Œuvres de Albert SamainMercure de France★★★ Contes. Polyphème. Poèmes inachevés (p. 69-110).




HYALIS

LE PETIT FAUNE AUX YEUX BLEUS




C’était un petit faune, né dans les bois de Mycalèse battue par les vents, du commerce d’un ægipan et d’une mortelle. Des particularités, légères encore, dénonçaient la double essence qu’il portait en lui. Il n’avait point la force tumultueuse et violente des dieux des forêts, mais ses membres délicats étaient plus dégagés de la gaine animale ; un poil moins rude et moins touffu couvrait ses cuisses ; ses oreilles aiguës, ses narines fines frémissaient continuellement aux choses ; il avait des gestes jolis ; quand il souriait, ses joues se creusaient légèrement, et l’ingénuité de son visage était alors ravissante ; mais ce qui excitait délicieusement la surprise, c’étaient ses grands yeux de couleur céruléenne, bleus comme le ciel et la mer, et qui promenaient lentement autour d’eux des regards étonnés, doux et lointains, comme les rayons de la première étoile qui brille à l’orient, quand le soleil n’est pas encore couché.

Élevé par les nymphes des bois sacrés qui lui donnèrent le doux nom d’Hyalis, il ne se mêla point aux jeunes chèvre-pieds de son âge. Leurs ébats turbulents lui déplaisaient, et il préférait être seul ; alors il inventait des plaisirs plus conformes à sa nature, et laissait errer parmi les plantes et les bêtes ses curiosités vagabondes. Déjà d’obscurs pressentiments s’éveillaient en lui, et devant ces visages solennels du monde, ― la Nuit, la Solitude ou le Silence, ― un émoi vague le saisissait, et une petite âme indécise montait dans l’eau pâle de ses yeux.

Sans cesse, il variait ses jeux : tantôt, couché à plat ventre dans l’herbe des clairières, il s’amusait à voir les petits insectes sortir de terre, courir très vite, monter et descendre au long des brins frêles, s’aventurer dans le calice d’une fleur, se suspendre au bout d’un fil invisible ; tantôt, penché sur une rivière aux claires ondes, il contemplait le manège indolent ou brusque des poissons vite effarés ; tantôt, ayant capturé quelque beau papillon, il le posait sur le dos de sa main, et regardait avec ravissement les grandes ailes précieuses palpiter lentement au soleil ; ou bien, choisissant quelque coquillage profond et contourné, il l’appuyait contre son oreille, et des heures entières, un vague sourire aux lèvres, il écoutait au fond de la nacre enchantée bruire la mer éternelle.

D’autres fois, avide de mouvement, il s’élançait et tout le jour se fatiguait en courses folles à travers les bois et les vallées. Sa plus grande joie était de rencontrer le centaure Capanède ; car celui-ci, séduit par sa gentillesse, lui proposait toujours de l’emmener avec lui. Brusquement il l’enlevait de terre, et d’un seul coup l’installait sur sa large croupe ; alors, nouant ses petits bras au torse puissant du dieu, Hyalis se laissait emporter ; c’étaient de longs galops torrentueux à travers les plaines et la montagne ; un vent rude frappait son visage ; les arbres du paysage semblaient courir avec lui ; le quadruple bruit des sabots retentissait sur la terre sonore ; un léger effroi suspendait son cœur, et quand tout à coup la course s’arrêtait, il battait des mains et riait aux éclats, les yeux brillants, les joues éclatantes, tout le sang ivre d’espace et de rapidité… Mais le plus souvent un attrait mystérieux le ramenait vers les rivages de la mer. En sortant des forêts ténébreuses ou des vallées profondes, l’immense horizon tout à coup découvert l’envahissait d’une inexprimable allégresse ; tant d’espace entrait dans ses yeux que son âme lui en semblait comme élargie ; il buvait avidement l’air chargé de sel ; et, piaffant des sabots comme un jeune étalon, il entrait, en frémissant, dans les vagues !

Un soir qu’il s’était ainsi attardé sur la grève, il vit des sirènes. C’était par une nuit de plein été tiède et crépusculaire. Du large un chant s’éleva, étrange, irrésistible et triste. L’air devint étouffant et lourd comme si, dans l’ombre, il pleuvait des roses ; les vagues s’allongèrent silencieuses sur le sable ; un grand frisson passa, et toute la mer sembla mourir !…

Les sirènes s’approchaient ; elles s’avancèrent jusqu’à la côte, et Hyalis vit de tout près leurs visages. Surnaturellement belles et pâles, elles souriaient, la face renversée dans leurs cheveux. La douceur de les voir passait tout ce qu’il avait ressenti au monde !… Lentement, avec la nuit, elles se retirèrent ; leur chant s’affaiblit, flotta longtemps encore dans la brise, s’éteignit… Et Hyalis ne devait plus jamais les oublier.


