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IX

L’EMBUSQUAGE

Devant la porte, une superbe limousine d’état-major stationnait. Rouletabille jeta un coup d’œil sur cette auto magnifique, constata que le chauffeur n’était ni sur son siège, ni sur le trottoir, pénétra dans l’établissement, passa devant les fameuses chaudières fumantes, gravit un escalier, entra dans une grande salle et aperçut tout de suite, à une petite table placée contre une fenêtre donnant sur l’avenue de Clichy, un militaire de taille et de corpulence imposantes, habillé d’un bleu horizon immaculé, et dont la manche s’adornait d’un brassard avec un bel A majuscule.

Cet énorme guerrier était tellement occupé à faire passer dans son assiette le contenu des plats qui avaient été placés près de lui sur un réchaud, qu’il ne leva même pas la tête lorsque le nouveau venu vint s’emparer de la chaise vacante à sa table.

Ce ne fut que lorsque ce convive inattendu se fût carrément assis en face de son assiette qu’il daigna se préoccuper de cette présence insolite.

« Rouletabille ! » s’écria-t-il… et, aussitôt, se levant si brusquement qu’il faillit tout renverser, il saisit le reporter dans ses bras et le serra sur sa puissante poitrine.

« Prends garde, La Candeur ! dit Rouletabille, tu m’étouffes !…

— Ah ! laisse-moi t’embrasser ! Il y a si longtemps… Laisse-moi te regarder !… Mon Dieu ! tu as bonne mine !… moi qui craignais que la tranchée… mais asseyons-nous… ne laissons pas refroidir les tripes !… Tu vas déjeuner avec moi ! Mais par quel miracle es-tu là ? »

Rouletabille, libéré de l’étreinte du bon géant, déclara qu’il avait une faim de loup et que l’on bavarderait au dessert…

« Mange, mon vieux, mange !… Tu sais ! moi ! j’en suis à ma troisième portion et ma troisième bouteille de cidre bouché… Ah ! mon bon Rouletabille ! tu ne sais pas combien le métier que je fais donne de l’appétit !…

— Oui, oui ! je sais que l’on est très occupé dans les automobiles d’état-major !…

— Oh ! tu n’en as pas une idée !… On est en course tout le temps, mon vieux !… Et il faut être très débrouillard, tu sais ! et à la coule pour tout !… car, dans ce métier-là, on vous fait tout faire, même des achats pour la colonelle dans les grands magasins… Je te dis que tu n’as pas une idée !… »

Et le géant soupira, faisant disparaître le reste de sa portion… et en en commandant deux autres !…

« Au fond, je vois que tu es très malheureux, mon pauvre La Candeur !… Et, en vérité, je te plains !… Mais tout ceci n’est-il pas un peu de ta faute !… Pourquoi n’es-tu pas venu avec nous dans la tranchée ?… On a des loisirs dans la tranchée !… Sans compter qu’on n’est pas mal nourri du tout !… Et on a le temps de jouer aux cartes : ta passion !…

— Oui, ie me suis laissé dire qu’on y jouait pas mal à la manille !… À propos de cartes, fit tout de suite La Candeur, qui était visiblement gêné par le tour que Rouletabille faisait prendre à la conversation, est-ce que tu as des nouvelles de cet animal de Vladimir ?…

— Aucune !… Il y a des siècles que je ne l’ai vu !… Je n’ai pas eu plus de nouvelles de lui que je n’en ai eu de toi ! Et vous prétendiez que vous m’aimiez !… »

La Candeur devint cramoisi. Il leva, au-dessus de la table, un poing énorme :

« Moi ! je ne t’aime pas !… »

Rouletabille arrêta le poing qui allait tout briser…

« Calme-toi, La Candeur, et réponds-moi !…

— Je vais te répondre tout de suite, fit La Candeur qui balbutiait et qui paraissait prêt à suffoquer… Quand la guerre a été déclarée, les choses ont été si précipitées que nous n’avons pas eu le temps seulement de nous voir… nous avons été séparés tout de suite… moi, j’étais dans les services du train… je te jure, Rouletabille, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour te rejoindre !… Enfin, je me suis renseigné… C’est quand j’ai été bien persuadé qu’il m’était impossible, par n’importe quel moyen, d’aller combattre a tes côtés que, ayant eu quelques difficultés avec mes chefs à cause de deux chevaux qui avaient été tués sous moi !…

— Comment ! s’exclama Rouletabille, tu as eu deux chevaux tués sous toi… Et tu n’as pas la croix de guerre ?…

— Mon Dieu ! c’étaient deux petits chevaux qui n’avaient pas de résistance… tu comprends ? Je n’ai eu qu’à m’asseoir dessus et il n’y avait plus personne !…

— Oui, oui, ils sont morts aplatis…

— Quelque chose comme ça. Enfin, il n’y avait pas de quoi me donner la croix de guerre… C’est alors que j’ai eu l’idée que, puisque je ne pouvais monter un cheval sans qu’il lui arrivât malheur, il serait préférable pour tout le monde que je montasse en automobile !… J’avais quelques relations… j’en ai usé… et voilà toute l’histoire !… Maintenant, je te dirai entre nous, car je ne suis pas un foudre de guerre, loin de là !… et tu le sais bien !… et je ne crânerai pas avec toi !… je te dirai donc que je ne suis pas autrement fâché que les choses se soient arrangées de la sorte… du moment que je ne pouvait pas partir avec toi !… »

