Rouletabille chez les bohémiens/09/VI

VI

Quærens quem devoret (cherchant quelqu’un à dévorer)
(Épîtres)

Carnet de Rouletabille : « Ouf !… Ça y est !… je crois que nous en sommes sortis !… ça n’a pas été sans mal, par exemple, et c’était un peu risqué ! Je puis bien en faire l’aveu maintenant. Quand j’ai surgi au milieu du couronnement, je risquais gros, car je n’étais pas tout à fait sûr que le signe eût complètement disparu…

» Zina m’avait bien dit que depuis trois jours peu à peu il s’effaçait et qu’à l’heure du couronnement il n’en resterait plus trace… je n’étais pas complètement rassuré… En tout cas je pouvais encore m’en tirer avec les aveux de Zina, cherchant quelqu’un à dévorer. mais m’aurait-on laissé le temps de me faire entendre s’il était resté encore quelque trace du signe ? j’en doute !… Il ne faut pas jouer avec le fanatisme… Il faut avoir tout à fait raison, aux yeux des plus prévenus !… Il faut être aussi fort que le diable, pour lui tenir tête !

» En vérité, toute cette affaire est diabolique. Du moins, elle eût été jugée telle au moyen âge… Ce signe qui apparaît, disparaît, à la volonté d’une personne, comment l’expliquer sans l’intervention du Beka (du diable), comme on dit encore à Sever-Turn, et je suis bien persuadé que, dans l’esprit des cigains qui ont fait un si mauvais sort à cette pauvre Zina, celle-ci devait avoir un contact avec l’enfer, c’est du reste chose courante chez les romanés. La race, plus qu’aucune autre, est susceptible de suggestion… Ces gens, depuis des siècles, passent leur temps à se suggestionner. Nul ne doute du mauvais œil, et l’hypnotisme est dans leurs mœurs un événement quotidien. La science moderne nous a appris qu’il n’y a rien de surnaturel, mais de tels phénomènes, pour des esprits simples, ne vont pas sans un pouvoir occulte. Charcot, qui après avoir endormi un sujet, et lui avoir suggéré qu’il lui plaçait sur la peau un vésicatoire… Charcot qui faisait ainsi apparaître tous les effets du vésicatoire… eût été au moyen âge, même en France, regardé comme un suppôt de Satan… Il n’usait cependant que de la puissance humaine, de l’idée de l’esprit vainqueur et de la transformation de la matière… c’est l’idée qui faisait apparaître le stigmate de la passion sur la chair des vierges qui se suggestionnaient elles-mêmes au fond des couvents !

» Il fallait trouver une explication au signe apparu sur l’épaule d’Odette… Quand je fus bien sûr que, ce signe, elle ne l’avait jamais eu, que je connus les relations d’Odette et de Zina, que je sus enfin qu’Odette était de race cigaine et, par cela même, plus apte que n’importe laquelle à recevoir la suggestion de Zina, le « bon bout de la raison » devait me conduire à cette certitude que c’était Zina qui avait fait apparaître le signe royal sur l’épaule d’Odette, et cela pour la soustraire aux entreprises mortelles de Callista et d’Andréa…

» Mais alors, si elle avait fait apparaître ce signe, elle pouvait le faire disparaître !… Quand tout semblait perdu à Sever-Turn, il n’y avait plus que cela pour nous sauver !… J’eus la bonne fortune d’obtenir les aveux de Zina dans un moment où, sortant des mains furieuses de Callista, elle n’était plus qu’une victime qui demandait à se venger !… Enfin, je n’eus point de mal à faire comprendre encore à la vieille qu’Odette mourrait aussi sûrement d’être reine aux bras d’Hubert qu’elle déteste que si, elle, Zina, l’avait laissé frapper par le couteau de Callista !…

» Et la suggestion à rebours commença…

» Et il n’y a plus de queyra !…

» Si nous en ressentons tous une allégresse profonde, il y a quelqu’un qui n’est pas content, c’est le peuple de Sever-Turn !