Il grandit, et les forces secrètes de l’âge le rapprochèrent des nymphes qui peuplaient les bois d’alentour. Sous l’aiguillon de l’antique désir, il s’émut des toisons rousses qui luisaient derrière les arbres, poursuivit les dryades qui riaient dans les feuilles, guetta les grasses naïades vautrées dans la terre molle autour des étangs et qui disparaissaient soudain dans un cliquetis de roseaux entrechoqués…

Fidèle à son origine, il apporta d’abord à ces jeux une fougue passionnée ; il connut les faciles étreintes, le mélange ardent des corps, les chairs foulées comme le raisin d’automne dans les cuves ; mais, en de tels transports, le sang qu’il tenait de son père était seul satisfait, et il traînait à travers ces rapides plaisirs une âme inquiète et mal rassasiée.

Pourtant les nymphes lui étaient accueillantes, et plus d’une, le soir, rôdait vers lui. Mylitta était celle qu’il recherchait de préférence. Il aimait son rire clair comme le bruit des fontaines et sa grâce légère de jeune faon. Souvent il lui apportait des coquillages, des plumes d’oiseaux rares, des fleurs cueillies tout en haut des montagnes, des rayons de miel doré, et, dans l’herbe odorante et chaude des après-midi, il goûtait avidement le plaisir de son corps. Mais Mylitta différait trop peu de ses sœurs. Rieuse et brûlante, elle s’abandonnait à tous. Hyalis voulut le lui reprocher, mais il sentit aussitôt qu’elle ne le comprenait point, et il cessa de se plaire avec elle.

En même temps un secret dégoût lui venait de ses jouissances ; leur monotonie pesait à son cœur, et, vaguement anxieux, il implorait une caresse inconnue. Alors, parfois, il lui arrivait en chemin d’attirer brusquement à lui quelque rose lourde, quelque lis violent, et d’y écraser éperdument sa bouche ; ou bien il s’en allait vers la mer, et, de loin, dans le vent nocturne, il respirait les sirènes…

Et il souffrait ainsi mystérieusement ; car ses lèvres étaient solitaires.

Souvent il allait converser avec le sage Glaucos, le vieux porcher du fermier Lycophron ; il préférait ces graves entretiens aux bruyantes gaietés des satyres. Glaucos, qui possédait autrefois de grands biens dans la superbe Sidon, avait été pris par des pirates au cours d’un de ses longs voyages, et rien ne lui restait de ses anciennes richesses.

À travers ces fortunes diverses, il s’était mieux connu ; chargé de jours, il amassait la sagesse, et les paroles inspirées coulaient comme une huile onctueuse sur sa barbe vénérable. Souvent il disait à Hyalis :

― Ô mon fils, j’ai beaucoup vécu, et j’ai appris que la première loi du monde est la conformité des êtres à leur destinée. Souvent je pense à toi ; l’âme qui regarde par tes yeux n’est point celle d’un faune, et je crains qu’il ne t’en arrive malheur.

― Et vous, Glaucos, êtes-vous heureux ? demandait Hyalis.

― Je le suis.

― Pourtant étiez-vous né pour être le porcher du grossier Lycophron ?

― Ô Hyalis, tu ne peux comprendre encore. Certes, je fus autrefois riche et puissant, mais, avant tout, j’étais né pour être libre dans ma pensée et dans mon cœur, et jamais je ne le fus davantage que dans cette humble condition, où, de l’aube au couchant, je m’appartiens tout entier. »

Glaucos excellait aussi à raconter l’histoire des dieux et des héros, et le petit faune ne se lassait point de l’entendre. Sans cesse il lui redemandait les mêmes récits.

Le vieillard disait la naissance d’Apollon dans Délos la pierreuse ; les larcins plaisants du fils de Maïa ; la descente d’Aristée chez les Océanides dans les grottes merveilleuses de corail et d’émeraude ; les courses d’Io à travers l’Asie ; Cypris couronnée de violettes et portée sur une écume d’or, et les grands Dioscures, à qui l’on sacrifie des agneaux blancs du haut de la poupe, Castor, dompteur de coursiers, et l’irréprochable Pollux, et leur sœur la divine Hélène.

