XVIII

LE DÉJEUNER DES FIANÇAILLES

Le déjeuner des fiançailles d’Helena Hans ne devait pas être seulement l’occasion d’une petite fête de famille.

Rouletabille avait compris depuis longtemps, en prêtant une oreille attentive aux conversations d’Helena et de Richter, que l’Empereur tenait beaucoup à ce que ce repas de gala, présidé par le général von Berg, figurât comme un épisode important dans la tragi-comédie de chantage qu’il était décidé à jouer à la face du monde, avec la Titania dans la coulisse. Il s’agissait d’y montrer la fille de l’inventeur en liberté, traitée en amie par la fille de Hans et de faire tomber du même coup les histoires de torture qui commençaient à courir les milieux diplomatiques et qui avaient déjà trouvé de l’écho dans certaines feuilles socialistes de Hollande.

C’est également dans le même esprit que Guillaume avait tenu à exhiber à son cortège de journalistes, lors de la fameuse visite nocturne à l’usine, un Fulber occupé à des travaux scientifiques. Quant aux clameurs de l’inventeur relatives aux mauvais traitements qu’aurait eu à subir Nicole, la présence de la jeune fille au déjeuner de gala devait leur ôter toute signification, et, d’autre part, on disposait de trop de moyens décisifs sur la personne du père tendrement aimé de Nicole, pour craindre sans doute que celle-ci se permit publiquement des propos qui n’auraient pas été du goût de tout le monde.

Nicole, invitée par Helena, avait d’abord refusé, ce qui n’avait pas été ignoré de Rouletabille, et ce qui avait déterminé celui-ci à lui faire savoir qu’il fallait accepter.

Si, pour entrer en communication avec elle, il avait dû se résoudre à une entreprise nocturne qui n’était point sans danger, c’est que Nicole ne s’était plus montrée avec Helena chez Richter. Les promenades avaient cessé et cela avait intrigué d’autant plus le reporter qu’il avait découvert leur importance et leur signification.

Avant d’arriver chez Richter, Helena, chaque fois qu’elle avait Nicole à côté d’elle dans son auto, prenait toujours le même chemin, celui qui longeait le grand mur de bois de l’enclos réservé à la Titania, et devant la porte B, passait lentement devant le petit carreau du portier.

Or, derrière ce petit carreau, se tenait, à heure fixe, Serge Kaniewsky, auquel on accordait d’apercevoir ainsi sa fiancée et qui ne consentait à travailler qu’autant qu’il lui était prouvé de la sorte que celle qu’il aimait était traitée convenablement et gardée en bonne santé.

Nous savons que le Polonais avait été jusqu’à exiger des entrevues, mais nous savons aussi ce qui s’était passé dans la première, laquelle ne fut suivie d’aucune autre. Enfin, nous avons appris comment Rouletabille avait mis à profit cette station répétée de Serge devant le pupitre de la porte B pour faire tenir au Polonais, par le truchement d’un papier buvard, les instructions nécessaires à une entreprise dont nous verrons bientôt les résultats.

Rouletabille et La Candeur, après avoir suivi pas à pas le cortège de l’Empereur, étaient rentrés cette nuit-là, à leur logis, beaucoup plus facilement qu’auraient pu le faire craindre d’aussi audacieuses et tragiques pérégrinations. Mais la possession de deux et même de trois uniformes de pompiers leur permettait de faire bien des choses en leur assurant une certaine sécurité.

Il ne faut pas oublier non plus qu’ils continuaient d’avoir à leur disposition les objets les plus utiles : pics, pioches, haches, cordes et échelles de corde dont ils surent faire, les nuits qui suivirent, tout l’usage nécessaire.

Maintenant, Rouletabille communiquait comme il voulait avec Fulber, avec Nicole, avec Serge, et il avait une correspondance suivie avec Vladimir.

Enfin, pour couronner tous ces beaux résultats, il avait eu la chance d’être invité au fameux déjeuner de fiançailles, et qu’on ne s’y trompe point, cette chance était dans l’ordre des choses. Il était plaisant, pour l’autorité supérieure, de montrer aux invités de von Berg, en même temps que la fille de l’inventeur Fulber, un ingénieur français (car les Boches n’avaient pas hésité à décorer le Français Talmar du titre d’ingénieur) associé à un ingénieur suisse, dans l’usine Krupp même, et travaillant sans entrave, suivant des contrats librement consentis.