» Aussi nous ne ferons pas de vieux os ici… Nous allons partir cette nuit même, suivant le conseil du patriarche qui, dans tout ceci, s’est montré d’un esprit juste et conciliant et qui n’est peut-être pas fâché, après tout, de garder l’autorité pour lui tout seul !…

» En attendant l’heure du départ, nous faisons tous un bon dîner à l’hôtel des Balkans… Je me mets un instant à la fenêtre, histoire de prendre un peu l’air et parce que je suis toujours curieux de ce qui se passe aux environs… Qu’est-ce que j’aperçois là-bas, se glissant sous une voûte du caravansérail, avec sa mine de vieux loup sauvage cherchant quelque chose ou plutôt quelqu’un à dévorer ?… Eh ! mais c’est ce cher M. Hubert de Lauriac !… »

… Laissons un peu de côté le carnet de Rouletabille qui ne donne que peu de notes sur ce repas qui réunissait enfin Jean et Odette, après de si cruelles aventures. Le reporter passe, en vérité, trop silencieusement sur une scène radieuse de bonheur qui faisait oublier à deux amoureux les heures les plus funestes. Les amoureux sont égoïstes. Rouletabille trouvait-il qu’ils s’occupaient trop d’eux et pas assez de lui-même ? C’est bien possible. Les meilleurs ont leurs faiblesses. Cependant, Jean avait mis tout son cœur dans les phrases où il avait essayé de faire sentir la reconnaissance infinie dont il débordait pour son généreux ami. « Me remercier ? avait interrompu tout de suite et fort brusquement Rouletabille… mais de quoi, mon vieux ?… de rien, je t’assure !… n’en parlons plus ! »

Alors Jean, les larmes aux yeux, n’avait plus rien dit.

Quant à Odette, elle avait embrassé son petit Zo avec une si innocente et, en même temps, si fervente tendresse, que le reporter en avait pâli…

Et puis, c’était vrai que les amoureux ne s’étaient plus occupés que d’eux-mêmes. Leurs mains s’étreignaient, leurs yeux ne se quittaient pas… Et Rouletabille était allé prendre l’air à la fenêtre en murmurant : « Drôle de dîner !… Personne ne mange et il y a là un bonhomme qui est à l’eau et au pain sec depuis huit jours !… »

Le bonhomme, c’était Jean qui venait d’apprendre toute l’étendue du sacrifice d’Odette, et qui étouffait de joie en pensant qu’Odette n’avait consenti à cet horrible mariage que pour le sauver des tenailles du bourreau !

— Pour moi ! pour moi, tu as fait cela…

Rouletabille, à sa fenêtre, haussait les épaules et se disait : « Il ne l’avait pas deviné !… quel idiot !… Décidément tous les amoureux sont bêtes !… Jurons de n’être jamais amoureux ! »

C’est à ce moment que l’apparition d’Hubert vint le distraire de pensées dont il est assez naturel que nous ne trouvions pas trace sur son carnet…

Hubert, c’était de nouveau la lutte… et peut-être le danger !… Il était dans un état d’esprit tel qu’il la souhaita ! Avoir quelqu’un à combattre ; quelque chose à faire pendant que les deux autres s’embrassaient, là, derrière, dans son dos… Il entendit Odette qui murmurait : « Mon chéri !… mon chéri !… Comme tu as dû souffrir !… »

« Eh bien ! et moi… si elle croit que j’étais à la noce pendant qu’on préparait son sacré mariage !… »

Et tout à coup, Rouletabille leur faussa compagnie. Il sortit en leur jetant : « Enfer et mastic !… Il fait chaud ici !… Je vais faire un petit tour !… »

Aussitôt dehors, il se mit à la recherche d’Hubert. La présence de celui-ci aux environs de l’hôtel des Balkans ne lui disait rien qui vaille. De toute cette aventure c’était l’ancien guardian qui sortait le plus meurtri, et Rouletabille le connaissait maintenant suffisamment pour savoir de quel baume il chercherait à panser ses blessures…

Il devait déjà manigancer quelque vengeance qui le paierait de sa déconvenue…

Une bonne catastrophe qui les engloutirait tous, aussi bien lui que les autres, ne serait point pour lui déplaire dans la rage où il devait être.

Cet homme, quelques heures auparavant, était tout-puissant ; maintenant, il n’était plus rien. C’était dans l’ordre des choses qu’il rêvât ardemment d’entraîner les fauteurs de sa ruine dans son néant. Du reste, la figure sinistre que Rouletabille lui avait vue ne faisait présager rien de bon.

Et pendant ce temps les autres continuaient de s’embrasser là-haut.

Rouletabille ne leur avait rien dit pour ne point interrompre un si charmant duo, mais il n’avait point tant fait pour leur bonheur sans que s’imposât à lui la nécessité de veiller sur son œuvre. Il se reprochait trop certains sentiments intimes pour qu’une nature droite comme la sienne ne courût pas au danger qui menaçait ses amis…

Où était Hubert ?… Rouletabille fit le tour du caravansérail sans le retrouver.