Il disait aussi la terre généreuse, dispensatrice des douces richesses, l’Océan, père des choses, le retour des saisons, les arbres féconds en fruits, les champs, les moissons, les troupeaux, les travaux du fer et du bois, et les belles cités qu’emplit le murmure des hommes.

Hyalis ne comprenait qu’imparfaitement les paroles du vieillard. Assis à terre à ses pieds, il l’interrogeait, lui faisait de timides questions ; Glaucos répondait complaisamment ; les récits s’enchaînaient aux récits ; et souvent la lune découpait leurs ombres immobiles sur l’herbe des prairies silencieuses.

Mille pensées confuses s’éveillaient ainsi dans l’esprit du faune, et une pâle conscience se levait dans son âme, comme le premier rayon de l’aube qui court sur la cime argentée des vagues.

À mesure qu’il grandissait, un instinct plus impérieux le poussait vers les habitations humaines. Dès l’aurore, il sortait de l’épaisseur des bois, et s’en allait vers les campagnes, où, de métairie en métairie, se répondaient les coqs sonores. À pas lents il errait à travers les cultures qui paraient la terre de régulières couleurs ; longeant les champs de maïs, de seigle, d’avoine, il assistait de loin aux travaux des hommes.

Parfois, glissant jusqu’aux limites des villages, il s’approchait de la demeure du forgeron toujours retentissante du bruit des marteaux sur l’enclume ; il aimait surtout à voir ferrer les chevaux ; sur le sabot haut levé, qu’il taillait d’abord à coups de ciseau, l’ouvrier aux bras nus appliquait avec des tenailles le fer rougi au feu ; une âcre vapeur de corne brûlée se répandait dans l’air, et le cheval inquiet tournait la tête.

D’autres fois il s’arrêtait de loin devant l’atelier du potier, et ses yeux ne pouvaient se détacher de la roue rapide où l’artisan formait à son gré de l’argile informe et docile des vases harmonieux.

Mais rien n’égalait son émotion quand il pénétrait dans les temples. Ceux qui étaient consacrés aux Olympiens, à Apollon, à Diane, à Neptune, l’impressionnaient surtout. La majesté des proportions, la noblesse des pierres, le silence sacré des lieux, tout l’envahissait d’admiration ; et quand, s’avançant jusqu’au fond du sanctuaire désert, où flottait encore après les sacrifices l’odeur des parfums brûlés, il apercevait, dressée dans la pénombre, la haute image de l’Immortel, avec son visage de marbre et ses yeux de pierres précieuses, la stupeur frappait ses membres ; sa poitrine haletait, et il sentait avec un trouble magnifique descendre dans son âme l’âme supérieure des Grands Dieux.

Ces jours-là, à l’heure où l’ombre des arbres s’allonge, et où le soleil couchant invite les laboureurs à délier les bœufs, il restait longtemps, assis sur une borne, à voir les lumières s’allumer dans la vallée, et c’était avec une indicible mélancolie qu’il regagnait les forêts pleines de ténèbres. La nuit, il évitait les clairières où s’ébattaient les chœurs des chèvre-pieds et des satyres, et il passait vite devant les grottes obscures, d’où s’échappaient des rires lascifs ; parfois quelque dryade, qu’excitait l’étrangeté fameuse de ses yeux d’azur, saisissait son bras au passage, l’attirait vers elle. Pendant un instant, les souffles de la nuit, l’haleine âcre de la lourde chevelure qui l’inondait, et aussi les conseils obscurs du sang, le faisaient s’arrêter ; puis, brusquement, il repoussait la dryade, et, comme pris de honte, il courait laver à la fontaine voisine l’empreinte encore brûlante de ses doigts sur son bras. Alors, quittant les marécages impurs et les tièdes bas-fonds, il gagnait la montagne et s’avançait jusqu’à la pointe extrême du promontoire, qui dominait au loin les flots.

Là, s’étendant dans l’herbe froide de rosée, il renversait la tête…

La nuit était auguste sur les hauteurs. Tout autour de lui la voûte sombre du firmament s’arrondissait ; en bas, sur la plage sablonneuse, la mer amenait et ramenait ses vagues avec un murmure puissant et monotone ; au-dessus de sa tête, les étoiles innombrables scintillaient, suspendues et comme prêtes à tomber dans ses yeux. L’âme de la terre maternelle et des cieux divins se confondait en lui ; une extase magnanime gonflait son sein, et il vivait ainsi des heures inexprimables, silencieux, immobile et enivré !


