Rouletabille chez les bohémiens/01/VI

Estève  ►

VI. — Un morceau d’étoffe couleur tango

— Qu’est-ce que tout cela prouve ? gronda Jean la tête basse, le front mauvais, pourquoi voudrais-tu qu’il n’y eût pas dans ce jardin des pas de femme ?… Est-ce que nous savons qui est venu hier chez Hubert ?… Et pourquoi veux-tu que cette empreinte soit justement celle du soulier d’Odette ?

— Pour trois raisons, répliqua Rouletabille en s’essuyant le front… d’abord parce que je la trouve à côté de l’écharpe, ensuite parce qu’elle correspond à la pointure d’Odette… enfin parce qu’elle vient de là !

Et le reporter désignait du doigt une petite porte dans un mur assez bas qui séparait la propriété d’Hubert du vieux château.

— Par la porte mitoyenne ! ricana Jean… Je la croyais condamnée depuis longtemps, la porte mitoyenne !…

— Eh bien, vois !… fit Rouletabille.

Et il n’eut qu’à la pousser pour qu’elle s’ouvrît !…

— Oh ! gémit Jean, j’étouffe !…

Et, se retournant, il fit quelques pas menaçants vers la maison d’Hubert, mais Rouletabille l’arrêta… Il lui montra Tavan qui, d’un œil sournois, observait à quelques pas de là tout ce qui se passait :

— Je t’en supplie, contiens-toi !…

— Cet Hubert ! grinça Jean, frémissant, je le tuerai !…

Rouletabille haussa les épaules et, d’un signe, appela Alari près de lui. Il n’eut qu’à lui montrer la porte pour que le vieux domestique comprît.

— Je puis affirmer à monsieur qu’hier soir encore elle était fermée à clef et que les verrous en étaient poussés… Et ça n’est pas la rouille qui leur manque !… On ne les a pas tirés depuis des années… c’est bien simple… depuis la mort du père de M. Hubert…

— Et la clef de cette porte, où était-elle ?…

— Ah ça, monsieur, je ne sais pas ; il faudrait le demander à monsieur ou à mademoiselle…

— C’est bien, Alari… Tu vas rentrer au château et je te connais assez pour être sûr que tu ne diras pas un mot de tout ceci !…

— Certes ! monsieur… mais c’est lou père Tavan !…

— Lou père Tavan… J’en fais mon affaire.

Il poussa le vieil Alari dans le parc et y passa lui-même suivi de Jean… De ce côté, il trouva la clef sur la serrure… Il constatait en même temps qu’il avait fallu se livrer à de gros efforts pour faire jouer les verrous… Jean, anéanti par cette idée qu’Odette était venue la nuit précédente, de son plein gré, chez Hubert, le regardait faire, d’un air stupide, hébété…

Soudain des cris sinistres retentirent parmi lesquels on reconnaissait la voix d’Alari.

Rouletabille et Jean se précipitèrent en tournant le coin d’une épaisse futaie, découvrirent tout un groupe autour d’Alari que l’on apercevait à genoux. Ces gens qui apportaient leurs fournitures quotidiennes au Viei Castou Nou, faisaient entendre des lamentations, des « Boun Dieu ! » et des « péchère » qui annonçaient un gros malheur.

De fait, les jeunes gens, ayant écarté cette petite troupe affolée, se trouvèrent devant un cadavre à la figure couverte de sang. Jean poussa un grand cri :

M. de Lavardens assassiné !

Alari pleurait. Le père Tavan, qui était accouru, lui aussi, déclarait que « le pôvre » était déjà froid !…

Rouletabille l’écarta en défendant de toucher au corps. Lui seul en avait le droit. Il constatait rapidement une horrible blessure à la tempe qui semblait avoir été faite avec un instrument tranchant. En même temps, il relevait sur la victime des traces d’une lutte qui avait dû être acharnée… Les vêtements étaient en désordre, le col de la chemise était arraché, et dans sa main crispée M. de Lavardens tenait un morceau d’étoffe couleur tango… Aussitôt qu’il eut aperçu ce morceau d’étoffe, Alari s’écria :

— Mais c’est la cravate de M. Hubert !…

Et d’autres autour de lui répétèrent :

— Mais oui ! mais oui ! c’est la cravate de M. Hubert !…

— Vous en êtes sûrs ? questionna Jean d’une voix rauque.

— Ah ! si j’en suis sûr ! répéta Alari en se relevant… Et le père Tavan lui aussi en est sûr !… Pourquoi ne dis-tu rien, Tavan ?

Parce que ça commence à être des choses qui ne me regardent pas !

— Qu’est-ce donc qui te regarde ? lui demanda brusquement Rouletabille…

— « Moun jardin » ! répliqua l’autre, sûrement ce matin j’aurais mieux fait de rester dans « moun jardin » !

— Ça n’aurait pas empêché ton maître d’être un assassin ! s’écria Jean.

Tout le monde se ruait déjà derrière Jean dans la propriété d’Hubert ; on entendait par-dessus tous le vieil Alari qui répétait :

— Je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit ! « Tau qu’un bregand dans la fourest ! »

Quant à Rouletabille, il n’avait point suivi cette troupe. Bien au contraire, après avoir examiné rapidement toutes choses autour du cadavre, il se prit à courir du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Castou-Nou.

Dans le vestibule, il retrouvait Estève, la femme de chambre, qui montait des cuisines, portant le déjeuner de sa maîtresse sur un plateau ; car tout ce que nous venons de raconter n’avait pas duré un quart d’heure.

Estève, en revoyant le reporter, ne put dissimuler un mouvement d’inquiétude :

— Quoi de nouveau encore, monsieur, que vous voilà, le visage tout à l’envers ?

— Monte ! je te suis !

Elle haussa les épaules, agacée, et gravit l’escalier.

— Tu vas dire à ta maîtresse qu’il faut que je lui parle, tout de suite !…

Elle voulut répondre quelque chose, mais Rouletabille la regarda d’un air qui lui ferma la bouche. Alors elle frappa à la porte de la chambre et entra. Elle en ressortit presque aussitôt toute pâle, mais essayant de dominer une émotion trop visible, et faisant des efforts pour affermir sa voix :

— Mademoiselle vous verra bientôt ! Mademoiselle ne peut pas vous recevoir tout de suite !

Rouletabille la bousculait, ouvrait la porte d’autorité et se trouvait dans la chambre d’Odette.

La chambre était vide… Le lit n’avait pas été défait…

Le reporter se retourna d’un bond vers Estève, qui voulut fuir ; mais il l’avait saisie au poignet et, refermant la porte, il lui dit :

— À nous deux maintenant !