres lourds et des raisins gonflés, toi qui mûris sur les collines heureuses l’ivresse des festins futurs, dieu indulgent et fort, par qui les hommes, libérés des vains soucis, forcent la joie aux yeux d’or à s’asseoir un instant sur leurs genoux ! » Porphyre se leva, le second, et dit : « Je bois à toi, Dionysos, qui, par les soirs rouges d’automne au milieu des torches et des cymbales, fais bondir nos désirs en feu ! » Teremente se leva, le troisième, et dit : « Je bois à toi, Dionysos, qui, comme un vendangeur infatigable, foules sous tes pieds éclaboussés de sang la vie qui bout et qui fume, toi qui présides aux baisers, aux étreintes, aux spasmes et fais claquer ton fouet d’or au-dessus des sexes mêlés ! » À ce moment, un bel enfant aux cheveux longs, au cou rond et fin comme celui d’une fille, avança le bras pour remplir une coupe ; Teremente l’attira vers lui, et brusquement l’embrassa sur la bouche. Rovère s’était levé à son tour ; sa voix était solennelle, son geste magnifique ; il dit : « Je bois à toi, Dionysos, soleil de feu, âme du monde, cascade d’or, dieu très bon, très puissant, très adorable, père de la divine volupté. C’est toi qui, tendant l’éternel désir au cœur de la création, fais surgir des fleurs toujours plus suaves, des fruits toujours plus savoureux, des formes toujours plus belles. De ta poitrine profonde comme le firmament, et constellée comme la nuit, jaillit le flot intarissable et sacré de la vie, et la vie est la beauté, et la beauté est la fleur du monde ! »

Il s’arrêta… Un vent léger et frais circulant dans la salle annonçait l’approche du matin, et les flambeaux pâlissaient. Brusquement des serviteurs tirèrent les lourdes draperies, et la mer apparut…

À l’horizon, une lueur vermeille montait, grandissant de minute en minute, et déployant de gigantesques rayons en éventail. Des nuages s’étageaient dorés sur leurs bords ; sur les flots sombres une longue traînée d’argent clair scintillait et le haut des palais se teintait de rose. L’agitation du port commençait ; des hommes chargeaient des bateaux, empilaient des fruits, vidaient des paniers de poissons, allumaient des feux sur la grève. Un bruit confus venait de la cité, et, là-bas, la proue haute et cambrée, les voiles frissonnant, un grand vaisseau s’en allait tout doré dans le soleil levant.

Rovère silencieux contemplait ce spectacle ; ses yeux étaient pleins de lumière, et comme ses lèvres remuaient sous de vagues paroles, on eût dit qu’il priait ; lentement il tendit vers la mer sa coupe où le vin étincela : ses amis l’imitèrent, et d’une voix grave ― comme on chante un hymne ― ils répétèrent : « Salut à Dionysos, salut à la Beauté ! »

Ce fut quelque temps après que Rovère perdit brusquement Viola Madori. Le coup qu’il ressentit de cette mort rapide fut terrible ; sa sensualité comme déchirée toute vive pleura du sang, et même pendant un moment ses amis craignirent qu’il ne se portât à quelque violence sur lui-même ; mais bientôt, après une courte période d’inerte stupeur, il sembla se réveiller, reprit les unes après les autres ses habitudes, étonné lui-même du goût qu’il se retrouvait à vivre. Son désespoir s’était du premier coup porté à l’extrême, avec l’intensité inconsciente d’une souffrance physique ; la crise passée, il percevait que rien de profond n’avait été atteint chez lui, et sa vitalité un moment perturbée repartait en poussée plus vigoureuse avec l’indifférence tenace des choses naturelles. Néanmoins pour éviter un contact trop sensible avec des milieux et des objets tout pleins encore de souvenirs, il décida d’entreprendre un grand voyage.

Il partit, visita les plus beaux pays, et trouva pour son âme avide et souple, dans la magnificence changeante des spectacles, des motifs nouveaux de s’enthousiasmer. Par là aussi son esprit s’agrandit, se fortifia. Averti par la diversité des peuples, des mœurs, des arts, il élargit son horizon de pensée et s’achemina à concevoir des formes moins fixes de sentir.

Souvent la nuit, accoudé à la proue, pendant que le navire glissait doucement dans les ténèbres, il songeait. La mer autour de lui s’étendait infinie ; sur sa tête les constellations brillaient, dessinant sur le firmament sombre leurs géométries éternelles. Le silence était immense ; il n’entendait rien que le bruissement continu de l’eau le long de la coque du vaisseau. Alors son âme s’exaltait ; le mystère qui s’exhale du monde dans le calme des grandes heures nocturnes l’étreignait violemment.