Vers cette époque, dans la saison heureuse où la terre est lourde de feuilles et de fleurs, errant un soir à travers un bois de sycomores qui entourait le temple de Latone, il aperçut derrière la haie fleurie d’un riant jardin Nyza la blanche, la fille chérie de Xylaos, le vénérable prêtre d’Apollon.

Debout près d’une vasque de marbre écaillée et verdissante, elle jetait du pain à ses colombes ; les oiseaux familiers volaient autour d’elle, cherchaient les miettes jusque sous ses pieds, se posaient sur sa main, sur son épaule, et Nyza s’avançait ainsi, un vague sourire aux lèvres, dans une douce palpitation d’ailes blanches.

Hyalis s’était arrêté brusquement, saisi par la merveille d’une beauté qu’il n’avait point soupçonnée encore. Nyza était vêtue d’une longue tunique safran pâle qui, soulevée à peine au double renflement de ses jeunes seins, tombait à plis droits sur ses pieds chaussés de sandales bleues. Ses cheveux blonds comme l’avoine mûrissante, pressés sur son front d’une bandelette d’argent, coulaient en ondes égales au long de ses joues minces et se relevaient par derrière en un chignon haut dressé. Tout en elle était svelte et mélodieux. Sa tête petite se balançait sur un long col flexible. Une grâce légère et subtile comme un parfum était répandue dans tous ses mouvements ; dans la façon d’abaisser lentement les paupières, il y avait une pudeur sacrée, et son sourire était suave comme une rose.

Après avoir erré quelque temps dans le jardin, et rafraîchi d’une eau pure ses fleurs languissantes, elle rentra lentement dans la maison.

Quand elle eut disparu, Hyalis eut l’impression que le jour perdait subitement tout son éclat, et il demeura longtemps à la même place, le cœur étouffé jusqu’à la tristesse sous une sensation trop douce.

Le lendemain et les jours suivants, il revint vers le jardin de Xylaos, et, caché dans un buisson voisin, il épia la présence de Nyza.

Presque chaque jour il parvint à la voir ; tantôt assise près d’une corbeille pleine de laines de Milet aux éclatantes couleurs, elle brodait de riches tissus ; tantôt elle pétrissait les gâteaux sacrés qu’elle parfumait du suc rouge des baies de myrte ; tantôt elle étendait sur l’herbe fine les linges éblouissants lavés à la rivière par les servantes. D’autres jours, ― et ce spectacle surtout ravissait Hyalis, ― penchée vers la petite Callidice, la fille d’Agathoclès, le riche fermier voisin, elle lui enseignait les hymnes et les danses sacrées. Tenant l’enfant par les mains, elle lui faisait lever et abaisser les bras en cadence, et décomposait l’entrelacement compliqué des pas. Callidice, inhabile encore, l’imitait. Ensemble elles tournaient, d’abord lentement, puis plus vite ; le vent soulevait leurs tuniques légères derrière elles, et découvrait leurs pieds emmêlés. Souvent Callidice, trahissant la mesure, s’arrêtait trop tard ou faisait un faux pas ; alors un double rire emplissait le jardin de son éclat sonore.

Hyalis ne se rassasiait point de ces gracieux tableaux, et il maudissait souvent les passants dont l’approche soudaine le forçait à fuir.

D’abord il voulut garder en lui-même le secret de ses sentiments ; mais il ne tarda pas à se trahir par d’inconscients aveux ; ses brusques rougeurs, ses yeux légèrement égarés, son excessive sauvagerie, ses allures insolites ne révélaient que trop la confusion de son âme, et il répandait son cœur autour de lui, comme un enfant qui porte un vase trop plein.

D’ailleurs, une force secrète le poussait à parler, et il ne put s’empêcher de confier son trouble au sage Glaucos.

― Ô mon fils, lui dit le vieillard, j’ai connu, moi aussi, la fièvre qui t’agite, et les femmes de Sidon ont reçu de moi de riches présents. Rien n’échappe sur la terre au pouvoir d’Éros, et ses traits les plus cruels sont ceux qu’il plante dans les cœurs magnanimes. Certes, je te vois sur une route pleine de dangers. Ah ! que ne te complais-tu parmi les nymphes ! Jadis tu me parlais de Mylitta, maintenant, jamais plus son nom ne revient dans tes discours.

Et comme Hyalis ne répondait point, les yeux fixés au sol :

― Ah ! je le vois, fit Glaucos en secouant la tête, tu les méprises à présent. Ingrat enfant, quelle mortelle te donnera plus de joie et se montrera aussi complaisante à tes désirs ? Mais il faut que ta destinée s’accomplisse ; tu as vu la fille de Xylaos, et c’est par l’amour que tu monteras à la douleur.

