Rouletabille chez les bohémiens/10/IV

IV. — Où l’on se retrouve à Paris pour une utile conversation

« On annonce le prochain mariage de M. Jean de Santierne avec Mlle de Lavardens. Cette union sera célébrée dans la plus stricte intimité en raison du deuil récent de la jeune fiancée. La cérémonie aura lieu en l’église de Lavardens (Bouches-du-Rhône). »

Rouletabille, qui avait enfin retrouvé ses pénates du faubourg Poissonnière relisait ces quelques lignes publiées le matin même dans tous les journaux… Il les relisait en fumant sa pipe et sans autre manifestation des sentiments qui l’agitaient qu’une certaine précipitation dans sa façon de respirer la fumée et de la renvoyer brusquement par le nez… Évidemment, l’on ne pouvait découvrir là le signe de la plus grande satisfaction… mais pourquoi, mais en quoi n’était-il pas satisfait ?… Le savait-il lui-même ?… Que pouvait-il désirer de plus ? Son œuvre n’était-elle point accomplie ?… Les quelques lignes qui lui dansaient devant les yeux n’étaient-elles point le couronnement de tous ses efforts ?… Il avait fait, autour de lui, du bonheur !… Que lui fallait-il de plus ?… C’est la question qu’il finit par se poser et à laquelle il finit par répondre tout haut et assez nerveusement : « Rien ! »

Sur ces entrefaites, la porte de son studio s’ouvrit et Jean parut…

— Eh bien, Rouletabille, tu dois être content ! commença Santierne qui, lui, était rayonnant… on ne parle que de toi dans toute la presse !…

— Oh ! on parle bien un peu de toi aussi, mon cher, lui répliqua Rouletabille en faisant un léger effort pour dissimuler le rapide émoi auquel il s’était laissé aller au moment même de l’arrivée de son ami…

Et il lui désigna les lignes annonciatrices de son prochain bonheur…

— Mon Dieu, oui !… de moi et d’Odette naturellement !… mais le héros, c’est toi ! le deus ex machina, c’est toi !… L’homme qui a vaincu le destin et les bohémiens et mis Sever-Turn dans sa poche, c’est toi !… je suis venu pour te dire, mon vieux Rouletabille, qu’Odette et moi serons éternellement tes obligés… Encore une fois, merci !…

— Je t’ai déjà répondu qu’il n’y avait pas de quoi !… Allons, mon vieux Jean, embrasse-moi et retourne vite auprès d’Odette…

— Tu me chasses ?

— Non… mais j’imagine qu’Odette t’attend !…

— C’est vrai !

— Elle n’est pas malade ?

— Non !… en voilà une question !

— Oh ! je te disais cela… parce que, tu sais, elle aurait pu t’accompagner !

— Elle me l’a demandé !… mais j’ai trouvé un prétexte…

— Pour venir tout seul ?

— Oui !… Oh ! elle ne s’ennuie pas !… elle court les magasins avec sa vieille mama, son ancienne gouvernante… tu sais bien, celle que M. de Lavardens avait mise si singulièrement à la porte au retour d’un voyage d’Odette chez… chez sa tante ! acheva Jean en rougissant.

Quant à Rouletabille, il regarda Jean gravement et s’assit, impassible…

— Oui, reprit Santierne qui paraissait de plus en plus embarrassé… j’ai voulu venir seul parce que je voulais te parler… de… de… de Mme de Meyrens !…

— C’est bien de Mme de Meyrens que tu veux me parler ?

— Oui… de la Pieuvre… et d’autre chose aussi, à propos de la Pieuvre… d’autre chose dont j’aurais dû t’entretenir depuis longtemps et dont je ne t’ai jamais rien dit… par… par délicatesse… car je te sais si au-dessus de certaines contingences… et de certaines gens !… D’abord, toi, tu es au-dessus de tout ! comprends-tu ?…

— Non ! je ne comprends pas… et je te prie de t’expliquer… de t’expliquer bien clairement !… repartit Rouletabille de plus en plus glacial.

— Eh bien, mon vieux, après tout, j’aime mieux ça… Je suis peut-être un ballot, mais voici ce que j’ai imaginé… Je me suis dit : il n’est pas possible que Rouletabille ait trouvé si à propos le truc à Sever-Turn.

— Quel truc ?

— Eh bien, mais la façon dont tu t’étais déguisé en Mme de Meyrens, si tu n’en avais déjà… un peu l’habitude… Y es-tu ?

— Continue ! tu m’intéresses !… répondit le reporter de plus en plus figé.

— Si Hubert a été si facilement trompé à Sever-Turn, c’est qu’il revoyait la seule Mme de Meyrens qu’il eût jamais connue… celle qu’il avait vue à Innsbruck !… et celle qu’il avait vue à Innsbruck n’était-elle point, elle aussi, Rouletabille ?… Eh bien, ai-je deviné ?