Deux jours avant le déjeuner à l’Essener-Hof, Rouletabille, qui traçait, dans son petit bureau, le profil d’un nouveau levier, en prenant soin d’établir les différences et mesures qui distinguaient ce levier d’un autre levier ancien modèle qu’il avait déposé sur une tablette devant lui, vit descendre d’auto Helena et Nicole.

Aussitôt, il se cacha dans son armoire et attendit.

Richter et Helena laissèrent Nicole dans la salle de dessin pour monter au premier étage saluer la vieille mère Richter, toujours impotente.

Rouletabille, décidé à profiter de cette heureuse solitude dans laquelle on laissait la fille de Fulber (le majordome-gardien était resté comme toujours dans le vestibule), sortit de sa cachette, et s’en vint prudemment mettre un œil au trou de la serrure.

Il s’étonna d’abord que Nicole, qui devait cependant être aussi désireuse que lui de renouer leur conversation, ne tournât même pas la tête vers ce cabinet où elle savait que l’on travaillait pour elle !…

Elle se tenait avec indifférence devant une planche à dessin, et semblait suivre la ligne tracée sur le papier, comme si elle n’avait pas autre chose à faire « pour tuer le temps »…

Rouletabille pensa qu’une telle attitude devait lui être dictée par la prudence et il attendit… mais il attendit en vain que la tête, qu’il voyait de profil, se tournât vers lui, Enfin, n’y tenant plus, il entr’ouvrit la porte. Cette fois, Nicole se tourna bien de son côté… elle le fit même en sursautant comme si elle était véritablement surprise qu’il se trouvât quelqu’un dans ce cabinet-là.

« Ah ! monsieur… vous m’avez fait peur ! » dit-elle. On entendit dans le même moment la voix de Richter dans le corridor :

« Oui ! maman va mieux ! Je crois qu’elle pourra assister au déjeuner ! »

Aussitôt, Rouletabille, comprenant que la façon de faire et de dire de Nicole avait été commandée par la prudence même, continua son jeu :

« Je vous demande pardon, mademoiselle… je croyais moi-même qu’il n’y avait personne dans cette pièce !… » et il referma la porte de son cabinet et se remit au travail comme si rien ne s’était passé…

Deux minutes plus tard, il voyait l’auto s’éloigner avec Helena, Nicole, Richter et le majordome…

a Bah ! pensa-t-il, on se retrouvera au déjeuner de fiançailles ! »

Ils s’y retrouvèrent.

Le jour arrivé, Rouletabille se rendit à l’Essener-Hof avec Richter lui-même, qui le traitait tout à fait en ami.

Rouletabille n’était pas le seul reporter français à être déjà descendu à l’Essener-Hof. Un autre grand reporter, Jules Huret, nous en a fait la description :

« Cet hôtel Krupp — Essener-Hof — est un endroit bien curieux. Avec son double escalier, à colonnes de marbre rose, à la rampe en balustre de cuivre doré, il a grand air. Dans le vestibule d’entrée, de chaque côté d’une vaste cheminée de pierre, des masques sculptés représentent des types humains des cinq parties du monde. Le sol est recouvert d’un carrelage rouge où traînent des tapis ; des canapés et des fauteuils de cuir rouge s’alignent le long des murs. L’hôtel est, en principe, destiné à recevoir des envoyés officiels venus à Essen pour leurs commandes d’artillerie. »

Ils y étaient traités en invités, et traités royalement. Certains de ces envoyés demeuraient un an, deux ans même, pour assister à la fabrication. De sorte qu’avec ses cinquante chambres, l’Essener-Hof coûtait quelque chose comme 500 000 fr. par an à la fabrique, sans compter les frais supplémentaires.

Dans le moment qui nous occupe, il n’y avait naturellement que des représentants des puissances alliées de l’Allemagne et aussi de certains pays neutres. Il y avait aussi quelques journalistes neutres, triés sur le volet de la presse germanophile. Enfin, la plupart des personnages qui se trouvaient dans le cortège de l’Empereur, lors de la visite nocturne chez Krupp, avaient été invités par le général von Berg.