La voix du vieillard avait un tremblement solennel en prononçant ces dernières paroles ; et, prenant la tête d’Hyalis entre ses mains, il fit descendre en lui un regard long et pénétrant, et gravement posa ses lèvres sur son front.

À présent Hyalis sentait chaque jour des sentiments inexplicables s’éveiller en lui ; une conscience de lui-même lui venait ; au lieu d’appartenir tout entier aux impressions mobiles et changeantes des choses, il tissait entre le monde et lui les fils multiples de sa propre pensée toujours occupée de Nyza, et il vivait au centre de lui-même, comme la chenille fileuse dans sa coque dorée.

Quand il pensait secrètement à elle, une langueur coulait dans ses membres, pénétrait ses os ; son âme était heureuse, et ses lèvres spontanément souriaient, comme une fleur s’ouvre.

L’onde unie des mares l’attirait ; sans cesse il éprouvait le besoin d’y refléter son visage ; mais en même temps sa propre image, fidèlement renvoyée, lui causait un malaise indéfinissable ; brusquement il se reculait, et, d’un rameau violemment agité, il troublait jusqu’au fond l’eau mystérieuse.

Au risque de se faire découvrir, il multipliait les occasions de revoir le jardin de Nyza ; même en son absence, la vue des lieux où elle passait sa vie lui était douce.

Un soir, qu’il s’était ainsi aventuré, il fut tout étonné de la trouver encore là. Debout entre les colonnes du portique, elle regardait la lune rose se lever au fond des vergers. Son père vénérable était assis près d’elle sur le banc de marbre héréditaire, et respirait la fraîcheur du crépuscule, la joue appuyée sur sa main.

Tous deux étaient silencieux, et l’on n’entendait d’autre bruit que le filet murmurant de la vasque et le cri intermittent d’un oiseau… Longtemps ils demeurèrent ainsi ; les ténèbres avaient noyé le jardin, et les choses prenaient autour d’eux la solennité de l’ombre.

Quand la lune, arrivée au tiers de sa course, baigna tout l’horizon de sa molle clarté, doucement, sans effort, comme une barque qui s’éloigne de la rive, Nyza se mit à chanter. D’abord sa voix trembla, incertaine et frêle, comme si elle allait se briser, puis peu à peu elle se déroula en ondes plus amples, pour s’élancer enfin, vibrante et pure, dans le silence étonné de la nuit.

Hyalis, fasciné, contemplait la vierge. Un rayon bleu descendait sur elle, et suivait son profil d’une ligne lumineuse ; ses bras et son cou semblaient de Marbre ; dans son visage immobile, ses lèvres seules frémissaient ; et ses yeux, levés au ciel, nageaient comme dans une extase d’argent. Elle descendit le degré du seuil, s’avança, fit quelques pas dans le jardin.

Hyalis entendait le bruit imperceptible des petits graviers que sa tunique entraînait au passage, et chaque tintement des bracelets qui jouaient à ses poignets résonnait dans son propre cœur.

Engourdi de bonheur, il ne songeait plus à rien. Tout à coup, Nyza, qui gagnait le fond de l’enclos, aperçut, nettement découpée sur le sol, l’ombre aiguë de ses cornes ; en même temps elle vit deux yeux briller dans l’ombre, et, saisie d’épouvante, elle poussa un grand cri et s’enfuit vers la maison…

Hyalis s’en revint, désespéré.

Il comprenait maintenant qu’un abîme le séparait de la fille de Xylaos ; toute la nuit, il erra à travers les halliers. Des mains, dans l’ombre, déchiraient son cœur, et les paroles de Glaucos, éclairées d’une étrange lumière, remontaient dans sa mémoire.

Il cherchait à arracher de son âme la pensée qui l’obsédait, mais ses efforts étaient vains, et d’elles-mêmes ses idées retournaient à la souffrance.

Il nourrissait maintenant son chagrin du meilleur de lui-même, s’exilant de préférence dans les lieux les plus sauvages. Là, des heures entières, avec un accent suppliant, il appelait « Nyza ! Nyza ! » Sa voix, plus sonore dans la solitude, semblait multiplier son désespoir, et cette illusion, dans sa détresse, n’était pas sans charme. Un agneau abandonné, qu’il avait recueilli et qu’il aimait tendrement, l’accompagnait toujours dans ses courses ; sa présence animée et légère ― car il s’écartait sans cesse et revenait en courant ― la grâce familière avec laquelle il se dressait vers sa main, ses menus ébats détournaient un instant Hyalis de sa tristesse ; parfois, quand son cœur débordait de peine, il le prenait dans ses bras, le serrait contre sa poitrine, pressait sur sa bouche la petite tête frisée aux yeux doux ; et il se sentait un instant consolé.


