Rouletabille chez les bohémiens/01/VII

VII. — Estève

— Qu’est-ce que j’ai fait ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… s’écria l’Arlésienne au comble de l’épouvante…

— Je te jure que tu vas me le dire !… lui jeta Rouletabille dans la figure… D’abord, tu savais que ta maîtresse n’était pas dans sa chambre ! Ne mens pas ! tu nous as trompés !

— Je te jure, moun Dieu, que je croyais mademoiselle dans sa chambre ! Ô segnour ! baias-me la pas ! (Ô seigneur, donnez-moi la paix), je jure moun Dieu ! je jure moun Dieu !

Elle levait vers lui de grands yeux qui l’imploraient.

Rouletabille y plongea les siens, puis la lâcha, apparemment radouci. Il essayait de se calmer lui-même, et pour la calmer, elle, il lui parla le langage de son terroir…

Tout à l’ouro… de quei que t’avié troubalado ! (Qu’est-ce qui t’avait troubléé tout à l’heure ?)…

— Le sais-je ? fit-elle… vos yeux me faisaient peur !

— Tu mens, Estève, tu sais quelque chose que tu ne veux pas me dire, mais apprends que l’on a enlevé ta maîtresse, cette nuit, que l’on est allé chercher le juge et que tu vas être arrêtée comme complice !

— Enlevée ! Enlevée ! s’écria la pauvre fille et elle s’écroula avec des larmes au pied du lit de Mlle de Lavardens ! Ah ! soupira-t-elle, perquêté sies envoulado ? (pourquoi t’es-tu envolée ?)

— Estève, je te crois une honnête fille, reprit Rouletabille, mais tu peux avoir commis quelque imprudence qui te sera pardonnée si tu parles avec sincérité… N’es-tu pas entrée hier en conversation avec des personnes qu’on n’a point l’habitude de voir au Viei Castou Nou ou dans les environs ?

— Non, monsieur !… Non, monsieur !… Avec personne !… Ah ! attendez ! attendez !… Hier matin, la grille était ouverte, je faisais la chambre de mademoiselle et j’ai aperçu devant la grille un homme de mauvaise mine… Justement mademoiselle passait et j’ai vu que ce vaurien était assez osé pour appeler mademoiselle.

— Et mademoiselle, qu’est-ce qu’elle a fait ?…

— Elle est allée à lui et lui a parlé pendant quelque temps, bien gentiment, ma foi !… Mademoiselle est trop bonne avec les gens de la route… surtout quand ils sont faits comme celui-là qui avait l’air d’un vrai brigand et qui regardait mademoiselle avec ses yeux du diable…

— Quand mademoiselle est rentrée, elle ne t’a rien dit ?

— Non !… mais moi, je l’ai questionnée. J’étais curieuse de savoir ce que voulait cet homme. Elle m’a répondu :

» — C’est un tondeur de chiens ! Il m’a demandé si je n’avais pas un chien à tondre !…

» C’est tout ce que mademoiselle m’a dit… Alors moi, je suis retournée à la fenêtre, mais l’homme était parti… N’importe, sa figure ne me revenait pas ! C’est sûrement lui qui a fait le coup !… Ah ! pauvre mademoiselle, se reprit à gémir Estève, elle si confiante… si bonne avec tout le monde !… »

À ce moment, Jean arrivait en trombe… On l’entendait bondir dans l’escalier et crier :

— Odette ! Odette !

Rouletabille enferma d’un tour de clef Estève dans un petit cabinet voisin en lui jetant :

— Tu es ma prisonnière ! Nous sommes loin d’en avoir fini tous les deux !

Puis il ouvrit la porte de la chambre à son ami à qui il n’eut qu’à montrer le lit non défait pour lui apprendre le nouveau malheur qui le frappait et qu’il redoutait par-dessus tout !…

Jean poussa un rugissement :

— Ah ! le misérable !

— De qui parles-tu ? lui demanda froidement Rouletabille.

