Rouletabille chez les bohémiens/08/IV

IV. — Le premier et le second moyen du patriarche

La cigaine faillit se pâmer, car on se pâme de rage comme on se pâme de bonheur. Mais le premier moment de surprise passé, elle retrouva tout son ressort, et le sentiment qui l’animait la projeta en quelque sorte contre les barreaux qu’elle se mit à secouer avec démence…

Devant elle, il y avait l’épouvante des amoureux surpris, derrière elle il y avait le rire d’Andréa et les cris de Zina… Et finalement il y eut la galopade des gardiens accourus à tout ce tumulte.

Andréa s’empressa d’ouvrir la porte du cachot. Sans doute avait-il pensé que la fureur de Callista s’exercerait sur Jean ; c’était là l’erreur d’une psychologie sommaire, car la rage de la femme va toujours à la femme, dans le premier moment… Callista se rua sur Odette mais elle rencontra Jean qui s’interposait… Odette n’avait pas fui, bien au contraire !… Ses ongles griffèrent, labourèrent de sillons rouges le visage de Callista momentanément réduite à l’impuissance par les poings de Jean qu’elle mordait !… Toute cette confusion ne cessa que par l’intervention des gardes qui firent sortir Odette en l’emportant malgré ses cris, ses ongles, ses ruades !…

La porte du cachot fut refermée sur Jean.

Callista s’était retournée, frémissante de vengeance sur Andréa qui lui désigna Zina comme la seule coupable de cette cruelle machination… On entendit bientôt Zina crier comme si on la découpait en morceaux (et peut-être la découpait-on en morceaux !). Odette pendant ce temps était enfermée dans son appartement et le patriarche prévenu…

Il ne se présenta devant elle qu’une heure plus tard, croyant sans doute la petite reine calmée. Il vint la voir avec Hubert.

Tous deux la trouvèrent accroupie dans un coin du divan comme une petite bête boudeuse et rageuse… Non loin de là, il y avait sur les tapis un grand désordre de vaisselle et de cristaux brisés… Les plateaux qui avaient porté les confitures à la rose et le borj à la smitan avaient roulé un peu partout.

Le patriarche considéra les effets de la colère royale d’un œil plutôt amusé, et c’est avec infiniment de respect qu’il demanda à sa souveraine, par le truchement d’Hubert, si elle n’avait pas faim.

— Si ! j’ai faim ! répondit Odette, mais je ne mangerai pas ! Je veux qu’on me laisse en paix !… Je veux mourir de faim, comme Jean !…

Et elle redressa un peu sa petite adorable frimousse au front têtu pour jeter encore à Hubert ces mots destinés à le renseigner définitivement sur l’état d’âme de sa fiancée :

— Et vous savez, je mourrai heureuse ! car j’ai vu Jean et je sais qu’il n’a pas cessé de m’aimer !… Et maintenant, allez-vous-en ! Va-t’en je te dis !… Va-t’en, je l’ordonne !… Je n’ai plus rien à vous dire, à toi et à tes patriarches !… Allons ! la porte ! Je veux qu’on m’obéisse ! Je suis la queyra !…

Hubert, assez désemparé, traduisit. Le patriarche avait déjà compris. Le ton et le geste ne lui avaient rien laissé à deviner. Il hocha la tête et prononça avec un grand calme :

— Tu vivras ! car il faut que les Écritures s’accomplissent !…

Là-dessus, il sortit, plein d’admiration pour sa petite reine…

— C’est une vraie gitane ! dit-il à Hubert quand ils furent seuls… Ah ! elle est bien de la race !… Elle fait plaisir à voir et à entendre !…

— J’éprouve à cela moins de plaisir que vous ! répliqua Hubert avec amertume, et vous me permettrez de m’étonner de votre enchantement, car enfin je ne vois pas dans tout cela comment les Écritures pourront…

— Je constate avec satisfaction, interrompit gravement le grand prêtre, que les Écritures vous préoccupent !… Eh bien, il y a deux moyens de ne pas faire mentir les Écritures ! Le premier moyen ne dépend que de vous !…

— Et quel est-il ?… demanda Hubert avec empressement bien compréhensible.