« Grande mer, ciel profond, s’écriait-il, que vous êtes admirables ! Mais cette âme qui s’émeut en moi à vous contempler n’est-elle pas plus admirable encore ? N’est-ce point vers elle seule que toutes vos splendeurs convergent, puisqu’elle seule peut en témoigner ? Oui, je le sens, précisément en des heures pareilles, elle aussi porte un monde en elle, un monde plus grand et plus magnifique que le vôtre, et qui contient des mers et des étoiles que vous ne connaîtrez jamais… » Ses paroles montaient ainsi dans l’ombre, toujours plus vibrantes de ferveur ; mais le souffle de la nuit atlantique passait sur sa face comme une caresse ; alors, levant les bras, il laissait la brise couler comme une eau tiède entre ses doigts écartés, et, ramené vers son cœur voluptueux, il appelait Viola Madori, et songeait à des chevelures dénouées…


Il voguait en plein Océan depuis un long mois, quand son navire fut assailli par une terrible tempête. Emporté par des tourbillons successifs, le navire courut vertigineusement deux jours et deux nuits ; une aube chétive se levait sur les eaux encore bouillonnantes quand il vint s’éventrer sur un écueil en vue de hautes falaises. En quelques minutes il enfonça et Rovère, seul survivant, accroché désespérément à une épave, lutta pendant des heures pour arriver enfin jusqu’à la côte, porté par la marée.

La plage où il aborda était déserte et sauvage. Un cirque de roches tourmentées couvertes d’une sombre végétation la fermait. Glacé et mourant, Rovère se traîna, gravit les pentes hérissées de chardons où ses pieds s’ensanglantaient et découvrit une route. Un peu de réconfort lui vint et il se remit en marche. À droite et à gauche se déroulaient des plaines arides ; nulle habitation n’apparaissait ; dans le ciel mélancolique des oiseaux blancs volaient en jetant par moments un petit cri aigu, et, de place en place, se dressaient de grands crucifix de pierre. Rovère sentait le froid gagner son cœur. Brusquement, à un tournant du chemin, il s’arrêta et demeura immobile. Devant lui s’étendaient d’immenses marais, bornés à l’horizon par des sapins tragiques ; au fond, un antique manoir dressait ses tours puissantes et nues, et l’eau métallique d’un étang réfléchissait sa masse sinistre avec la netteté d’un extraordinaire et funèbre miroir. L’Esprit de la Solitude flottait sur ces roseaux, sur ces forêts et sur ces pierres. Dans les herbes une barque abandonnée pourrissait… Le jour baissait ; derrière les sapins tout le ciel devint rouge, et des réverbérations s’allumèrent çà et là aux rares ouvertures du château ; puis des cloches tintèrent lentement, longuement, comme des larmes tombent, et Rovère, accablé de tristesse, crispa ses doigts sur sa poitrine et s’évanouit.

Alors, comme en rêve, au bout d’un temps indéfini, il vit, à la lueur des torches de résine, de vagues figures rangées autour de lui. Toute vêtue de noir, une jeune fille agenouillée lui soulevait doucement la tête. Lentement, sur son front, où la sueur avait collé les cheveux, sur ses yeux éteints, sur ses lèvres, elle passa un linge fin imprégné d’essence, et la charité de ses gestes était suave. Des hommes s’avancèrent, portant un brancard, où ils déposèrent Rovère, et se mirent en route vers le château.

Les ténèbres étaient épaisses ; le vent gémissait au loin sur les marais ; çà et là, au passage, des feuillages s’éclairaient de lueurs rougeâtres pendant que des oiseaux nocturnes s’enfuyaient avec un brusque battement d’ailes lourdes. Rovère avait fermé les yeux, tout se noyait dans son esprit. À peine conscient, il ne percevait plus que la petite main de la jeune fille, légère et comme impondérable, posée sur la sienne ; et ce simple contact faisait couler dans tous ses membres et jusqu’au centre de son âme une ineffable fraîcheur.

À un moment, pressant un peu les doigts frêles, il demanda :

― Qui es-tu ?

― Je suis Angisèle, la fille du roi de Courlande, répondit-elle d’une voix pure comme l’argent. Et toi, quel coup du sort t’a jeté sur ces rivages ?

― Je suis Rovère, fils du duc de Spolète. La tempête a brisé sur un écueil le vaisseau qui me portait. Seul de tous mes compagnons, j’ai échappé au naufrage, et je me suis traîné jusqu’ici où j’allais mourir, si tu n’étais point venue.

Les yeux de la jeune fille s’abaissèrent lentement sur lui. Leur éclat était doux comme les rayons de la lune sur les prairies au printemps.

L’écho de leurs paroles se répercutait jusqu’au fond de leurs cœurs silencieux.

Ils étaient arrivés. Le château dressait près d’eux ses massives murailles. Un cor sonna sur la haute tour et mourut lentement dans la nuit profonde… Et l’Esprit de la Solitude mêla leurs destinées.


Rovère, faible encore, assis près de la fenêtre ouverte dans une chambre haute du château, songeait, la tête renversée sur un oreiller. Angisèle, près de lui, brodait. L’air léger, qui venait du dehors, déposait, sur ses lèvres desséchées de fièvre, une humidité saline. Un grand silence régnait ; des nuages couraient au ciel, ne laissant passer qu’une lumière atténuée et grise ; au loin, on apercevait des voiles sur la mer, et, sans trêve, dans les forêts voisines, on entendait sonner des cors.