Rouletabille regarda bien en face La Candeur dont le trouble ne fit que grandir… Et, tout à coup, le premier reporter de L’Époque se décida à parler :

« La Candeur, je suis venu pour te dire : toutes les difficultés sont levées, tu peux venir maintenant avec moi !… »

Le géant reçut le coup bravement. Il ne s’évanouit point, car enfin, il aimait tellement Rouletabille qu’il aurait pu se trouver mal de joie. Cependant, il fut quelque temps sans pouvoir parler. Et il se reprit tout à coup à rougir et à pâlir, signe manifeste d’une émotion souveraine ! Enfin, il put prononcer :

« Tu ne blagues pas ?…

— Ai-je l’air de blaguer ? »

De fait, Rouletabille n’avait jamais paru aussi sérieux. Il regardait maintenant La Candeur le plus gravement du monde…

« Il ne faut point, dit Rouletabille, que cela t’empêche de manger !…

— Non ! merci ! c’est fini !… tu m’as… tu m’as coupé l’appétit… je m’attendais si peu !… je suis si surpris… si… content !…

— Tu es sûr que tu es content ?…

— J’en mettrais ma main au feu !… Évidemment, je suis tout bouleversé… mais ce doit être de contentement… Je t’aime tant, Rouletabille !… »

Celui-ci ne sourit point. Il se rendait parfaitement compte de ce qui se passait dans l’esprit du bon géant. Il ne doutait point de l’immense amitié que le bon géant avait pour lui, mais il savait aussi que son incroyable timidité avait fait de La Candeur un être peu… combatif, malgré son aspect redoutable… Certes ! La Candeur, dans les moments critiques, était brave, et il l’avait prouvé bien souvent… Mais, hors de ces moments critiques, La Candeur ne croyait pas à sa propre bravoure !… Aussi, le combat qui se livrait dans le cœur de son vaste ami et dont Rouletabille démêlait fort bien les péripéties intimes, l’attendrissait réellement. Il savait que l’amitié sortirait victorieuse de la lutte… et la victoire était déjà acquise… Rouletabille n’en pouvait qu’apprécier davantage le dévouement de La Candeur…

La fin du repas fut calme, d’autant plus calme que La Candeur ne mangeait plus, ne buvait plus !… De temps en temps, sur un ton grave, il demandait des détails sur l’existence qui est faite aux poilus dans la tranchée, sur les dangers qu’ils courent, sur l’intensité du marmitage, et aussi sur la science des cuistots.

Rouletabille lui répondait posément, inlassablement.

Cependant, quand le moment fut venu de se lever de table, il dit à son ami :

« Ça t’intéresse donc bien la vie que l’on mène dans les tranchées, La Candeur ?

— Comment ! si ça m’intéresse ?… Mais n’est-il pas entendu que je vais désormais mener cette vie-là avec toi ?

— Avec moi ?… mais je ne retourne pas dans la tranchée, moi !

— Et où allons-nous donc ?

— Mon cher La Candeur, nous allons entrer tous deux dans une fabrique de machines à coudre !…

— Une fabrique de machines à coudre !… »

Ils étaient arrivés sur le trottoir, devant la magnifique auto d’état-major. La Candeur, planté devant Rouletabille, restait là, la bouche ouverte, marquant le plus complet ahurissement…

« Eh bien ! quoi, La Candeur ? ça ne te va pas d’entrer dans une fabrique de machines à coudre ?

— Si ! si… ! diable !… mais je me demande bien pourquoi, par exemple ?… »

Rouletabille se pencha à l’oreille du géant…

« Il parait que l’État a un très grand besoin, en ce moment, de machines à coudre !

— Vraiment ?…

— C’est comme je te le dis !

— Mais je n’en ai jamais fabriqué, moi, des machines à coudre !

— Eh bien ! tu apprendras !… »

La Candeur fit entendre un rire énorme et administra une tape si solide sur l’épaule de Rouletabille que celui-ci dut se retenir à l’auto pour ne pas basculer dans le ruisseau.

« Machines à coudre ! Machines à coudre !… Nous voilà dans les machines à coudre !… Ah ! mon vieux ! quelle nouvelle !… Tiens ! il n’y aura encore qu’une bonne promenade au Bois pour me remettre de tant d’émotions ! Allons faire notre « persil », Rouletabille !… »

Et il fit monter le reporter à côté de lui. Aussitôt, il démarrait à toute allure, répétant comme une litanie joyeuse : « Machines à coudre ! Machines à coudre !… » Au coin de l’avenue du Bois, ils faillirent accrocher une très belle voiture dont le chauffeur fut copieusement… interpellé par La Candeur…

Tout à coup, celui-ci s’écria :

« Rouletabille, regarde dans la voiture !… »

Rouletabille avait déjà vu et reconnu la princesse Botosani et, à côté d’elle, se prélassant sur les coussins, le beau Vladimir…

La Candeur se souleva sur son siège et jeta à son ancien compagnon d’aventures :

« Eh va donc ! embusqué. »