Un jour qu’étendu dans les bruyères roussies il regardait au loin la mer sombre brûler au soleil, Ydragone, la magicienne, le toucha à l’épaule. Ydragone était fameuse entre les pythonisses. Elle pouvait par ses philtres détourner le cours des astres, faire émigrer l’âme des métaux ; et ses enchantements commandaient aux ombres.

― Que fais-tu là ? lui dit-elle.

― Ne le sais-tu point, toi qui connais toutes choses ?

― Certes, je le sais ; mais Nyza, la fille de Xylaos, ne s’en doute guère.

― Oh ! écoute, s’écria-t-il, et, par pitié, explique-moi ce que j’éprouve ; c’est comme un désir de ne plus sentir, de ne plus voir, de ne plus penser, de ne plus être moi-même enfin. Réponds, ne serait-ce pas là ce que les hommes appellent la mort ? Ô Ydragone, ne pourrais-tu me procurer la mort ?

Et il leva vers elle une face lamentable où ses yeux enfoncés brûlaient comme des charbons.

― En vérité, fit-elle, ce que tu demandes est impossible, car tu n’ignores point que le sang de l’Ægipan coule dans tes veines, et que c’est le sang immortel d’un dieu.

― Pourtant, tes philtres sont si puissants ! murmura le faune d’une voix suppliante.

― Écoute, ta douleur m’a émue, et je veux bien tenter sur toi l’effet de mes enchantements. Auparavant, il faut t’engager à m’apporter quelque chose à quoi tu sois attaché, tiens, cet agneau, par exemple. »

Hyalis tressaillit, la petite bête léchait doucement ses doigts.

― Je te l’apporterai, dit-il.

― En outre, sache que, pour attaquer ton essence divine, je serai obligée d’employer des poisons terribles. Ô Hyalis, tu souffriras horriblement !

― Qu’importe ! je serai chez toi cette nuit.


L’antre de la magicienne était situé au cœur de la montagne.

Tout au fond d’un cirque de roches aux formes monstrueuses, des arbres vénéneux réfléchissaient dans une eau lourde et plate des ombres qu’on eût dites éternelles. Des vipères se tordaient dans l’herbe noire, grouillaient en nœuds, et des bêtes hideuses sortaient lentement de la mare et clapotaient dans la vase avec un bruit sec d’écailles, en agitant des pattes multiples et velues. Une odeur de pourriture traînait dans l’air et la flamme de la torche haletait.

Au milieu de la nuit Hyalis s’avança. Son visage était livide, mais ses yeux résolus brillaient d’un éclat insolite.

Comme il allait franchir le seuil de la grotte, un grand oiseau chauve à face humaine, au ventre gras et rose, secoua deux ailes lourdes et poussiéreuses, et l’appela trois fois par son nom.

La pâleur d’Hyalis devint effrayante, et il s’arrêta, frissonnant ; mais Ydragone apparut, et il n’osa point reculer.

― Tu vois, lui dit-elle, en lui montrant une cuve d’où sortaient d’épaisses fumées, j’achève de préparer ton philtre. As-tu pensé à ce que je t’ai demandé ? »

Hyalis, sans répondre, tendit l’agneau.

La magicienne le prit, l’étendit sur une pierre, la tête pendante au-dessus de la cuve, et saisit un large couteau. L’agneau bêla doucement, et Hyalis ferma les yeux.

Bientôt une étrange vapeur se répandit, et la grotte tout entière devint rouge, du rouge magnifique et terrible du sang.

― Tiens, dit Ydragone, en s’avançant vers le faune, et elle lui présenta une coupe où fumait un liquide noirâtre. Or, ajouta-t-elle, écoute-moi bien et fixe mes paroles en ton esprit. Quand la lune prochaine aura à son tour accompli sa carrière, le même jour, à la même heure qu’aujourd’hui, tu mourras. Bois. »

Et Hyalis prit la coupe et la vida.

Mais aussitôt il tomba à la renverse, en poussant un cri effrayant.