— Tu me demandes de qui je parle ? s’écria Jean, mais de l’assassin de M. de Lavardens et du ravisseur d’Odette… Ah ! Rouletabille, Rouletabille !… Tu sais qu’on a enlevé Odette et tu n’es pas déjà sur ses traces !…

— Qui te dit que je ne suis pas sur ses traces ! releva le reporter avec impatience… qui te dit que je ne cours pas après elle plus vite dans cette chambre que dans une auto qui brûlerait la route ! Malheureux ! ajouta-t-il en se rapprochant de lui, tu cours après Hubert !… Autant de pas qui t’éloignent d’Odette !…

— Tu défends Hubert ! râla Jean… Eh bien ! tiens ! lis !… voilà ce que j’ai trouvé chez Hubert, dans une pièce ravagée par le drame qui s’est déroulé cette nuit !… Lis ! mais lis donc !…

Rouletabille lisait une lettre brutalement froissée :

« Mademoiselle, l’accueil que j’ai reçu chez vous, au mépris de la parole donnée, l’attitude de votre père et la vôtre, hélas ! à mon égard, tout cela m’indigne ! Il faut que je vous voie, je vous attendrai ce soir même à dix heures dans le jardin, près de la porte mitoyenne. Si vous ne venez pas, je ne réponds plus de moi-même ! Votre désespéré Hubert de Lauriac. »

— Comprends-tu maintenant ? haletait Jean… Je te jure qu’il n’y a pas besoin de se mettre à quatre pattes pour comprendre. Odette reçoit une lettre, elle veut éviter un malheur. Elle se rend dans le jardin… Le misérable l’entraîne chez lui. La pauvre petite crie. Son père l’entend, décroche un fouet à chien que voici — et Jean mettait sous le nez du reporter le fouet à chien de M. de Lavardens qu’il venait également de ramasser chez Hubert — et il se précipite chez ce misérable !… Scène terrible… il veut ramener sa fille !… La scène se poursuit jusque dans le jardin, jusque dans le parc et il ne recule pas devant le crime pour pouvoir emporter Odette !… Et maintenant où est-elle, mon Dieu !… où courir pour la sauver ?…

Rouletabille s’était mordu les lèvres jusqu’au sang pour ne point interrompre Jean. Il savait que son ami, doux à l’ordinaire comme une petite fille, mais impulsif comme un artiste et entêté comme un poète, n’écoutait dans le premier moment de ses « emballements » que le mouvement de son cœur… Il fallait qu’il eût jeté son premier feu pour que le froid langage de la raison pût ensuite faire quelque impression sur lui… Rouletabille lui prit amicalement ses deux mains qui brûlaient et lui dit :

— Mon cher Jean, je t’en supplie, ne perdons pas notre temps avec des divagations de ce genre… Comprends que ce n’est pas Odette qui est allée la première chez Hubert… c’est M. de Lavardens !… Et la lettre que je viens de lire me le prouve et vient corroborer tout ce que, dès maintenant, je puis imaginer du drame !…

— Mais tu oublies que ce n’est pas à M. de Lavardens qu’est adressée cette lettre, mais à Odette !…

— Tu vas me forcer à te dire que je connais Odette mieux que toi ! répliqua Rouletabille avec un triste sourire… Je suis sûr, tu entends, je suis sûr qu’aussitôt qu’elle a reçu cette lettre, Odette est allée la porter à son père !… Comprends-tu maintenant pourquoi M. de Lavardens est allé le premier chez Hubert… et pourquoi Odette, effrayée de ne pas le voir revenir, est allée le rejoindre ?…

— Qu’est-ce que tu veux que tout cela me fasse ? repartit Jean égaré… Il n’en reste pas moins que c’est Hubert qui a fait le coup !… Ah ! je le rejoindrai et je lui crèverai la peau, je te le jure !

Rouletabille voulut le retenir :

— Jean, ce n’est pas Hubert qui a fait le coup !

— Rouletabille, tu n’es plus mon ami !…

Et il s’arracha des mains du reporter pour courir comme un insensé au-devant des magistrats qui arrivaient…