Le déjeuner de gala se donnait dans la grande salle des fêtes, et quand Richter y arriva avec Rouletabille, il a y trouvèrent déjà une société qui était de la plus charmante humeur du monde. Les dames étalaient le grand décolleté comme pour un dîner.

Rouletabille, en traversant les salons, avait aperçu Vladimir. En pénétrant dans la salle des fêtes, il vit Nicole ! Il chercha alors la princesse Botosani et ne la trouva pas. Il s’étonna qu’elle n’eût pas été invitée. Richter présenta le reporter à Nicole (il avait déjà eu l’occasion d’être présente à Helena).

« Un compatriote ! dit tout haut Richter en français. Ce doit être pour vous deux une bien grande consolation de vous rencontrer dans cet abominable pays où l’on traite les prisonniers comme des esclaves et où on les laisse mourir de faim.

Ach ! s’exclama derrière eux le général von Berg, M. Michel Talmar et Mlle Nicole pourront faire aujourd’hui quelques bonnes provisions, assurément !… »

Et, éclatant d’un gros rire, il montra la table immense couverte déjà de « délicatesses » les plus appréciées des palais teutons, et de pyramides de fruits, de gâteaux et de sucreries !

« Nous manquons de tout : en vérité, nous manquons de tout !… »

Nicole et Rouletabille n’eurent pas le temps de se dire un mot avant le déjeuner. Le général présenta lui-même le célèbre ingénieur français Michel Talmar aux principaux personnages étrangers, ne manquant jamais de donner le détail de sa collaboration et de son association avec Richter, en pleine usine Krupp !

« Voilà un Français intelligent ! concluait-il, et qui comprend véritablement ses intérêts !… Il n’est pas allé porter son invention en Angleterre, lui ! Il a été plus malin que Fulber !… »

De gros rires saluèrent cette allusion à l’infortune de l’inventeur…

« Chut !… fit alors le général avec un important sourire plein de malice, ne faisons pas de peine à Mlle Nicole !… Sa Majesté me l’a recommandée, en nous quittant !… »

Tout le monde regarda Nicole, qui ne regardait personne, pas même Rouletabille, et qui paraissait plongée dans un rêve très profond…

Avant que l’on se mît à table, Rouletabille et Nelpas Pacha manœuvrèrent si bien qu’ils purent se procurer deux minutes de conversation particulière sans éveiller l’attention de personne.

« Tu as ce que je t’ai demandé ? » fit Rouletabille.

Vladimir lui glissa une petite fiole dans la main.

« Oui ! vingt gouttes suffisent pour une seule personne.

— Merci… et le Wesel ?

— Mauvaise nouvelle ! répliqua Vladimir entre ses dents. J’ai vu le capitaine du Wesel ; il a reçu l’ordre de conduire cinquante Boches en Hollande à son prochain voyage.

— Combien d’hommes d’équipage ? demanda Rouletabille.

— Sept…

— Avec le capitaine, huit ! Cela ne fait, après tout, que cinquante-huit hommes…

— C’est beaucoup, expliqua Vladimir, pour trois gars qui peuvent avoir besoin de s’emparer d’un bâtiment sans faire trop de bruit…

— Bah ! on ne s’apercevra de rien, et j’espère que nous n’aurons besoin de ne nous emparer de rien du tout…

— Bigre ! je l’espère bien, moi aussi !

— À quelle heure arrivent les caisses à bord du Wesel ? demanda Rouletabille.

— Il faut que tout soit arrimé à 6 heures du matin. Le nouvel horaire porte que le cargo doit lever l’ancre à 7 heures… Songez que l’on se sera aperçu de votre évasion à 5 heures du matin au plus tard !… Ils peuvent faire beaucoup de choses en deux heures…

— Quoi donc ?

— Eh bien !… vous reprendre et vous ramener à l’usine, par exemple !…

— C’est bien possible ! répondit Rouletabille d’une voix sèche, mais ils n’y ramèneront que des cadavres !… À propos, cher Pacha, comment se fait-il que la princesse Botosani ? »

Mais il ne put continuer. On se mettait à table. Il était loin de Vladimir et loin de Nicole, entre un vieux hauptmann, qui se vantait d’être le plus vieil employé de l’usine et une petite backfisch de seize à dix-huit ans, cousine de Hans, qui ne cessa de bavarder et de raconter à Rouletabille, dans ses plus grands détails, un voyage de huit jours qu’elle avait fait à Paris. C’était une ville qu’elle aimait beaucoup à cause de Magic-City.