Il lui semblait que du feu venait de se répandre en lui, coulait dans ses veines, mordait ses fibres, attaquait ses os. Ses membres se contractaient, se tordaient, comme des brindilles sèches dans la flamme. Il se roulait à terre, s’arrachant avec les ongles des lambeaux de chair et des touffes de poils ; et sa souffrance paraissait si atroce qu’Ydragone elle-même en pâlissait.

Brusquement, il se roidit, demeura immobile ; alors, la magicienne lui versa quelques gouttes subtiles.

Il rouvrit les yeux, respira longuement, se leva…

Comme un bois à l’aube où les oiseaux réveillés font entendre tous à la fois mille cris joyeux, son âme frémissait en tous sens, agitée de sentiments confus.

Il fit quelques pas en tâtonnant ; ses mains rencontrèrent la dépouille de l’agneau, et il porta vivement à ses lèvres la laine tiède et bouclée. Alors une sensation étrange monta du fond de son être, comme une lame irrésistible qui vient du large et court se briser sur le rivage. Sa poitrine se gonfla coup sur coup de soupirs saccadés, et soudain, de ses yeux brûlés, une eau mystérieuse jaillit, tomba à larges gouttes sur son chagrin, comme une pluie rafraîchissante sur l’herbe fanée des prairies ; et, plein d’un étonnement délicieux, il murmura :

― Les dieux ne connaissent pas la douceur de pleurer.

À partir de ce jour, son existence se modifia singulièrement. La pensée qu’il ne porterait plus longtemps ses peines en atténua sensiblement l’acuité.

Comme un homme placé sur le bord d’un fleuve en admire mieux le cours majestueux que celui qui nage au milieu du courant, ainsi Hyalis, moins étroitement lié à la vie obscure des eaux et des bois, embrassait avec plus d’ampleur l’ordre et les lois du vaste univers, et tirait de sa contemplation des impressions plus profondes.

À présent, le rythme éternel du monde, le cours silencieux des astres, la mer mobile et infinie, les feux argentés de la nuit succédant à l’éclat du jour, la beauté partout éparse dans les êtres, depuis le hennissement des étalons cabrés jusqu’au vol effilé des hirondelles, tout l’emplissait d’un ravissement confus.

En outre, le poison d’Ydragone, poursuivant sa marche sûre, attaquait sourdement ses forces ; et son âme, moins nourrie des énergies du sang, s’inclinait avec une sympathie secrète vers les formes de la vie où il percevait un déclin. L’agonie d’un lent crépuscule, la fatigue d’une fleur qui se penchait entre ses doigts propageaient sur sa sensibilité plus fine des frémissements exquis, et il approfondissait chaque jour avec un charme plus nuancé le mystère émouvant de vivre.

Comme il regardait de loin, un soir, un cortège de funérailles, la pâleur des femmes sous leur long voile, l’éclat douloureux de leurs yeux, la lenteur morne des chants funèbres, le prirent soudain d’une étreinte si doucement poignante qu’elle ressemblait à une volupté ; et il se dit, pensif :

― Les dieux ne connaissent point la beauté de la mort.

Cependant, plus que jamais, il songeait à la fille de Xylaos, mais ses sentiments à cet égard s’étaient aussi transformés. La pensée que c’était à cause d’elle qu’il allait perdre la lumière et qu’il faisait ainsi le don même de son être illuminait en lui des profondeurs ; et, par là, le regret de quitter la terre et la joie de souffrir pour Nyza formaient en son cœur un mélange d’une saveur triste et passionnée, où il goûtait d’inexprimables douceurs.


Cependant la lune nouvelle était sur le point d’achever sa carrière, et le terme assigné par la magicienne était arrivé.

Comme un homme qui part pour un long voyage rassemble ce qu’il doit emporter, Hyalis passa la journée à évoquer dans sa mémoire les heures les plus chères ; il se souvenait de ses jeux puérils, des entretiens avec Glaucos, des dryades, des grands bois et de la mer ; et des détails insignifiants, remontant brusquement dans sa mémoire, le touchaient plus que tout le reste. Il regarda le dernier soir tomber sur le jardin de Xylaos, sur le verger que bordait un rideau de peupliers à la cime d’argent, sur la vasque écaillée et verdissante où les colombes se posaient pour s’envoler ensuite sur le toit, sur les allées de sable fin où s’imprimaient légèrement les pas menus de Nyza.

Peu à peu les choses s’effacèrent, les derniers bruits du jour se firent plus espacés… La nuit était venue.