Le patriarche ne répondit pas, mais glissa dans la main d’Hubert la clef qui venait de fermer la chambre d’Odette…

Hubert s’inclina en rougissant, car c’était encore un primitif. Cependant il fit quelques pas vers l’appartement de la queyra… et puis il s’arrêta une seconde, se retourna vers le patriarche et lui fit observer :

— Vous ne m’avez pas dit le second moyen !

— Je vous le dirai, répondit le patriarche, si le premier ne réussit pas !…

Hubert rentra dans la chambre de la queyra. Il n’y rentrait pas avec joie. Il imaginait facilement que la clef que venait de lui donner Féodor n’était pas encore celle du bonheur tant attendu. Même s’il n’avait pas été instruit par sa récente conversation avec Odette, il connaissait trop celle-ci pour oser espérer que, de quelque façon qu’il l’abordât, elle allait lui céder.

Userait-il de la brutalité ? C’était sa dernière arme et, en dépit de sa nature fruste, elle lui répugnait. Obtiendrait-il davantage d’un moment de faiblesse causé par l’effroi, par l’épouvante ? Mais il savait qu’Odette n’était faible et fragile qu’en apparence… Alors ?…

Alors il n’était pas venu si loin et il n’en avait pas fait tant pour reculer au dernier moment. Il entra donc, mais c’est bien le cas de dire qu’il n’était pas à la noce !…

Odette était au fond de la chambre, sur le divan où elle s’était jetée, sanglotante après le départ du grand prêtre.

Elle ne pensait déjà plus à Hubert, à qui elle avait dit son fait une fois pour toutes et qui devait comprendre qu’elle ne serait jamais sa femme, mais à Jean qu’elle voulait sauver à tout prix. Quand la porte s’ouvrit, elle espéra voir entrer Zina qui, dans ses derniers moments, s’était montrée sa seule alliée, et fut, cette fois, tout à fait effrayée de voir revenir Hubert.

Celui-ci entrait, sournois et silencieux, et refermait soigneusement la porte à clef, puis lentement se retournait vers elle.

Lentement, elle se dressa, reculant jusqu’à l’angle du mur.

Il s’avançait, la tête basse, le front dur… Elle lui cria, la voix rauque :

— N’approchez pas !… Ne faites pas un pas de plus !

Alors il releva la tête et la vit, ombre noire dans le voile noir que Zina, avant leur expédition dans les sous-sols du palais, lui avait jeté sur les épaules. Sous cette enveloppe funèbre, on apercevait seulement une pauvre petite tête de cire aux yeux immenses, agrandis par l’angoisse de ce qui allait arriver. Hubert dit :

— N’ayez pas peur de moi !

— Je n’ai pas peur de vous !… lui répliqua-t-elle, les dents claquantes d’effroi… Je n’ai jamais eu peur de vous !…

— Odette, si vous le voulez, vous n’aurez jamais d’esclave plus soumis que moi !

— Je ne veux pas d’esclave !… Allez-vous-en !… Pourquoi êtes-vous revenu ?… Je vous ai chassé !… Je ne veux plus vous revoir !… Allez-vous-en ou je crie !

Hubert eut un méchant sourire.

— Vous souriez, lâche !… Ah ! n’avancez pas !… n’avancez pas plus loin que ce tapis… ou je vous jure…

Une longue épingle à tête de rubis retenait son voile… Elle s’en était munie et, écartant l’étoffe qui couvrait son jeune sein, elle avait appuyé la pointe de la fine tige d’acier sur son cœur… Elle ne tremblait plus ! elle n’avait plus peur de rien !… On voyait surtout qu’elle n’avait pas peur de mourir… Ses yeux étaient fixes comme si elle entrait déjà dans la mort… Hubert s’arrêta et s’assit, laissant entendre un gémissement.