Rovère regardait Angisèle. Elle n’était point belle et ne ressemblait en rien aux femmes qu’il avait aimées. Tout en elle était neutre et effacé. Elle avait le front trop haut et bombé, les joues creuses, les pommettes arides, et son visage était sablé de taches de rousseur ; mais elle était la Douceur, et il sortait d’elle un charme inexprimable d’étiolée.

Dans sa robe noire, qui tombait à plis droits jusqu’à ses pieds, elle semblait comme incorporelle ; le bruit de ses pas était si léger qu’il paraissait encore augmenter le silence, et ses mains communiquaient à tout ce qu’elle touchait de secrètes vertus.

Ils se taisaient, n’échangeant, par instants, que de rares paroles. Parfois, Angisèle levait lentement ses paupières, et ses yeux apparaissaient bleus et pâles, et comme tout pleins de la mer qu’ils contemplaient, et Rovère sentait ce regard descendre et mourir en lui à des profondeurs inconnues…

Tout à coup un étrange rire se fit entendre, et, soulevant brusquement la tapisserie, une enfant entra dans la chambre. Elle était vêtue d’une grande blouse de soie rose avec un collier de perles au cou. Sur sa tête, elle avait posé une bizarre et massive couronne de roses, et elle portait dans ses bras un petit chien. La beauté de son visage était saisissante ; des boucles tombaient au long de ses joues, mais ses yeux exagérés étaient pleins d’égarement, et son rire faisait tressaillir.

Comme Rovère regardait l’enfant avec étonnement :

― C’est ma plus jeune sœur, dit Angisèle, et elle ajouta à mi-voix : elle est folle.

Mais l’enfant vint se jeter à son cou, et lui fit mille caresses dans un flot d’incohérentes paroles, puis, soudain, elle s’assit sur le tapis et se mit à bercer son chien dans ses bras, doucement.

― Je croyais que tu habitais seule ce château, fit Rovère au bout d’un moment.

― Non, mon père vit encore, mais, accablé de chagrin et chargé d’infirmités, il ne sort point de la tour que tu vois d’ici à l’autre extrémité du château. Il s’y est retiré le jour où ma seconde sœur est morte, et depuis n’en a jamais plus franchi le seuil.

― Tu avais donc une autre sœur ?

― J’avais deux autres sœurs, et toutes les deux sont mortes, et ma mère, de chagrin, est morte à son tour. Ne t’étonne point, la mort, dans notre pays, règne en souveraine. À toute heure, elle pousse la porte des maisons et s’installe au foyer ; c’est la visiteuse familière et les gens ici sont si accoutumés à la voir qu’ils ne retournent même point la tête quand elle entre. Nous savons que la vie s’appelle aussi la douleur, et que notre vie est comme un anneau vulgaire où doit s’enchâsser le diamant de l’épreuve. Aussi, dans notre cœur, tu ne trouverais que ces mots : « Que la volonté de Dieu soit faite. »

Angisèle, debout, leva les yeux au ciel et sourit d’un sourire ardemment triste, toute son âme de vierge en oblation dans ses mains ouvertes.

Rovère la regardait : l’extraordinaire magnétisme de ce visage le soulevait irrésistiblement.

― Comment s’appelaient tes sœurs ? demanda-t-il au bout d’un moment.

― La première avait nom Véronique ; la deuxième, Crucifixa ; et la troisième, cette enfant, qui joue là près de nous, s’appelle Fleur-de-la-Mer. Véronique mourut d’abord. Un dimanche de Fête-Dieu, comme elle s’était éloignée des serviteurs pour cueillir des fleurs qu’elle voulait jeter sur le passage de la procession, elle s’aventura trop près de l’étang, glissa dans les herbes et se noya ; le lendemain, elle fut retrouvée par des pêcheurs, flottant dans sa robe blanche, très loin, près de la mer où l’avait entraînée le courant. Ma mère, depuis ce jour, fit murer toutes les fenêtres du château d’où l’on pouvait apercevoir l’étang ; car la vue seule de l’eau la faisait trembler de tous ses membres, comme quand on est saisi par un grand froid.

― Et ta sœur Crucifixa, comment mourut-elle ?

― Ma sœur Crucifixa venait d’atteindre sa quinzième année, quand elle contracta la fièvre des marais. Son agonie se prolongea pendant de longs mois. Mon père avait pour elle une secrète préférence. Je ne puis t’exprimer à quel point elle était belle, oui, tellement belle en vérité que, rien qu’à la regarder, on avait envie de pleurer. Tiens, ma petite sœur Fleur-de-la-Mer lui ressemble.

