Rouletabille chez les bohémiens/10/I

Chapitre dixième

Le Retour


I. — Où Rouletabille déclare qu’il ne peut s’enfuir sans son nécessaire de voyage et de ce qu’il en advint

Le caravansérail pouvait, à cette heure, être comparé à une immense cuve où bouillonnait la fureur populaire. Les cigains du territoire venaient de passer par de telles alternatives d’enthousiasme et de désespoir qu’il ne fallait rien de moins qu’un incident comme celui du vol du « Livre des Ancêtres » par les roumis pour les pousser aux pires extrémités.

De l’aventure prodigieuse de la queyra, il leur restait cette sombre conviction, génératrice de toutes les fureurs, qu’ils avaient été bernés.

Et par qui, sinon par les roumis ?

Zina n’avait été que l’instrument des étrangers, dans cette affaire, où, en fin de compte, on avait voulu leur imposer une fausse reine !

Les lingurari (fabricants de cuillers et de vases de bois) et les liaessi qui forment la classe la plus misérable, mais aussi la plus turbulente, parce qu’ils n’ont rien à perdre, n’ayant rien su mettre de côté au cours de leurs vagabondages, s’unirent pour réclamer l’expulsion immédiate de tous les gaschis (étrangers à la race) préalablement dépouillés de leurs biens, et ils trouvèrent le patriarche assez disposé à signer un décret de cette nature dans le désir où il était d’éviter de plus grands malheurs.

C’est alors qu’Hubert voyant que, décidément Jean et Odette allaient lui échapper, imagina toute l’affaire du Livre volé après avoir glissé le fatal bouquin dans le bagage de Jean… Callista entraînant Andréa, se mit à la tête du soulèvement qui menaçait de tout emporter. La milice laissait faire et les « balogards » s’enfermaient chez eux avec leurs trésors.

Le conseil des vieillards se tenait en permanence au palais. Le docteur de la bibliothèque avait constaté le crime. L’affaire était d’une gravité consternante pour le patriarche qui se demandait comment il pouvait se tirer de là sans ordonner les supplices rituels, ce qui, naturellement, ne manquerait pas de lui attirer quelques ennuis avec les puissances étrangères.

Il souhaitait ardemment que Rouletabille et ses amis, auxquels il avait donné le conseil de déguerpir au plus vite, eussent pu s’échapper.

— Nous voilà propres ! s’était exclamé le reporter…

Mais comme, suivant sa coutume, il connaissait admirablement les aîtres de la bâtisse, qui momentanément les abritait, il eut tôt fait d’entraîner avec lui Jean et Odette dans un petit escalier de service qui ouvrait sur les derrières de l’hôtel, du côté opposé au caravansérail… Déjà les salles du rez-de-chaussée étaient pleines d’une foule vocifératrice et l’on entendait des coups de crosse de fusil dans les portes qui résistaient encore.

À ce moment la petite troupe des trois amis fut rejointe par un Nicolas Tournesol qui était l’image même du désespoir…

— Ils vont mettre le feu à l’hôtel, sauvons-nous vite ! râla-t-il.

— Et cette pauvre Mme de Meyrens ? Vous l’abandonnez ? goguenarda Rouletabille.

Mme de Meyrens, elle peut bien aller au diable !… C’est elle qui est cause de tout avec cet Hubert de malheur !

Enfer et mastic ! s’écria Rouletabille, j’ai oublié mon « nécessaire » !…

— Quel nécessaire ? demanda Jean surpris de voir son ami s’arrêter et tout prêt à rebrousser chemin…

— Mais mon nécessaire de toilette, répondit l’autre qui était déjà prêt à s’élancer dans l’escalier qu’ils venaient tous de descendre.

Jean l’arrêta :

— Ah ! ça, mais tu es fou !… Dans une minute, il sera trop tard pour nous échapper et tu penses à ton « nécessaire » !

— Ah ! mon vieux, voilà deux fois que je suis obligé de faire ma provision de liquettes ! Je ne suis pas millionnaire, moi ! Et surtout attendez-moi là ! ne faites rien sans moi !…

Sur quoi, repoussant Jean assez brutalement, il disparut, rentrant dans l’hôtel.

— Il a complètement perdu la tête ! s’écria Jean exaspéré. Sauvons-nous, Odette !

— Il a dit que nous l’attendions ! attendons-le ! répliqua la jeune fille.

— Mais nous sommes perdus !… Entendez-les tous ! Ils arrivent !… Tenez les voilà !…

— Raison de plus ! reprit Odette qui semblait maintenant avoir pris son parti de tout et qui s’assit sur un banc de pierre, dans une pose pleine d’une fatale lassitude. Raison de plus, Jean !… Vous ne voudriez pas que nous nous échappions et que Rouletabille restât entre leurs mains !…

— Et tout cela pour un nécessaire de toilette !… s’exclama Jean qui se sentait devenir fou !

