Rouletabille chez les bohémiens/10/V

V. — Où l’on se retrouve à Lavardens pour une cérémonie qui ne surprendra personne

Quand ils ne se disputaient pas, ces jeunes gens s’embrassaient. Jean était si heureux de ce qu’il venait d’apprendre et ses petites affaires personnelles prenaient décidément une si charmante tournure qu’il embrassa Rouletabille à l’étouffer:

— Tu es le plus noble des amis !

— Pourquoi le plus noble ? protesta doucement Rouletabille en se dégageant. Je suis ton ami, voilà tout !

— Voilà tout ! mot sublime !… pontifia Santierne en s’essuyant les yeux… Eh bien, maintenant, je vais te le dire…

— Ne me le dis pas !… fit le reporter en lui ouvrant la porte… Tu n’as plus rien à me dire… Odette t’attend !… Va la rejoindre… Embrasse-la de ma part… et adieu !

— Comment, adieu !… Tu ne viendras pas à Lavardens !… Toi, Rouletabille, tu n’assisteras pas à la cérémonie ?…

— Mon vieux !… je veux aller me reposer quelque part… dans les environs… en Amérique…

— Si tu fais jamais ça… de partir pour l’Amérique avant que nous soyons mariés, eh bien !…

— Eh bien, quoi ?

— Eh bien, je croirai… Non ! je ne croirai pas… reprit-il tout à coup en voyant se dresser devant lui un Rouletabille d’une pâleur inquiétante… mais reste ! supplia-t-il…

— C’est bon; fit Rouletabille qui lui tendit une main glacée… je resterai…

Jean se sauva avec une dernière accolade à Rouletabille, que celui-ci reçut cette fois sans broncher et sans la rendre…

« Je resterai, puisqu’il leur faut encore ça ! »

Et il referma sa porte, se rejeta dans son fauteuil, ralluma sa pipe :

— Il est bien gentil !… fit-il tout haut… Elle aussi, elle est bien gentille !… ça fera un gentil petit couple !…

À ce moment, la porte se rouvrit et un Jean, complètement affolé se précipita :

— Rouletabille ! elle est là !…

— Qui ? Odette ?

— Mais non, Callista… Callista est revenue !

— Ah ! ce n’est que ça ! fit le reporter en se laissant retomber sur son fauteuil… je le savais !…

— Comment, tu le savais et tu ne me le disais pas ?… Mais Callista ne peut être revenue à Paris que dans les pires intentions…

— Il y a des chances ! fit Rouletabille… mais tranquillise-toi, mon cher Jean… je me suis arrangé pour qu’elle n’y revienne pas seule, à Paris !… Cette pauvre Callista, elle aurait pu s’y ennuyer !…

— Et alors ?

— Quoi ? et alors ?… C’est tout !… Ne t’occupe pas du chapeau de la petite !… Ou plutôt emmène Odette tout de suite à Lavardens et marie-toi bien tranquillement !

— Je ne serai tranquille que si tu nous accompagnes !

— Eh bien, je vous accompagnerai ! là, es-tu content ?

— Odette aussi sera bien contente ! Mais dis-moi, Callista, réellement, tu ne crains rien ?

Rouletabille haussa les épaules…

— Aussitôt que j’ai su que Callista était arrivée à Paris (et je l’y attendais), je me suis arrangé pour qu’Andréa la rejoignît ! Il est arrivé ce matin, Andréa ! Il a déjà le grappin dessus, et je te prie de croire qu’il ne le lâchera pas !…

— Ah ! Rouletabille ! Rouletabille !… Tu penses toujours à tout !… Comment pourrai-je reconnaître jamais ?… Tiens, mon vieux Rouletabille, si jamais la Pieuvre t’embête — car c’est une idée fixe que j’ai qu’elle voudra se venger de la désinvolture avec laquelle tu as abusé de sa personnalité à Innsbruck et à Sever-Turn…

— Comme tu t’exprimes bien ! Abuser de sa personnalité !…

— Tu blagues !… Eh bien, fais-moi signe ! et tu verras si je serai un peu là !…

— Je n’en attendais pas moins de ta part, mon vieux Jean ! Je compte sur toi !… Enfer et mastic ! La Pieuvre n’a qu’à bien se tenir !…

… Et c’est quelques jours plus tard, dans la chapelle de Lavardens, trop petite pour contenir les amis qui y étaient venus sans avoir été invités, de bons vieux amis de la Camargue et de la Crau et du pays d’Arles, qu’eut lieu le mariage de Jean et d’Odette…