En disant ces mots, Angisèle attira l’enfant et, la serrant un instant contre sa poitrine, l’embrassa passionnément ; puis, elle reprit :

― Quand mon père la vit s’étioler, il tomba dans les plus noires pensées. De toutes parts, on fit venir les médecins les plus fameux, mais en vain, le mal suivait son cours… Un soir, comme elle se sentait moins faible que de coutume, elle voulut se faire porter au jardin. Elle était presque gaie, les joues un peu roses, les yeux très brillants, et elle s’assit sur les genoux de mon père, en lui passant ses bras autour du cou ; puis elle se mit à parler, avec une sorte de volubilité, de ses souvenirs d’enfance, de ses promenades à cheval dans les bois, des grandes fêtes données jadis au château, et, peu à peu, lasse de ces récits, elle s’endormit, et mon père lui souriait. Au bout d’un moment, cependant, il lui sembla que les bras, à son cou, pesaient bien lourd ; il voulut les dénouer ; ils étaient froids et déjà rigides. Crucifixa venait de mourir là sur sa poitrine, et je vois encore sa tête, avec ses longs cheveux, qui pendait en arrière comme celle d’un oiseau mort.

La voix d’Angisèle trembla sur ces derniers mots. Toujours droite, elle regardait la mer, et des larmes, qu’elle n’essuyait pas, descendaient lentement sur ses joues, l’une après l’autre.

Rovère avait baissé la tête.

Alors, doucement, dans le grand silence, Fleur-de-la-Mer se mit à chanter…


Cependant un travail s’opérait dans l’âme de Rovère. Cette lumière monotone, ces sombres verdures, cette atmosphère silencieuse et morte, ces cloches dans la brume, ces servantes vêtues de noir qu’il voyait errer à travers les corridors, toute cette tristesse flottante s’imprégnait en lui, s’incorporait à la substance de ses pensées. L’émotion qu’il avait éprouvée aux récits d’Angisèle s’était propagée jusqu’aux confins de son être. Il lui semblait avoir franchi l’équateur de ses sensations ; un ciel nouveau apparaissait ; des mots inconnus flottaient dans l’air, qui le laissaient frissonnant et pensif ; et sur les eaux vierges de son âme se projetait l’ombre immense d’une croix.

Un jour, Angisèle lui montra les chambres de ses sœurs mortes. Rien n’y avait été changé. Les fenêtres seulement étaient closes et ne laissaient passer qu’un faible jour. Dans la chambre de Crucifixa, une robe de mousseline rose à fleurs d’argent était jetée en travers du lit, un métier penchait son canevas près de la fenêtre, l’aiguille piquée sur une fleur inachevée. Dans celle de Véronique, des poupées traînaient à terre près d’un livre d’images aux bas de page écornés. Puis Angisèle poussa une porte et s’agenouilla. C’était la chambre de sa mère. Ici, l’ombre était plus profonde. Rien n’attendrissait les murailles nues, où se dressait seul un grand crucifix d’argent. Deux colliers de perles, semblables à celui que portait Fleur-de-la-Mer, étaient accrochés aux pieds du Christ. Et comme Rovère les regardait, étonné :

― Ce sont les colliers de mes sœurs, dit Angisèle. Ils furent placés là par ma mère, pour qu’aux pieds de Celui à qui elle offrait son désespoir, son cœur de mère pût retrouver encore un peu de ses enfants.

Angisèle disait ces choses doucement, d’une voix pâle et lointaine comme son visage, et, fluide dans sa robe éternellement noire, elle semblait bien l’âme même de ces pierres où la mort seule était présente.

Une nuit, Rovère se réveilla en sursaut. Un chant bizarre s’élevait dans l’ombre près de lui. Il écouta et reconnut la voix de Fleur-de-la-Mer. De certaines nuits, l’enfant chantait ainsi.

Cette voix était inouïe : elle semblait faite d’eau, de cristal et d’argent. Lente et monotone, elle montait, inexprimablement poignante, et elle faisait penser à des mortes très jeunes et très belles.

Rovère se leva, sortit de sa chambre pour mieux entendre, et fit quelques pas ; à ce moment, une lampe brilla au fond du corridor, et il vit Angisèle s’avancer vers lui. Son visage était contracté par une émotion extraordinaire. Arrivée devant Rovère, elle s’arrêta et, sans prononcer un seul mot, lui prit la main.

Dehors, la nuit était froide ; de larges étoiles brillaient dans le ciel très noir.

Tous deux, immobiles et suspendus, écoutaient la petite voix surnaturelle.

Tout à coup, Angisèle grelotta, un frisson secoua ses minces épaules, et tournant vers Rovère des yeux qu’agrandissait une subite terreur :

― Écoute, dit-elle, écoute, ne reconnais-tu pas cette voix ?… C’est celle de ma sœur Crucifixa… Elle m’appelle, je l’entends… Rovère, moi aussi, je vais mourir… mourir…

Elle prononça ces paroles en frémissant, le sein haletant ; puis, le mot mourir resta comme attaché à ses lèvres et y palpita malgré elle à demi étouffé, comme une bête qui se débat. En même temps, une angoisse indicible se peignait sur ses traits. Elle enveloppa Rovère d’un regard étrange où son âme semblait jaillir, comme une flamme d’un soupirail, puis, la démarche vacillante, elle rentra dans sa chambre.