Il rentra à l’hôtel et y rencontra M. Tournesol qui l’arrêta au passage :

— Je suis heureux de vous voir pour vous féliciter, lui dit le courtier. Permettez-moi de vous offrir un petit cocktail de ma façon. Vous voilà sorti d’embarras, j’ai assisté à tout, c’est de la belle ouvrage ! Mais j’ai idée que vous n’allez pas moisir ici ? Faut-il vous rendre votre petit paquet ?

— Ma foi, non ! lui répondit hâtivement Rouletabille, qui ouvrait toutes les portes et regardait dans toutes les pièces… Tant que je ne serai pas revenu en France, gardez donc mon dépôt, on ne sait jamais ce qui peut arriver !…

— Assurément, méfiez-vous !… Je sais un certain monsieur qui ne doit pas vous porter dans son cœur !

— L’avez-vous vu par ici ? lui demanda le reporter.

— Il me semble avoir aperçu sa vilaine tête près de la porte du marchand d’étoffes syrien !… Mais il a disparu tout de suite…

Rouletabille le quittait déjà, l’autre le rappela :

— À mon tour de vous poser une question. Savez-vous où peut être Mme de Meyrens ?…

— Ma foi, non !… Vous en pincez donc toujours pour la dame ?…

— Mon Dieu, je crois que, de son côté, je ne lui suis pas tout à fait indifférent, seulement elle a des exigences qui sont incompatibles avec certaines idées vieillottes que feu mon père a inculquées à M. Tournesol fils…

— Et pourrait-on savoir quelles sont ces idées ?… demanda le reporter qui s’était glissé derrière le rideau de la fenêtre, poste d’où il pouvait découvrir, sans être vu, toute l’enfilade des voûtes du caravansérail…

— Ce sont des idées sur l’honneur, M. Rouletabille !…

— Et pourrait-on connaître ces exigences ?

— Cette dame désirerait tout simplement que je lui remisse le paquet que vous m’avez confié !…

— Ah ! l’horrible femme !… Je vous demande pardon, M. Tournesol… mais il faut que j’aille voir là-haut si par hasard notre homme ne serait pas justement allé faire un tour chez Mme de Meyrens !…

Un quart d’heure environ après ce court dialogue, Rouletabille pénétrait en trombe dans la salle où Jean et Odette continuaient à se dire les plus douces choses devant un dîner auquel ils avaient à peine touché :

— Mes enfants, leur criait-il, il faut décamper sans retard !

— Que se passe-t-il donc ? interrogea Jean, fort ennuyé de l’irruption de Rouletabille.

— Il se passe que je viens de surprendre Hubert avec Mme de Meyrens, ici, tous les deux !…

— Ici ?…

— Oui, à deux pas !… j’ai pu saisir leur conversation… Hubert est en train de nous monter un sale coup ! Il l’a dit à la Pieuvre qui voulait en savoir davantage et qui le poussait à s’expliquer, il s’est contenté de lui répliquer textuellement !

» Vous serez contente ! et moi aussi, je vous le promets. Nous serons tous vengés avant une heure d’ici !…

» Vite ! vite !… mes enfants, partons !…

— Partons ! répéta Jean…

— Oh ! oui, quittons cet abominable pays ! soupira Odette. Mon Dieu ! moi qui croyais que tous nos malheurs étaient finis !…

— Mais comment avertir les muletiers ?… Et puis nous ne pouvons partir sans chevaux ! fit entendre Jean !

— Partons à pied ! sauvons-nous comme nous pourrons !… repartit Rouletabille qui était retourné à la fenêtre !… Entendez-vous ce tumulte ?…

Ce tumulte devint un ouragan… et qui se déchaîna avec une violence inouïe !…

Le caravansérail, muet et désert dix minutes auparavant, s’emplit d’une foule en délire, armée de fusils, vocifératrice, conduite par Andréa et Callista, cependant qu’à une des fenêtres de l’hôtel qui ouvrait sur la chambre où Jean avait jeté son léger bagage un des vieillards du grand conseil, que Rouletabille reconnut pour le fameux docteur de la Bibliothèque, avec lequel il avait déjà eu maille à partir, agitait un gros volume qui était bien connu aussi du reporter : le Livre des Ancêtres.

Il n’était point difficile de deviner ce que le vieillard criait au peuple, en même temps qu’il montrait le livre enfin retrouvé.

C’étaient les roumis qui l’avaient volé !…

Et où venait-il de retrouver ce livre sacré ? Dans le bagage de Jean !…

Derrière lui, on apercevait la figure pâle et fatale d’Hubert.

Rouletabille n’avait point besoin d’en voir et d’en entendre tant pour comprendre.

— Eh bien, nous sommes propres ! fit-il.