Là-bas, la maison dressait sa façade pâle et ses colonnes que reliaient des guirlandes de feuillages. Hyalis franchit la haie et s’avança dans les ténèbres. L’odeur des fleurs, qu’une pluie récente avait ranimées, s’exhalait autour de lui, plus pénétrante, et, par moments, il s’arrêtait pour respirer longuement. Comme il marchait ainsi, suspendant ses pas avec précaution, un objet qu’il heurta du pied dans l’ombre faillit le faire trébucher.

Il se baissa et reconnut la corde aux poignées de buis que la petite Callidice avait oubliée là tout à l’heure, et, soudain, il se rappela les gentillesses de l’enfant, ses courses dans le jardin sous la corde agilement tournée, et sa joie bruyante quand Nyza consentait à jouer aussi, et la faisait danser avec elle, les bras noués à sa taille. Ce souvenir des heures lointaines l’atteignit au plus tendre de son cœur, et il appuya silencieusement sur ses lèvres les poignées de buis polies par les mains charmantes.

Il était parvenu maintenant au portique, où les serviteurs dormaient. Il s’arrêta, un bras appuyé sur une colonne, et tendit le cou dans les ténèbres. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine, et des gouttes de sueur coulaient lentement sur son torse et dans le creux de son dos.

Il écouta : des tourterelles près de lui se mirent à roucouler, puis se turent ; les feuillages du jardin remuèrent avec un long murmure.

Alors, domptant l’hésitation qui faisait plier ses genoux, il franchit le seuil et se dirigea en tâtonnant vers une faible lumière qui filtrait entre des tentures rapprochées.

Il écarta les draperies et pencha la tête.

C’était la chambre de Nyza. Une lampe de cuivre en forme d’oiseau y répandait une pâle clarté. Au fond, sur un lit de cèdre, incrusté de lames d’ivoire, la vierge reposait.

Hyalis s’était avancé et la considérait. Devant ce front poli, devant ces yeux scellés par le sommeil, une émotion surnaturelle l’agitait, et la chambre, autour de lui, s’emplissait de divinité. Alors, frissonnant et pâle, il se pencha sur ce visage et de tout près l’examina. Un sang rose et comme lumineux transparaissait sous l’épiderme ; les veines traçaient un lacis bleuâtre sur la cloison fine des tempes ; une mèche légère et que le moindre souffle faisait trembler caressait la joue ; d’imperceptibles frémissements passaient sur les traits immobiles, comme ces rides qu’une haleine d’été propage sur la surface unie des eaux ; et, par moments, l’ombre furtive d’une sensation tirait les lèvres, rapprochait les sourcils, fronçait les ailes du nez délicat.

Mais ce qui faisait fondre le cœur d’Hyalis, c’était l’ombre frangée des longs cils sur la joue, et, derrière l’oreille bien ciselée, la lisière ambrée de la chevelure, de la chevelure odorante et mystérieuse comme les forêts.

À tenir ainsi sous son regard celle qu’il n’avait jamais approchée jusque-là, il éprouvait comme un vertige, et des espaces immenses de pensée apparaissaient, se succédaient en lui, comme aux yeux de l’aigle les paysages qu’il domine de son vol.

Il s’inclina encore ; un souffle, faible et pur, passa sur son visage, et il frissonna ; c’était la respiration de la vierge endormie.

À intervalles réguliers sa blanche poitrine se soulevait, s’abaissait, et il semblait à Hyalis qu’il s’unissait maintenant à elle, qu’il prenait une parcelle de l’âme divine répandue dans son corps, qu’il accordait le rythme de sa propre vie au rythme de la vie adorée.

La bouche exquise s’entrouvrait dans l’ombre comme un fruit.

Alors, poussé par l’irrésistible désir, il approcha ses lèvres des lèvres de Nyza, le plus légèrement qu’il put, jusqu’à les toucher, sans qu’elle s’éveillât, d’un contact presque immatériel.

Puis il resta ainsi immobile et ferma les yeux…

Une infinie douceur coula dans ses membres ; en même temps il lui sembla que son cœur s’élargissait, devenait vaste, splendide et bleu comme le firmament des nuits d’été, et mille étoiles, traçant en tous sens des courbes d’or, y défaillaient….

L’heure était venue ; le poison d’Ydragone avait atteint en lui les sources mêmes de l’être. Un froid glacé l’enveloppa. Comme une urne plongée dans l’eau, son âme s’emplit rapidement de croissantes ténèbres, il poussa un long soupir, et sa tête, toujours suspendue au souffle de la vierge, glissa sans bruit sur l’oreiller.

Ainsi mourut d’amour Hyalis de Mycalèse, le petit faune aux yeux bleus.