— Comme vous me haïssez ! dit-il… Pourquoi ?… Qu’ai-je fait ?… Vous m’aimiez pourtant bien autrefois !…

— Vous êtes le dernier des misérables ! lui jeta-t-elle en continuant d’étreindre son arme improvisée… Que n’avez-vous pas inventé pour me tromper !… Une conversation avec mon père ? Mon père était mort ! Et tout ce que vous m’avez dit de Jean !… C’est abominable !… Vous êtes un criminel !…

— C’est vrai ! avoua-t-il en secouant la tête… mais c’est vous qui m’avez rendu ainsi !… Je n’étais pas comme cela autrefois, quand vous m’aimiez !…

— Vous êtes fou ! Je ne vous ai jamais aimé !…

— Ne dites pas cela !… Ne dites pas cela, Odette !… Rappelez-vous mon départ, rappelez-vous comme vous étiez triste !… Rappelez-vous comme nous étions heureux quand nous courions tout seuls dans les ségonaux et que nous lancions nos chevaux dans des courses à perdre haleine… quand la Camargue était pour nous deux tout seuls !… Vous ne vous plaisiez qu’avec moi alors !… Mais tout a bien changé depuis !… Comment voulez-vous que je ne sois pas devenu méchant ?… Écoutez, Odette ! je vous demande pardon de mes mensonges et de mes intrigues… je les ai bien payés depuis !… Mais l’idée que je pouvais vous perdre ne m’entrait pas dans la tête !… Et, je vous le dis encore aujourd’hui, elle ne m’entrera jamais dans la tête !… On a profité de mon absence !… Si j’étais resté là, tout cela ne serait pas arrivé ! Eh bien, je ferai si bien que je regagnerai le temps perdu !… Qu’est-ce que je demande ?… Redevenir pour vous le bon compagnon d’autrefois, celui en qui vous aviez confiance, qui vous protégeait et qui aurait donné sa vie pour vous ! Ma vie, elle est à vous !… Par la fatalité de votre naissance, vous courez une aventure terrible dont on a voulu me rendre responsable et à laquelle je ne me suis mêlé que pour votre salut !

— Vous osez dire cela, vous !… vous !… s’écria-t-elle indignée.

Il baissa la tête avec accablement et prononça d’une voix sourde :

— J’aurais fui au bout du monde avec vous si vous l’aviez voulu ! Mais vous m’avez repoussé ! Alors je vous ai ramenée ici, persuadé qu’ils vous auraient toujours retrouvée et vous ne pouvez rien faire contre ce qui est écrit !

— Tout de même, vous n’oubliez pas alors qu’il était écrit que l’on devait me donner à celui qui me ramènerait !…

— Odette !… Odette !… c’est vrai !… Il est écrit que nous devons nous marier… mais je n’avais pas besoin de lire le livre pour savoir cela !… La chose était écrite dans mon cœur depuis le jour où, pour la première fois, vous avez applaudi de vos petites mains ma victoire à la ferrade des Saintes-Maries !… Oui, répéta-t-il sans lever la tête, nous devons nous marier !… Vous ne pouvez rien contre cela !…

— Jamais !… jamais !… je le jure !…

Il se laissa glisser à genoux et mit ses mains jointes devant ses yeux…

— Et moi, Odette, je vous jure lorsqu’ils nous aurons mariés de vous respecter comme le plus humble de vos serviteurs… je jure de ne paraître auprès de vous que pour vous faire entendre des paroles d’esclave, moi, Hubert de Lauriac, le roi des guardians de la Camargue !… Un signe de vous me fera disparaître !…

— Disparaissez tout de suite ! lui lança-t-elle excédée d’une déclaration qui aurait pu l’apitoyer, mais dans laquelle, avec sa cruauté d’enfant, elle ne voulait voir qu’un bavardage hypocrite destiné à la désarmer…

Alors Hubert se releva, l’œil mauvais.

— C’est votre dernier mot ?

— Oui ! fit-elle, c’est mon dernier mot avant mon dernier geste.

Et elle brandit alors sa longue épingle.

Il lui jeta un regard féroce, sa gorge eut comme un râle et ses poings se fermèrent, tandis que sa face s’empourprait soudain sous un coup de sang. Elle put croire qu’il allait se jeter sur elle, mais il se détourna brusquement et sortit… C’est dans un état lamentable qu’il se retrouva devant le patriarche, chez lequel il s’était fait conduire.

— Je vois tout de suite, prononça Féodor en le considérant avec pitié, que le premier moyen n’a pas réussi… Rendez-moi la clef, mon jeune ami… ajouta-t-il avec un indéfinissable sourire.