Là, elle demeura, un moment, frissonnante, sentant au fond d’elle-même se déchaîner mille sentiments tumultueux. Elle voulut s’agenouiller devant son crucifix ; appuya son front brûlant sur l’ivoire des pieds divins ; mais la marée d’une atroce tristesse montait en elle et submergeait tout ; alors, brisée, et n’en pouvant plus, elle se jeta sur son lit, et, la face écrasée dans les oreillers, sanglota jusqu’au jour sur le mystère inavouable de son cœur ; car dans une même minute la mort venait en elle de rencontrer l’amour.


Rovère s’était mis à parcourir le pays. C’était une terre nue et désolée ; sur la côte s’espaçaient quelques villages de pêcheurs. Des champs rares où, par places, le roc affleurait, portaient des moissons chétives et clairsemées. À l’intérieur s’étendaient de vastes marais féconds en épidémies. Sous un ciel toujours chargé de nuages, un peuple aride et triste végétait là, disputant sa vie à la mer impitoyable et à la terre pierreuse, et Rovère éprouva d’abord une grande tristesse ; puis, peu à peu, il s’aperçut qu’une intime harmonie reliait entre eux ces aspects divers et que leur puissance d’émouvoir était extraordinaire. Ces landes immenses, cette mer sauce ciel pensif et tourmenté, ces routes solitaires, ce peuple maigre et taciturne ne formaient qu’une seule âme forte et mélancolique ; et Rovère se prit à aimer cette âme.

C’était ici une vie âpre, nue et grande. Comme les plantes tenaces qui s’accrochaient au granit, les sentiments de ces hommes plongeaient profondément en eux ; de plus, l’éternelle soif du soleil, qui mène toute créature dans le monde, avait, chez eux, dans le dénûment d’une nature déshéritée, pris une énergie tout intérieure et concentrée, pour rejaillir sous les formes passionnées du rêve religieux, et c’était un soleil plus beau encore que l’autre qu’ils voyaient se lever au fond de leurs cœurs sur les eaux éblouissantes de la Sainte-Eucharistie. La Foi avait grandi sur leur sol ingrat comme un chêne géant, qui couvrait des siècles de son ombre et baignait son âme toujours verdoyante dans les brises du paradis. En outre, le voisinage constant du malheur avait surtendu leur sensibilité ; leur vie, assise à côté de la mort, en avait pris la grandeur et le mystère, et le sel sacré des larmes gardait leur chair de la pourriture des sens. Leurs âmes étaient hautes et sombres comme des églises. Ils priaient comme on respire, et comme la lande, comme la mer et comme le ciel, leurs cœurs étaient simples et infinis.

Rovère respirait de toutes parts cette spiritualité qui flottait dans l’air avec l’embrun du large, et peu à peu l’essence même de la nature s’en trouvait modifiée. Son âme, jusque-là facile et comme répandue sur ses rives, se résorbait, se condensait comme pour emplir au fond de lui-même de mystérieux et profonds réservoirs. À cette ivresse du monde extérieur dans laquelle il avait vécu jusque-là, succédait maintenant un souci plus âpre et plus poignant. Au lieu de jouir passivement de la vie, l’âme allongée dans sa paresse dorée, il éprouvait maintenant le besoin de la traiter en maître, et de la contrarier pour en triompher. En traversant ces hameaux déserts, ces campagnes dolentes, ces villes à demi-mortes, il trouvait à présent une beauté à ces misères et un sens à ces pauvretés. Une énergie singulière croissait en lui ; déjà il entrevoyait l’exercice de sa volonté, la dépense de sa force morale comme la source de joies plus vastes et plus rayonnantes : et comme l’athlète qui, dans l’air vide, étire ses muscles en vue du combat prochain, il nourrissait en lui l’obscur désir de s’essayer contre la destinée. Angisèle était d’ailleurs l’agent le plus puissant de cette évolution. Tout ce qui flottait épars sur cette terre de souffrance se résumait en elle et sortait comme un conseil intime de ses gestes graves et de ses yeux pâles et profonds. Rovère la sentait au centre de sa vie, et quand, à certaines heures, il prononçait son nom, il lui semblait ouvrir tout à coup au fond de lui-même la porte d’un sanctuaire où, dès le premier pas, il marchait enveloppé d’une atmosphère surhumaine de pureté.

Souvent il visitait avec elle les pauvres et les malades. Tout enfant Angisèle avait commencé à répandre autour d’elle ses charités. Son âme semblait douée à cet égard d’une orientation mystérieuse. De secrets pressentiments l’avertissaient des lieux où l’on souffrait, elle s’y rendait aussitôt et son apparition soudaine dans les misérables cabanes y apportait la merveille d’un miracle. Cependant le mal singulier qui, depuis quelque temps, la minait, faisait chaque jour des progrès. Elle sentait une grande faiblesse dans tous ses membres et souvent, dans ses promenades avec Rovère, elle était obligée de s’appuyer à son bras pour ne point tomber. Dans ces moments, un léger flot de sang envahissait ses joues ; une flamme étrange passait dans ses yeux, rapide et vive comme un fil de laine qui s’enflamme, puis sa pâleur par degrés devenait effrayante ; et Rovère, à la considérer ainsi fragile et défaite dans ses bras, sentait des sources vives jaillir dans son cœur. Une nuit, ils veillèrent ensemble un mort. C’était un pauvre pêcheur qu’Angisèle secourait depuis de longs mois et qui venait de succomber à la maladie. Dans la pauvre chambre, la flamme des chandeliers projetait sur la muraille l’ombre agrandie du profil rigide. Au pied d’un crucifix, un rameau de buis trempait dans un verre.

