Rouletabille chez les bohémiens/08/V

V

Nous ferons tout le mal que vous ordonnerez,

Peut-être même davantage…

Shakespeare, le Marchand de Venise.

Carnet de Rouletabille : « Quelle turne que cette Sever-Turn !… Si nous en sortons jamais, nous aurons de la chance ! Je sais bien que j’ai le bijou cigain qui est comme le « Sésame, ouvre-toi ! » de ce labyrinthe diabolique, mais j’en ai déjà beaucoup usé, sans compter que nul n’ignore qu’il est beaucoup plus facile d’entrer dans un labyrinthe que de s’en évader ! Le grand malheur est qu’il y a dans cette horrible histoire un autre signe qui nous est aussi fatal que celui que je sors à chaque instant de ma poche m’est propice, c’est le signe de la couronne ! Il existe bel et bien, quoi qu’on en ait dit ! Et il n’est pas chiche ! Il est même plus gros qu’un pois chiche ! C’est une couronne royale, parfaitement dessinée et grosse comme le bout du petit doigt de la main, une couronne que notre pauvre Odette possède au-dessous de l’omoplate gauche !…

» Qu’elle ne l’ait jamais vue, à la rigueur, cela pourrait s’expliquer, car ce n’est pas à Lavardens que l’on dispose d’un jeu de glaces qui se rencontre à Paris dans le cabinet de toilette de plus d’une coquette ; mais que personne ne l’ait jamais renseignée sur cette particularité, que sa femme de chambre ne lui en ait jamais soufflé mot, qu’Estève m’ait à ce point menti, voilà qui mérite réflexion !

» Réfléchissons donc, j’en ai le temps ! Je n’ai eu que celui de disparaître après la fameuse scène du temple !… Assurément, si les cigains avaient été moins occupés de leur queyra, mon compte était bon ; mais, comme on dit en stratégie, j’avais pris la précaution d’assurer mes arrières et j’avais déjà repéré certain petit escalier tournant dans le troisième pilier de gauche, grâce auquel il me serait loisible d’opérer une prompte retraite.

» Par là, je savais pouvoir gagner une plateforme d’où je me laisserais glisser dans une courette communiquant directement avec l’extérieur.

» Il n’y avait qu’une vingtaine de marches à monter… Mon mauvais ou mon bon destin voulut qu’au moment où je m’y élançais, j’entendisse au-dessus de moi un pas pesant et, au lieu de monter, je descendis… je descendis si bien que je me trouvai bientôt dans le soubassement du monument, et, comme j’entendais toujours au-dessus de moi le pas qui me menaçait, j’enfilai le premier corridor qui s’offrait à moi… De corridors en souterrains, je me trouvai au bout de quelques minutes dans le palais des Patriarches… Cette énorme bâtisse doit être vieille comme le monde. En tout cas, elle justifie tout ce que l’on a pu écrire sur l’architecture souterraine des châteaux forts du moyen âge et sur les précautions que les maîtres du dessus avaient prises pour, aux mauvaises heures, pouvoir vivre dans le dessous ou assurer leur fuite dans la campagne environnante…

» Naturellement, c’est sinistre au possible, avec là-dedans une odeur de soufre particulière que je n’ai rencontrée que là. Les dessous de Sever-Turn, c’est la cave du diable ! Mais j’en ai vu bien d’autres dans le Château-Noir ! Et ce n’est pas après avoir traversé en hauteur les oubliettes du seigneur Gaulow que je me laisserai impressionner par cette turne, si sévère soit-elle ! De-ci de-là, une veilleuse au fond d’une lanterne accrochée à la paroi… et puis tout d’un coup une porte, ou plutôt une grille derrière laquelle j’aperçois un escalier, ce qui me fait penser que ce chemin doit être assez fréquenté. Dans cette espérance, j’attends les événements au fond d’un petit retrait où je me suis jeté…

» Voilà une heure que j’attends !… Oui, j’attends que quelqu’un vienne m’ouvrir cette grille, qui me sépare d’Odette… J’attends, appuyé autant que possible sur le « bon bout de la raison » qui, un instant, a failli m’échapper et que je retiens plus solidement que jamais !

» Quelque chose que je tiens non moins solidement, c’est mon browning, car, enfin !… j’entends à nouveau les pas !…

» Eh ! Eh ! Voilà un noble vieillard qui ne m’est pas tout à fait inconnu ! Ma parole, c’est ce cher directeur de la bibliothèque, le polyglotte distingué, le plus grand savant de Sever-Turn. Il rentre sans doute chez lui après la cérémonie, car il n’a pas encore quitté son uniforme de grand gala… sa dalmatique à grandes manches et son bonnet à bandelettes qui font ressembler tous ces vieillards du grand conseil à des diacres byzantins… Voilà de somptueux oripeaux qui ne dépareraient pas une collection du faubourg Poissonnière et qui pourraient m’être de quelque utilité en attendant qu’ils deviennent un agréable souvenir… Va-t’on pouvoir s’entendre ?… Je l’espère pour lui…