Tous les guardians des mas environnants et les pêcheurs des Saintes-Maries avaient tenu à apporter leurs vœux à la demoiselle du Viei Castou Nou qu’ils avaient vue courir si petite, accrochée à la crinière des poulains lâchés dans les sorgues… Quelques-uns se rappelaient que, dans ce temps-là, ce n’était pas un jeune homme de la ville qui l’accompagnait dans ses randonnées… Toutefois, le nom d’Hubert ne fut pas prononcé. Il y a des petites fées qui ne sont point faites pour le nez de certaines gens !… C’est très risqué de vouloir chevaucher derrière elles, hors de son marécage !… Il y a toujours quelque part un marécage qui vous prend et qui vous garde !… Il y a, quelque part, la chanson d’un grand troubadour qui dit cela à peu près :

« J’aime l’espace et je suis enchaîné ; dans les roseaux je vais nu-pieds ; l’amour est dieu et l’amour pêche ; tout enthousiasme, après l’action, est désappointé ! »

Ce Jean de Santierne est vraiment un joli parti… Il y a loin d’un valet de bestiaux à un garçon comme celui-là, si élégant, si fin et si riche, ma chère !… Je comprends que l’on soit fière à son bras ! Regardez passer Odette, messieurs !… Aujourd’hui, partout, du mas à l’église, chante le poète, les petits oiseaux de l’avenue ne la reconnaissent plus sous son blanc vêtement. « Quelle est cette petite sorcière ? » se disent-ils, et, tout effrayés, ils se méfient, puis, en l’épiant mieux, ils ils se ravisent et vont la saluer de leurs joyeux pépiements…

Donc Jean et Odette se sont mariés bien tranquillement. Bien tranquillement, est-ce possible ? Oui… parce que, évidemment, Rouletabille avait tout prévu et qu’il avait attaché Andréa à Callista ; car, dans l’ombre d’un pilier, cependant que défilait le jeune cortège fleuri, il y avait là quelqu’un ou plutôt quelqu’une qui, pas plus que beaucoup d’autres de cette foule curieuse n’avait été invitée… Reconnaissez le profil fatal de Callista, ses yeux de colère, sa bouche frémissante, ses dents de louve… Quelque chose brille dans sa petite main nerveuse de cigaine… Ce n’est point la première fois que l’éclair d’un couteau, dans cette main-là, a menacé Odette… Mais encore une fois l’éclair s’est éteint. La patte terrible d’Andréa a serré son anneau autour de ce poignet fragile et l’homme de la route a emmené sa prisonnière — pour toujours !…

Pour toujours !… Elle le sait bien… Elle ne résiste même plus !… Tout est à jamais fini entre elle et l’Occident !… Il l’a rejetée au pied de la roulotte… Elle s’est laissée frapper avec une stupeur heureuse !… Que n’a-t-il pas été plus brutal plus tôt !… Pour toujours elle s’est laissé revêtir sans protestation de ces loques bohémiennes qu’elle n’aurait jamais dû quitter !… Son aventure était fille de l’orgueil plus que de l’amour !… Elle s’était trompée sur elle-même !… Comment aurait-elle été comprise d’un roumi !… Oh ! lassitude ! doux épuisement de la lutte ! Enchantement de la défaite !… Il y a là, près d’elle, des bras frémissants qui l’attendent… et qu’elle a toujours repoussés, parce qu’elle a voulu être une dame de la ville !… Ridicule ! Ridicule !… Elle a été une dame de la ville et elle s’enfermait dans son boudoir pour se chanter à elle-même sur une guitare de bazar ses vieilles chansons de la route… ou pour revoir en silence les campements du soir, à l’orée des forêts, quand elle s’endormait en caressant le museau de Chucho, l’ancêtre de tous les chiens de la tribu, dont elle peignait tous les matins avec tant de soin la barbe blanche !… Eh bien ! Chucho n’était pas mort, car il savait bien, lui, qu’elle reviendrait !… Et il y avait toujours, suspendue au fond de la roulotte, l’antique guzla dont les chants avaient accompagné ses premiers pas… Andréa décrocha le vénérable instrument et les cordes commencèrent à frémir sous ses doigts d’un rythme millénaire…

Il était venu s’asseoir auprès d’elle… Alors elle pleura des larmes de soumission… et d’acceptation…

Et en cachant sa tête dans cette poitrine haletante qu’elle avait tant de fois repoussée parce qu’elle savait bien que celui-là serait son maître… elle n’était pas malheureuse du tout…