Au dehors la nuit était douce et profonde ; dans le cadre de la fenêtre ouverte des étoiles brillaient ; une grande paix flottait sur la plaine et, dans les ténèbres, on entendait venir la mer.

Rovère n’avait pas encore contemplé la mort. De l’humble visage solennisé par l’éternel repos une révélation sortait. Immobile, les yeux fixes, Rovère s’abîmait dans ses pensées et peu à peu il lui semblait descendre dans les cryptes mêmes de sa conscience. Là, à ces profondeurs où n’arrivait plus aucun bruit de la terre, il songeait, les sens soudain investis d’une acuité extraordinaire ; et dans une sorte de dédoublement halluciné, il lui semblait que c’était lui-même qu’il regardait étendu sur le lit mortuaire. Toute sa vie passée lui apparaissait ramenée sous ses yeux dans un tragique panorama, et des souffles mystérieux venus comme de lointains corridors passaient sur la face de son âme.

Tout à coup un léger bruit se fit entendre et il se retourna. Angisèle venait de s’évanouir. Il se précipita sur elle et s’agenouilla pour la soutenir. Elle ouvrit lentement les yeux, mais en apercevant la silhouette funèbre qui se détachait sur la muraille, elle fut prise d’un grand frisson et détourna la tête avec horreur ; puis, brusquement et comme cédant à quelque étrange et irrésistible sommation, elle étreignit Rovère et plongeant ses yeux dans ses yeux demeura immobile ; une pensée passa sur ses traits comme une flamme ; son regard étincela, ses cheveux en désordre se répandirent sur ses épaules, et, ensevelie dans leur ombre, elle chercha la bouche de Rovère pour y écraser la sienne, infiniment…


Angisèle fut ramenée mourante au château.

Une grande crise suivit, pendant laquelle nuit et jour elle délira, et on la crut perdue. Rovère veillait près d’elle, et dans la chambre imprégnée d’éther où les servantes parlaient à voix basse et marchaient à pas étouffés, devant cette forme misérable et dévorée de fièvre allongée sous les couvertures, il sentait toute son âme se dissoudre en amour.

Jamais nul être à nul moment n’avait ainsi creusé en lui des abîmes de tendresse et, songeant à son cœur d’autrefois uniquement sensible à la gloire des sens, il admirait sans la comprendre cette extraordinaire et divine poésie de la Pitié.

Angisèle fut sauvée et revint à la vie, mais en demeurant si faible qu’il semblait que le mal ne lui eût accordé qu’un simple répit. Or, à mesure que la vie revenait dans son corps dévasté, un surprenant changement moral s’accusait en elle. Tous les instincts, murés jusque-là dans le plus sombre in-pace de son âme religieuse, se faisaient jour à la fois et jaillissaient, heureux et libres, à travers son être. C’était comme un retour miraculeux au paradis enfantin ; ses gestes, ses propos, ses pensées avaient l’expansion naïve de l’innocence ; et dans le jardin tiède de sa convalescence son âme souriait, candide, originale et nue !

Quand elle regardait Rovère, ses yeux se remplissaient d’un calme ravissement, et elle se donnait tout entière à l’amour, comme une fleur à la lumière.

Comme on était au commencement de la belle saison, le ciel clément accordait çà et là un azur sans nuages.

Ces jours-là Angisèle faisait porter son fauteuil au soleil. Ses mains diaphanes aux veinules bleues allongées sur les couvertures, elle buvait avec délice l’air chaud aromatisé par les bois ; les rayons qui l’inondaient lui semblaient traverser sa chair ; parfois, d’un geste puéril, elle promenait ses mains dans la lumière, ouvrant et refermant les doigts comme pour retenir la poussière féerique ; et, engourdie de bien-être physique, elle fermait les yeux, voyant tout en or à travers la cloison transparente de ses paupières baissées.

Mais, dès que le soleil déclinant atteignait la cime des bois derrière lesquels il allait disparaître, et que le jour pâlissait, elle devenait triste ; une mélancolie progressive envahissait ses traits. Souvent alors, il lui arrivait de dire à Rovère assis près d’elle :

― Parle-moi des beaux pays où je n’irai jamais. Si tu savais, à travers tes paroles, je vois des choses si belles que je ne songe plus à rien.

Et Rovère disait les villes éclatantes, l’animation des quais, les nobles architectures, les rues fraîches comme des caves, les dalles brûlantes des grandes places désertes, la magnificence des églises, les cortèges, les fêtes, les femmes parées à la promenade, les jardins décorés de blanches statues, les palais de marbre au bord des mers de soie bleue, et surtout l’idéale douceur des nuits transparentes sous un firmament de pierreries.