« On raconte que l’Empereur va peut-être détruire Paris, dit-elle, en manière de conclusion, mais j’espère bien que nous ne détruirons pas Magic-City ! »

Le mot fut entendu et eut du succès. Von Berg commença par déclarer que Jules César n’était qu’un imbécile en comparaison de l’Empereur, et que l’Empereur détruirait tout ce qu’il faudrait, et même Magic-City, si c’était nécessaire, mais que la Kultur triompherait sur toute la terre.

« C’est, du reste, ce que nos amis (et nous pouvons même ajouter après avoir promené nos regards autour de cette vaste table), ce que quelques-uns de nos ennemis ont déjà commencé à très bien comprendre !… »

À ces derniers mots, Rouletabille ne put s’empêcher de rougir jusqu’au bout des oreilles. Nicole, elle, ne rougit point, mais elle regarda Rouletabille qui la regarda. Tous deux semblèrent s’être compris et baissèrent le nez dans leur assiette.

Le mouvement avait été sans doute saisi par la brillante assemblée, car la brillante assemblée éclata en applaudissements, en hoch ! en hurrah !…

Le reporter songeait moins à sa honte et à son humiliation qu’il espérait pouvoir faire bientôt suivre d’une éclatante vengeance, qu’aux sentiments de rage et de douleur qui devaient habiter le cœur de Nicole.

Il était reconnaissant à la jeune fille de montrer tant de sagesse en face des monstres qui la bafouaient, elle et son pays !… Rouletabille n’avait qu’à se rappeler la fureur et l’éclat qui avaient mis fin à la dernière entrevue de Nicole avec Serge pour donner tout son prix au silence de la fille de Fulber depuis les dernières paroles de von Berg.

Elle ne broncha pas. Ainsi lui obéissait-elle, à lui, Rouletabille, et lui prouvait-elle une confiance qui, nous le savons, allait jusqu’à la mort. Tout de même, pour une femme comme celle-ci, il est plus facile de mourir, que de s’entendre dire que l’on est devenue l’amie des Boches, sans protester.

« Elle mérite d’être sauvée ! Je la sauverai ! » se jura le reporter,

À ce moment, le vieil hauptmann qu’il avait à sa droite se pencha sur Rouletabille et lui dit :

« Avouez qu’on dit beaucoup de mal chez vous de notre Empereur, le monde ne connaît pas ceux qu’il lapide !… Savez-vous pourquoi Sa Majesté est venue dernièrement à Essen ? Parce que le bruit commençait à courir dans le monde que la fille de l’inventeur Fulber y avait été maltraitée. Il a voulu se rendre compte par lui-même de la valeur de ces racontars, et vous pouvez voir, de vos propres yeux, si nous la soignons, la fille de l’inventeur Fulber ! Tenez ! on lui verse encore du champagne, du vrai champagne de France, pris à Reims, qui ne peut pas lui faire de mal !… Ach !… L’Empereur, voyez-vous, cher monsieur, si je ne craignais pas de me servir d’un terme anglais (mort à l’Angleterre !), l’Empereur est un véritable gentleman like !… toujours gentleman like !… Aussi, on se ferait tuer pour lui !… Moi, je suis un vieux bougre qui ai porté déjà pour lui trois fois mes os au marché, mais il n’a qu’un signe à faire, et j’y retourne ! ma vieille carcasse lui appartient !… c’est un gentleman like !…

— Passez-moi encore des choux rouges, demanda à la gauche de Rouletabille la petite cousine… et versez-moi de la sauce, et cessez d’écouter ce vieux radoteur qui va encore nous raconter ses campagnes. Quand on dîne près de lui, votre tête vous fait mal comme si on avait joué aux quilles avec pendant trois jours ! Ach… Tous ces gens-là sont trop sérieux pour une petite fille comme moi, une petite backfisch qui a été à Paris et qui sait apprécier la französische frivolität !… »

Il fut dit beaucoup d’autres choses aimables ou menaçantes dans ce repas de fiançailles ; Fraulein Helena était rayonnante et l’excellent Richter ne cessait de la regarder avec des yeux attendris par le charme d’une carnation de rose et par le goût d’une toilette qui était à peu près de la même teinte que la carnation. Mettez sur tout cela des rubans bleus et ceignez la taille de déesse d’une ceinture dorée à boucle d’argent, agrémentée de petits cailloux du Rhin, et ne vous étonnez point que ce bon Richter fût si amoureux !