L’autre lui jeta cette clef dans un geste qui n’était rien moins que respectueux.

— Calmez-vous ! insista doucement Féodor, car si le premier moyen n’a réussi qu’à vous mettre en cet état, qu’arrivera-t-il de vous quand vous serez au courant du second ?

— Je suis venu pour vous demander quel est ce second moyen ! gronda Hubert, et s’il ne dépend que de moi…

— Malheureusement pour vous, il ne dépend pas de vous, mon cher !…

Le grand prêtre, sur cette parole énigmatique, s’était levé et faisait un signe.

Un garde entra qui reconduisit Hubert, de plus en plus désemparé et singulièrement inquiet des dernières façons de son hôte.

Quand il entra dans l’appartement qui lui avait été réservé au palais même, la première personne qu’il y trouva fut Callista. Elle paraissait aussi agitée qu’il était abattu… Elle avait écarté son voile pour se faire reconnaître :

— Monsieur de Lauriac, lui dit-elle à voix basse et après s’être assurée que personne ne pouvait les entendre… vous savez qui je suis… Vous aimez Odette… je la hais !… Mais je ferai pour vous par haine ce que vous désirez, vous, par amour !… Je veux votre mariage avec Odette… Il ne faut rien me cacher de ce qui vient de se passer entre vous et le patriarche !… Que vous a-t-il dit ?

Hubert considéra une seconde Callista… C’était encore une associée, celle-là !… Ce que la Pieuvre avait promis de faire à cause de Rouletabille, celle-ci le lui proposait à cause de Jean… Mais, en fin de compte, ni l’une ni l’autre ne lui servaient de rien !… Il n’avait plus entendu parler de Mme de Meyrens… et que pouvait pour lui Callista ?

Il haussa les épaules et eut le courage de se railler lui-même :

— Tout le monde veut mon mariage avec Odette, fit-il, mais le malheur est qu’Odette ne veut pas se marier avec moi !… À cela, ni vous, ni moi, ni les Écritures ne peuvent rien…

— Et le patriarche ?… que vous a dit le patriarche ? répéta-t-elle avec impatience.

— Le patriarche ? Il avait, paraît-il, deux moyens de réaliser la prophétie des Écritures.

— Eh bien ?

— Eh bien, il a mis à ma disposition le premier, mais il n’a pas réussi… avoua-t-il avec un ricanement sinistre.

— Et le second ? Vous a-t-il parlé du second ?…

— Il m’a dit que ça ne me regardait pas !…

— Eh bien, je suis venue, moi, pour vous en entretenir… mais auparavant j’avais besoin de savoir…

— Sachez qu’Odette est prête à se tuer plutôt que de me céder !… Voilà où j’en suis… Je vous écoute…

— Apprenez donc qu’avant de vous ouvrir la chambre d’Odette les vieillards ont tenu un conseil dans lequel il a été décidé de donner à la queyra l’époux annoncé par le Livre des Ancêtres !… Si cet époux ne peut être M. Hubert de Lauriac, eh bien, ce sera un autre !… voilà tout !…

Hubert se redressa et d’un geste sauvage saisit la main de Callista :

— Un autre ?… Quel autre ?…

— Eh bien ! l’autre ! celui qu’elle aime !

— Jean !…

— Oui, Jean !… puisqu’elle n’en veut pas d’autre !

— Mais c’est impossible, râla Hubert !… Ah ! çà ! seriez-vous venue ici pour vous moquer de moi ! Prenez garde !…

— Rien ne leur est impossible ! si Jean consent à vivre avec Odette, ici, en « prince consort »… On s’arrangera pour qu’Odette s’échappe et qu’il ramène Odette, lui aussi !… C’est aussi simple que cela !… Vous comprenez qu’il n’hésitera pas entre Odette et la mort !

Hubert broyait la main de cette femme :

— Callista ! Callista !… Vous n’êtes pas venue m’annoncer une chose pareille sans avoir votre idée… votre plan !…

— Mon plan ? Il est aussi simple que le leur… laissa-t-elle tomber froidement… Il faut que Jean soit mort demain matin !…