Angisèle l’écoutait passionnément, murmurant après lui les noms des cités heureuses, comme si elle caressait son âme à leurs sonorités.

Un soir, comme Rovère achevait son récit, il vit son visage se couvrir de larmes qui coulaient silencieusement.

― Qu’as-tu, lui demanda-t-il doucement, et par quels mots inconsidérés ai-je pu t’attrister ainsi, sans le vouloir ?

Angisèle d’abord ne répondit pas ; puis comme si son cœur cédait à l’irrésistible poussée de sentiments longtemps contenue :

― Ah ! Rovère, s’écria-t-elle, pourquoi ai-je vécu dans ce sombre pays, alors qu’ailleurs tout est joie et clarté ! Ici, je n’ai appris que la mort.

― Ne dis point de mal de ton pays, répondit Rovère ; c’est à lui, c’est à sa tristesse que ton âme doit son incomparable beauté.

― Il n’y a de beauté que dans la vie et dans la lumière, et mon âme à moi a vécu dans un sépulcre.

― N’est-ce point ainsi justement que, repliée toute sur elle-même, elle a connu cette exaltation intérieure, ces ivresses de sacrifice, ces ferveurs, ces extases, ces anéantissements qui dépassent mille fois toutes les voluptés de la terre ?

Angisèle secoua la tête et répondit lentement :

― Je le croyais avant de t’avoir connu, mais je me trompais : rien ne dépasse l’amour.

Ils restèrent un moment silencieux.

― Écoute, Angisèle, reprit Rovère, j’ai épuisé, moi, ce que le monde contient de beauté, et j’ai vu que là n’est point le véritable aliment de notre cœur. Il y a dans les choses extérieures une limite [qui comble] qu’atteignent vite nos sens, une sécheresse qui brûle vite notre âme. Les simples plis de ta robe noire m’ont fait sentir et comprendre plus de choses que les plus beaux spectacles de l’univers. As-tu jamais songé d’ailleurs que cette beauté dont tu parles n’est partout et ne peut être que le résultat et le prix d’une douleur ? Oui, tout tend vers la Beauté, tout lutte, tout s’efforce, tout s’épuise pour la réaliser ; mais, comme elle est infinie, ceux-là seuls s’en approchent le plus qui doivent le plus à la Douleur. C’est dans la douleur que tout se crée dans le monde. Crois-moi, l’amour le plus profond n’est pas celui qui jouit, mais celui qui souffre.

― Oh ! Rovère, s’écria Angisèle d’une voix sombre et révoltée, ma mère est morte… ma sœur Véronique est morte… ma sœur Crucifixa est morte… Les larmes aussi brûlent à la fin !… Ne me parle plus, plus jamais, jamais, entends-tu, de la souffrance !

Elle se tut, frémissante.

Pendant qu’ils parlaient ainsi, la nuit était venue. Fleur-de-la-Mer s’était endormie, la tête posée sur les genoux de sa sœur. Comme une fraîcheur montait, Angisèle se pencha doucement pour nouer au cou de l’enfant une écharpe de laine. Tout se confondait dans la chambre autour d’eux ; seuls leurs visages et leurs mains apparaissaient encore vaguement lumineux ; alors, dans l’intimité des ténèbres, Angisèle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Rovère.

Au loin les cors mélancoliques sonnaient toujours dans les bois…

Et ils ne dirent plus rien…


Le temps un moment lumineux et doux s’assombrit ; tout l’horizon se chargea de lourds nuages et la pluie se mit à tomber, lente, monotone, implacable, tissant entre le ciel et la terre un rideau d’indicible tristesse. Alors, toute l’allégresse d’Angisèle tomba et, de nouveau, elle s’abandonna aux plus sombres pensées.

Des jours entiers elle demeurait immobile et morne à regarder l’eau couler sur les vitres, et dans ses yeux creusés de fièvre une haine s’amassait.

Un jour qu’elle paraissait plus triste encore que de coutume, Rovère voulut lui parler.

― Oh ! ne cherche point à me consoler, lui répondit-elle presque durement, tu n’y parviendrais point. Ce ciel affreux me tue, et je n’en puis plus. Je veux partir, je veux que tu m’emmènes dans ces pays ― là-bas ― dont le rêve me hante, dont le désir me ronge.

Et comme Rovère apitoyé se penchait sur elle :

― Oh ! oui ! continua-t-elle en l’enlaçant de ses maigres bras, nerveusement, emmène-moi avec toi… là-bas… Ici, tu ne le vois donc pas… que je vais mourir !… »

Et ils partirent.


D’abord couchée et sans force, elle ne quitta point la chambre qui lui avait été préparée sur le vaisseau ; puis au bout de quelques jours son état s’améliora, et elle voulut qu’on la transportât sur le pont.