Nous ne nous attarderons point non plus à énumérer les nombreux plats énormes qui furent convenablement « nettoyés » dans cette petite fête par des convives rendus très joyeux par les crus les plus appréciés de la vigne allemande et française, et aussi (il faut être juste) par la certitude du triomphe prochain de la Kultur.

À ce point de vue, le délire patriotique ne commença de prendre d’intéressantes proportions qu’au dessert et, comme il convient, à l’heure des toasts.

Ceux-ci furent nombreux et pleins d’un esprit redoutable.

Un régiment étant venu à passer sous les fenêtres du banquet, mit le comble à l’allégresse générale par l’écho du rythme précis et lourd des mille bottes qui, a la même seconde, battaient le sol de la vieille Germanie ; et, comme presque aussitôt des centaines de voix entonnaient un chant guerrier et farouche, les convives entonnèrent, eux aussi, l’Am Rhein, am Rhein, Am deutschen Rhein !… et cela, bien entendu, en levant les verres avec des gestes qui semblaient brandir des sabres !…

Le tout se termina par des rugissements : Russen kaput ! Engländer kaput !… et des tas d’autres kaput ! parmi lesquels éclata naturellement le Franzosen kaput !…

Rouletabille, très rouge, s’enfonçait les ongles dans la paume des mains, tout en regardant Nicole, qui lui parut un peu agitée…

Puis, vinrent les discours, les toasts…

Enfin, on se leva de table et l’on se répandit dans les salons pour prendre le café et les liqueurs et pour fumer de mauvais cigares.

C’est ce moment-là que Rouletabille attendait pour se rapprocher de Nicole. Dans le brouhaha général, il put la joindre dans un coin des salons, et, se glissant contre elle, lui donna la petite fiole apportée par Vladimir et lui dit :

« Prenez ceci, il y a de quoi endormir votre gardienne, et Helena, si c’est nécessaire, et toute la famille Hans. Vingt gouttes par personne suffisent Mettez-en trente ! »

Nicole regardait Rouletabille sans faire un mouvement.

« Mettez donc cette fiole dans votre poche !

— Tout à l’heure ! On nous regarde !… Vous n’avez plus rien à me dire ?

— Mais si !…

— Alors, dites vite ! nous ne savons pas si nous aurons encore une occasion pareille !…

— Eh bien ! fit-il, c’est pour cette nuit, à 3 heures du matin tapant. Vous quitterez la maison de Hans avec les vêtements, la mante et la capeline d’Helena. Vous vous dirigerez vers la maison de Richter. Si l’on s’intéresse à votre silhouette, n’y prenez point garde. Un rendez-vous d’amoureux, le soir d’un déjeuner de fiançailles, n’est fait pour étonner personne en Allemagne. Vous gravirez le perron, une fenêtre s’ouvrira, on vous introduira dans le petit cabinet de travail.

— Qui m’y introduira ? Vous ?

— Moi ou un autre !… Je serai particulièrement très occupé ! Laissez-vous conduire ! Tout se fera par mon ordre. Si, à 3 heures et demie, vous n’êtes pas là, c’est qu’il se sera produit quelque chose d’inattendu qui vous aura empêchée de sortir de la maison de Hans. Alors, soyez dans votre chambre. Je viendrai vous y chercher !

— Êtes-vous sûr de réussir ?

Absolument sûr de réussir cette nuit, puisque de toute façon j’ai votre engagement !

Ah ! oui !…

Car votre engagement tient toujours ?…

Toujours !… »

Et Nicole sourit à Rouletabille…

Alors, tout à coup, le jeune homme devint d’une pâleur de cire et quitta Nicole. Il dut se détourner pour cacher son trouble visible, car il venait de s’apercevoir que le général von Berg les regardait attentivement tous les deux.

Il évita le général, car, peut-être, dans ce moment-là, le reporter eût-il été dans l’impossibilité de prononcer un mot.