Pendant ce temps, M. Nicolas Tournesol qui, lui, n’avait pas oublié sa valise, pleine de ses objets les plus précieux et laquelle contenait en outre le dépôt confié à la vigilance du commis voyageur par Rouletabille lui-même, prenait hâtivement le large, à travers les terrains vagues aboutissant à un cimetière d’où il espérait, protégé par les morts, pouvoir gagner la campagne.

Hélas ! son mauvais sort le fit tomber dans un cortège qui conduisait un « balogard » à son dernier asile et, à la vue du roumi, tous se précipitèrent !… si bien que, quelques minutes plus tard, il était question d’enterrer le vivant avec le mort !

Car il y a des moments critiques dans la vie d’un peuple où les fanatiques ne savent quoi inventer pour faire de la peine aux braves gens !

Heureusement pour Nicolas Tournesol qu’il ne se trouvait point de débiteurs à lui parmi ceux dont son sort dépendait, sans quoi son compte était bon et ses factures réglées du coup. Il put, en leur promettant de leur ouvrir toutes grandes les portes de ses magasins du caravansérail, suspendre les coups du destin et fut ainsi ramené en ville sans trop de dommages.

C’est alors qu’il vit passer dans une grande effervescence du populaire trois prisonniers qui n’étaient autres que Rouletabille, Santierne et la pauvre Odette. Des clameurs affreuses les accompagnaient et la foule commençait même à les lapider ; maintenant toute la ville retentissait de ce cri : « À mort la queyra ! » Si M. Nicolas Tournesol eût été plus rassuré sur son propre sort, il aurait trouvé là ample matière à philosopher. Le matin même cette même foule acclamait dans un véritable délire une enfant qu’elle ne connaissait pas, mais qui portait sur l’épaule un petit signe ; le soir, comme ce signe avait disparu, il était question de traîner la pauvre petite aux gémonies !… et cela au vingtième siècle, à deux pas d’un bar où M. Nicolas Tournesol enseignait la veille encore à Vladislas Kamenos l’art de fabriquer le cocktail au marasquin, et d’une salle de dancing où, quelques heures auparavant, les invités du consul de Valachie s’essayaient au dernier shimmy !… Progrès humain, où es-tu ? Toujours en visite chez Moloch ou Bamboula !

— Vous connaissez ces gens ? demanda-t-on à Nicolas Tournesol en lui désignant les trois martyrs que l’on conduisait sans doute à leur dernier supplice.

— Moi ? Je ne les ai jamais vus ! attesta Tournesol avec un grand sang-froid…

— Ce sont les voleurs du Livre des Ancêtres ! Ils n’échapperont pas au châtiment !…

— C’est justice ! s’écria encore Tournesol.

— Et malheur à leurs complices !

— Je comprends cela !… On n’a pas idée d’un pareil toupet… Voler le Livre des Ancêtres !… Il y a des gens qui ne respectent rien !… Des touristes qui se croient tout permis !… Si on les laissait faire, ils démoliraient le temple pour en mettre un petit caillou dans leurs collections !… C’est honteux !… Il y a des limites à tout !… Vous avez bien raison de faire un exemple, allez !…

« Que Rouletabille me pardonne ! se disait le commis voyageur en cherchant une excuse à sa conduite nauséabonde et en la trouvant tout de suite… que Rouletabille me pardonne !… Mais je suis bien obligé de le lâcher, s’il veut que j’aie quelque chance de faire parvenir le petit paquet qu’il m’a confié à sa destination… Encore une commission dont tu te serais fort bien passé, pauvre Tournesol !… Mais tu seras toujours victime de ton bon cœur ! »

Pendant ce temps une cohorte envoyée par le patriarche était venue arracher les trois prisonniers à la fureur populaire et les conduisait ou plutôt les jetait dans une salle du grand palais d’où ils ne devaient sortir que pour être jugés.

Ils étaient tous trois dans un état de consternation assez avancé. Rouletabille surtout faisait peine à voir. Assurément il paraissait le plus déprimé et il n’ouvrait la bouche que pour gémir sur le mauvais sort qui l’avait séparé de son nécessaire de voyage !… car au bout du compte, il ne l’avait pas retrouvé ! ou plutôt on ne lui avait pas laissé le temps de s’en saisir !…

— Et c’est tout ce que tu trouves à nous dire dans un moment pareil ! s’écriait Jean… mais c’est à cause de toi que nous sommes ici !