À mesure que l’on descendait vers le sud, elle éprouvait dans tout son être une instinctive et douce ivresse. Tout le jour, assise à l’avant, dans des couvertures, elle buvait à longs traits l’air attiédi des mers bleues ; ses yeux nageaient dans la belle lumière, et elle entrait avec extase dans la divine révélation de l’azur !

Parfois il lui arrivait de dire à Rovère :

― La volupté que je ressens à vivre est telle, vois-tu, que ce qui reste en moi de mon âme d’autrefois se demande si vivre ainsi n’est pas un péché !

Au bout du quinzième jour, on signala l’Italie. En entendant prononcer ce nom qui contenait tout son rêve, Angisèle tressaillit, et, penchée à l’avant du vaisseau, elle fixa éperdument l’horizon.

Lentement les côtes apparurent, à peine visibles encore et comme flottantes dans une brume ; puis les lignes se précisèrent et Angisèle aperçut successivement des taches sombres de verdure, des groupes de maisons éparses çà et là, et enfin, dans un lointain violet, au bord d’un golfe doucement arrondi qu’emplissait un peuple de navires et de barques, la ville magnifique et blanche, répandue sur les pentes comme un collier de perles à demi sorti d’un coffret.

Alors elle se serra contre Rovère, et se mit à trembler légèrement dans ses bras, pendant qu’une grande pâleur couvrait ses joues.

Au seuil de son rêve, elle éprouvait le vertige mélancolique du bonheur.

Rovère la conduisit dans son palais. Là, parmi des galeries éclatantes, les salles de marbre, les vestibules ornés de colonnes polies comme des miroirs, les plafonds décorés de nobles peintures, les terrasses aux superbes perspectives, les jardins profonds et délicieux, tout pleins d’eaux jaillissantes, elle promena des journées d’inexprimable ravissement.

La force des sensations qu’elle éprouvait précipitait en elle les flots du sang. Elle vivait dans un paroxysme de joie et il lui semblait que toutes les fibres de son être résonnaient mélodieusement. Baignée de soleil et d’amour, elle s’épanouissait merveilleuse et charmante, et ses traits neutres jusque-là s’exaltaient jusqu’à la rendre belle, comme si la Beauté, dans l’ordre mystérieux de l’univers, n’était que la fixation matérielle du bonheur. Parfois elle s’arrêtait en chemin pour dire à Rovère qui lui parlait :

― Tais-toi… laisse-moi m’écouter vivre !… et dans la façon dont elle appuyait son pied sur le sol il y avait une volupté.

Un soir, comme ils étaient assis sur la terrasse qui descendait vers la mer :

― Rovère, dit Angisèle après un long silence, pourrais-tu m’expliquer, toi qui lis si bien mon cœur, pourquoi ces idées funèbres qui me rendaient autrefois si malheureuse, me laissent ainsi calme à présent ?… oui, calme, ajouta-t-elle, étrangement calme, comme tu le peux juger, et, prenant la main de Rovère elle l’appuya légèrement sur la place où battait presque insensiblement son cœur.

― Pourtant, reprit-elle au bout d’un instant, et sa voix monta avec une grande douceur dans la nuit solennelle et pure, pourtant… jamais je ne me sentis plus près de la mort que ce soir…

Rovère se dressa en frissonnant et la regarda.

Elle souriait, pâle, aux étoiles ; mais ses yeux agrandis de fièvre brûlaient.

L’ombre immense était bleue autour d’eux. Des astres brillaient comme des diamants. Des jardins de la côte venaient des senteurs violentes d’orangers, de jasmins et d’acacias. La mer était noire et silencieuse ; au loin le falot d’une barque de pêcheurs propageait de vague en vague son reflet rouge…

― Écoute, ami, dit Angisèle, en forçant doucement Rovère à se rasseoir près d’elle, ne t’ai-je point confié autrefois ce que je souhaitais le plus au monde ? Ici, j’ai réalisé mon rêve, ne me plains donc pas ; j’ai connu le bonheur, et quelque chose de supérieur et d’irrésistible proclame en moi que c’est là le but de toute vie ; mais cette même voix m’affirme aussi que c’en est le terme. Toute chose l’ayant atteint s’en détache doucement, sa destinée accomplie, et c’est ainsi que je ferai à mon tour, car mon âme a compris la loi, plus claire ici que dans notre triste pays de deuil et de misère, où la pensée de la mort est si cruelle, parce qu’on attend toujours la vie… Oui, ce soir, dans la caresse de ces ténèbres infinies, je m’en irai sans lutte, sans révolte, comme le fruit tombe, comme le parfum s’enfuit, comme l’eau s’écoule. Va, la terre ici est si douce que je m’endormirai sans crainte sur elle, comme naguère Fleur-de-la-Mer s’endormait sur mes genoux…

Rovère l’avait enlacée ; leurs lèvres se joignirent, leurs yeux se fermèrent, et ils restèrent silencieux devant la mer étoilée.


À l’aurore, dans la haute chambre du palais on les trouva, couchés côte à côte, sur un lit de parade.

Et ils étaient nus, et dans leurs mains il y avait des roses.