Ses pas hésitants à travers la cohue en liesse cherchaient Vladimir, et quand il fut à nouveau près du Slave, c’est d’une voix si changée qu’il lui adressa la parole que Vladimir en fut tout de suite effrayé…

« Que se passe-t-il donc ?…

Écoute, Vladimir, écoute !… Pourquoi la princesse Botosani n’est-elle pas ici ?… Elle n’était donc pas invitée ?…

Mais si, elle était invitée !… »

Rouletabille ne put dissimuler un mouvement de joie et les couleurs lui revinrent.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il… mon Dieu !… Est-ce bien possible, cela ?… Tu en es sûr, dis ? Tu es sûr de cela ?…

— De quoi ?

— De ce que tu me dis : que la princesse Botosani était invitée ?

— Mais absolument ! Non seulement elle me l’a dit, mais encore, j’ai vu la carte d’invitation !

— Dieu du ciel ! je reviens à la vie !… Qui est-ce qui s’est occupé des invitations ?

— Le général von Berg lui-même !…

— Merci ! merci ! tu ne sais pas le bien que tu me fais !

— Mais encore une fois, que se passe-t-il ?… ça avait l’air de si bien aller tout à l’heure. Je te regardais parler à Nicole. Elle te souriait comme si elle était aux anges !

— C’est vrai, fit Rouletabille d’une voix grave ! Elle m’a souri !… Entends bien cela, Vladimir : cette jeune fille est sublime ! Il n’est rien de plus beau, de plus héroïque au monde que Nicole !… »

Un instant, il garda le silence, et puis :

« Et maintenant, tu vas me dire pourquoi la princesse Botosani, qui a été invitée, n’est pas venue au déjeuner de fiançailles !…

— Tu avais donc bien besoin de lui parler ?

— Moi, sursauta Rouletabille, je ne la connais pas, et ne la veux pas connaître ! et je ne lui aurais pas dit un mot !…

— Alors, ne regrette rien !…

— Si, tout de même, je regrette… je regrette beaucoup ! Mais tu ne m’as pas dit le motif de son absence… Elle est souffrante, peut-être ?

— Nullement, mais ce matin, alors qu’elle essayait une magnifique toilette qui devait la faire la reine de cette fête, car elle veut toujours être la première partout, elle a reçu l’ordre de se rendre à un déjeuner d’affaires où doivent se rencontrer un envoyé spécial d’Enver Pacha, un représentant de la Wilhelmstrasse et un autre grand personnage dont elle n’a pas voulu me dire le nom. »

Les couleurs de Rouletabille avaient à nouveau disparu.

« Étrange ! étrange ! murmura-t-il… fatale coïncidence », et il se passa une main sur le front où perlait une sueur glacée…

Il s’éloigna un instant de Vladimir et vint rôder autour de Nicole. Celle-ci l’aperçut, passa près de lui et lui dit :

« Je compte sur vous ! je tiens toujours mes engagements ! Tenez les vôtres ! »

Et elle s’était reprise à sourire comme on sourit aux anges.

Rouletabille s’était laissé presque tomber sur un vaste fauteuil de cuir. Il resta là, la tête enfouie dans les mains, pendant quelques instants. Puis il se leva, rejoignit Vladimir dans un coin d’ombre où ils purent bavarder sans être dérangés pendant cinq minutes.

Quand ils sortirent tous deux de cette ombre-là, ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

Nelpas Pacha alla saluer von Berg, Helena et Richter, leur demandant la permission de se retirer, car il se sentait un peu souffrant En considérant la mine du représentant d’Enver Pacha, les autres n’eurent aucune peine à le croire.

Il prit donc congé, et comme il traversait un petit salon qui conduisait au grand escalier d’honneur, il se trouva, entre deux portes, face à face avec Rouletabille.

« Embrasse-moi ! lui dit celui-ci… nous ne nous reverrons peut-être jamais… »

Vladimir l’étreignit avec plus d’émotion encore qu’il ne l’avait fait à Paris.

« Tu diras adieu à La Candeur ! » fit Vladimir d’une voix mouillée, et sans tourner la tête, il s’élança vers l’escalier.

« Pauvre La Candeur ! soupira Rouletabille, c’est moi qui l’ai amené ici !… »

Et il essuya une larme, une grosse larme qui coulait sur sa joue…

Puis il rentra dans les salons où bientôt il étonnait Richter lui-même par la haute autorité avec laquelle il expliquait à quelques spécialistes ses conceptions sur la fabrication des machines à coudre…