— Tu as eu tort de te traiter de ballot !… tu es d’une intelligence remarquable ! laissa tomber Rouletabille.

— Eh bien, ris, mon vieux, ris avec moi ! Moi, je suis enchanté d’avoir deviné !… Mais ris donc !…

— J’attends, pour rire, que tu n’aies plus rien à deviner du tout !…

— Mon Dieu ! t’es-tu assez moqué de nous !… Et moi qui m’imaginais que Mme de Meyrens avait franchi la frontière derrière nous !… et qu’elle avait partie liée avec Hubert !… Je te crois, qu’elle avait partie liée avec Hubert !… elle lui soutirait tous ses secrets !… Ah ! tu es vraiment fort !… Et moi qui vous espionnais !… qui gelais dans la rue à vous attendre !… moi qui rentrais à l’hôtel pour te retrouver en pyjama !… Tu venais de quitter ta jupe et la voilette de Mme de Meyrens, bandit !… et tu m’en racontais des histoires sur l’emploi de ton temps, sur la visite dans la chambre de ce diable d’Hubert !… Tout de même, grâce à ton truc, tu savais ce qu’il y avait sur la page romanée !

— Déduction remarquable ! émit Rouletabille.

— Tu savais désormais qu’Hubert — il te l’avait appris lui-même — avait tout intérêt à reprendre Odette pour la livrer à nouveau aux cigains ! et voilà pourquoi tu allais l’attendre sur la route de Sever-Turn !

— Ce qu’il y a d’agréable avec toi, déclara le reporter avec une gravité impressionnante, c’est qu’il n’y a besoin de rien t’expliquer !…

— Eh bien, si ! releva Jean… Je vais te demander, mon bon Rouletabille, de m’expliquer quelque chose… Cet abominable Hubert m’avait dit que Mme de Meyrens…

— Ah ! ah ! nous y voilà !…

— Que Mme de Meyrens (c’est-à-dire toi) lui avait montré deux lettres d’Odette attestant qu’elle était venue à Paris chez toi !… Tu comprends comment sa confidence a été reçue !… Je n’ai même pas voulu en entendre davantage !… J’ai compris, depuis, que tu avais dû lui montrer des documents soi-disant importants pour qu’il te montrât le sien et qu’il n’eût aucun doute sur la réalité des mauvaises intentions, de la soi-disant Mme de Meyrens à l’égard de Rouletabille et de moi-même… Mais je puis t’affirmer ceci, c’est que dès la première minute, j’ai été persuadé que ces documents n’existaient pas et que tu les avais fabriqués pour les besoins de la cause !

— As-tu parlé de ces lettres à Odette ? questionna simplement Rouletabille.

— Non ! C’eût été lui faire injure ! Pas plus que je ne t’en ai parlé à toi, et pour la même raison.

Rouletabille se leva, alla serrer la main de Jean et lui dit :

— Tu es un gentil garçon !… Seulement cette fois, tu n’as pas deviné !… Les lettres existent, et ce ne sont pas des faux !… Les voilà !… ajouta-t-il, non sans une certaine émotion, en les sortant d’un tiroir… Je n’avais pas encore eu l’occasion de les rendre à Odette ! Je les remets à son mari !

Quant à Jean il était dans une agitation inimaginable.

— Odette ! Odette est venue ici ! chez toi !

— Oui, chez moi !…

— Et je n’en ai rien su !…

— Et tu n’en as rien su !… Calme-toi ! Jean !… je t’ordonne de te calmer… et regarde-moi !… Et ne fais pas la bête… Odette est arrivée ici, affolée de jalousie, voulant absolument savoir ce qu’il en était de toutes tes histoires d’amour avec Callista… et prête, comme une enfant, à tous les scandales… C’était une petite fille sauvage !… un être qui m’effrayait, car je ne la comprenais pas encore tout à fait, ignorant alors qu’elle fût cigaine… Ah ! je te jure qu’elle t’aime, car, à cause de cette Callista, elle te détestait bien !… Elle t’a détesté une heure pendant laquelle sa vieille gouvernante et moi avons eu bien de la peine à la calmer !… Songe qu’elle t’avait aperçu dans la rue, passant en auto avec Callista… Enfin, elle s’est mise à pleurer !… Alors il m’a été plus facile de la raisonner… je lui ai montré des lettres de toi d’où il ressortait clair comme une aurore à Lavardens que, depuis longtemps, tu en avais assez de Callista !… Enfin, j’ai pu la remettre dans le train avec sa gouvernante et c’est elle qui, honteuse, m’a fait promettre que je ne te parlerais jamais de son voyage à Paris… Maintenant, tu es au courant, mon vieux Jean… qu’y a-t-il encore pour ton service ?…