» Il est remarquable que ces grands dignitaires, en dépit de la solennité de leurs fonctions, conservent dans leur mine et dans leurs manières, je ne sais quoi de rusé et de railleur qui est bien particulier à la Race. J’avais déjà relevé la chose chez Féodor lui-même. Tout patriarche qu’il est, il ne faut pas oublier qu’il est le patron des Balogards qui n’ont pas leurs pareils dans tout le genre humain pour la supercherie. Quant à celui qui vient là, sa physionomie n’a absolument rien de redoutable. Elle annonce un fripon plutôt qu’un scélérat ; on y distingue plus d’astuce que de férocité. Ses yeux noirs et vifs, son regard effronté, le sourire sardonique qui ne le quitte pas, lui donnent un air subtil qui me rassure. Avant de devenir bibliothécaire, il a peut-être été maquignon. En tout cas, il a dû faire parler de lui dans les foires ou sur les marchés. Entrons en conversation.

» Eh bien ! ce cher docteur de la bibliothèque nous a compris tout de suite, mon browning et moi ! Il m’a simplement demandé de le ligoter le plus proprement possible, de telle sorte qu’on ne pût l’accuser de complicité dans mon entreprise, et il m’a fourni, grâce à son costume un peu compliqué et à ses bandelettes, des liens nécessaires pour cela !… Il m’a fait promettre aussi, quand je l’eus traîné dans le retrait qui avait été jusqu’alors mon refuge, de revenir le trouver le plus tôt que je pourrais, de lui rendre sa dalmatique, à laquelle il semblait tenir beaucoup, et de ne raconter cette aventure à personne si la suite des événements permettait de ne la point ébruiter.

» Quand je lui eus accordé tout cela, il m’en récompensa en me procurant, outre la clef de la grille, quelques renseignements fort utiles pour me guider dans ce dédale… Au revoir et merci ! »

(Ici un blanc sur le carnet, puis ces notes) :

« … Passé partout sans encombre… grosse agitation dans le palais… L’installation de la queyra a mis tout en l’air… Je profite de ce désordre pour me faufiler dans les appartements… Arrivé dans un moment où Callista massacrait Zina… Elle l’a laissée là, aux abords du gynécée, quasi morte… Pourvu qu’elle ne l’ait pas tuée tout à fait !… Non ! elle respire encore… Je la soulève, je la dorlote… Elle ouvre les yeux et je me fais reconnaître :

» — À chacun son tour de soigner l’autre ! Rappelez-vous New-Wachter !…

» Tout en pansant sommairement ses plaies, j’ai avec la vieille une conversation des plus intéressantes. Elle m’apprend ce qui vient de se passer dans le cachot des condamnés à mort !… Pauvre Jean !… Mais comme toujours, Odette d’abord !… Et la vieille, que je soutenais, m’a conduit en se traînant, jusque dans l’appartement de la queyra, par le chemin de la domesticité… J’ai vu Odette !… »

(Ici quelques lignes qui ont été biffées avec soin, comme il est arrivé plusieurs fois quand le reporter avait spontanément confié à son carnet ses impressions sur Mlle de Lavardens.)

« … Je laisse Odette avec Zina… malgré ses supplications… car voilà que Zina lui a fait peur à nouveau… Au fait, la vieille échevelée, ensanglantée, avec ses yeux de folle qui commence à hypnotiser Odette, est effrayante à voir… je voulais rester… mais c’est elle qui m’a chassé : « Va-t’en !… Va-t’en !… j’ai besoin d’être toute seule avec elle ! Et je me suis enfui pour ne plus entendre le soupir d’angoisse, le halètement étrange de la pauvre enfant, aussi incapable de résister au regard de Zina que la palombe à l’œil rond et fixe de l’épervier !… »

(Un blanc… quelques lignes plus loin)…

« Cette Callista ! je l’ai encore entrevue entre deux portes, comme elle sortait d’un conciliabule avec Hubert qui semble avoir élu domicile ici. Ils furent rejoints par une vieille à la manière de Zina qui embrassa les pieds et les mains de Callista en lui bredouillant des syllabes rauques qui sortaient de sa bouche édentée comme un chant de crapaud… « Vous pouvez être tranquille, a dit Callista à Hubert… Celle-ci va au-devant de nos désirs… si elle pouvait faire mourir le roumi deux fois !… »

» Décidément, il faut que je m’occupe de Jean tout de suite… Oui ! il nous faut gagner, coûte que coûte, quelques heures !… »

(Un blanc et puis) :

« Pas perdu ma nuit !… ai tout risqué pour pouvoir dire deux mots à Jean à travers la grille des condamnés à mort… deux mots utiles…

» Au matin, ai vu arriver le petit chasseur de l’Hôtel des Balkans porteur d’un pli pour Hubert… Attention !… attention à la Pieuvre !… »