VIII

TANGO

Le lendemain de cette séance mémorable, vers les huit heures du soir, on pouvait voir certain poilu de notre connaissance errer, la pipe à la bouche, dans toutes les rues adjacentes des grands boulevards, de la rue du Helder à la rue Royale.

Il entrait à peu près dans tous les bars, tout au moins dans ceux qui étaient fréquentés par une clientèle soi-disant élégante de « rastas » que la guerre n’avait pas chassés de Paris ou tout au moins qui y étaient revenus « depuis la Marne ».

Si le poilu en question se faisait servir un « glass » dans chacun de ces établissements, il devait avoir une santé peu ordinaire pour continuer son chemin avec une démarche aussi assurée que celle qui l’amena finalement dans une petite boîte de la rue Caumartin, devant un comptoir où il s’accouda avec mélancolie.

Pour la dixième fois depuis deux heures, il demanda « un quart Vittel », car Rouletabille (c’était lui) était d’un naturel sobre, surtout quand il « travaillait ». Et nous le surprenons ici en plein travail.

Il s’adressa à une aimable dame un peu « empâtée », qui avait dû être jolie quelque vingt ans auparavant et qui surveillait méticuleusement la distribution des cocktails et autres « drinks » à une clientèle mixte dont le sexe faible n’était point, tout bien considéré, le plus bel ornement.

Ces dames, comme la « patronne », étaient généralement « d’âge », tandis que les jeunes gens étaient jeunes. Rouletabille s’imaginait bien en reconnaître quelques-uns pour les avoir vus, quelques mois avant la guerre, glisser sur les parquets des « thés-tangos » avec une grâce qui devait leur rapporter dans les vingt francs à la fin de la journée.

« Pardon, madame, pourriez-vous me dire si Vladimir Féodorovitch doit venir ici ce soir ?

— Le professeur Vladimir ? répliqua la dame empâtée en tapotant les frisettes de sa perruque rousse… mais il y a des chances, monsieur le poilu !… Tenez ! hier encore à cette heure-ci, il dînait à cette table.

— Pensez-vous qu’il va revenir dîner ce soir ?

— Oh ! c’est fort probable ? à moins qu’il n’ait été invité à dîner en ville par sa princesse !…

— Ah ! oui ! la princesse Botosani !…

— Ah ! vous êtes au courant…

— Je sais que c’est un garçon qui a de belles fréquentations, n’est-ce pas, madame ?

— Tu parles !… Le professeur Vladimir n’est pas le premier venu ! Il ne donne point ses leçons à tout le monde ! Dans « la haute » on en raffole ! Ah ! la guerre lui a fait bien du mal ! Mais ce n’est pas un « ballot », et il s’en tire tout de même ! Il faut bien !

— Madame, j’ai justement une affaire magnifique à proposer à Vladimir Féodorovitch et je vous serais fort reconnaissant si vous pouviez me donner son adresse !

— Son adresse ? Eh ! Monsieur ! c’est ici, son adresse, et dans tous les bars chics du quartier ! c’est là qu’il se fait envoyer sa correspondance… »

Rouletabille jeta les yeux sur des lettres qu’elle lui montrait. Leur timbre indiquait qu’elles étaient là depuis plusieurs jours. Impatiente, il demanda à brûle-pourpoint :

« Où danse Vladimir, ce soir ?

— Eh ! mon petit, vous savez bien que les boites de tango sont fermées depuis la guerre !

— Je le sais ! mais je n’ignore pas non plus qu’il y en a de clandestines qui se sont ouvertes. Parlez ! vous pouvez avoir confiance, et puis, je vous le dis, c’est dans l’intérêt de Vladimir !… une affaire énorme ! Où danse-t-il ?

— Où qu’il danse, on ne vous laissera point entrer avec votre capote de poilu !

— Ne vous occupez pas de ça, dites vite !…

— Eh bien ! vous trouverez Vladimir, à partir de dix heures, dans un petit hôtel de la rue de Balzac dont je ne me rappelle pas le numéro, mais que vous reconnaîtrez facilement a la quantité d’automobiles qui y amènent les amateurs. Tenez ! c’est l’ancien hôtel du peintre Chéron ! y êtes-vous ?

— J’y suis ! répondit Rouletabille en se levant. Au revoir et merci ! »

Une heure plus tard, il se trouvait devant l’hôtel désigné. Il avait revêtu sa tenue civile la plus élégante, mais il n’avait pas lâché sa pipe.

C’était par une nuit noire, dans une rue noire.

L’hôtel lui-même ne sortait de l’ombre opaque que lorsque les lanternes d’une auto venaient l’éclairer. L’auto stoppait, un couple en descendait, une petite porte sur la gauche de l’hôtel s’ouvrait, le couple disparaissait et l’auto s’éloignait, allait se garer une centaine de mètres plus loin.

Les arrivées se faisaient de plus en plus nombreuses.

En glissant le long du trottoir, le reporter entendit une douce musique ; l’écho langoureux et traînard des tangos d’antan.

« Ils sont vraiment enragés, pensait le reporter, et puis, on ne doit pas seulement danser là-dedans, on doit jouer. »

Rouletabille réfléchit qu’il était impossible que la police ne fût pas au courant de ces petites réunions nocturnes, mais qu’elle avait intérêt à les laisser quelque temps jouir d’un semblant de sécurité pour y pincer certains personnages intéressants qui ne pouvaient manquer de fréquenter un milieu aussi interlope.

Il avait pris soin de remarquer la façon qu’avaient les arrivants de frapper à la petite porte : trois coups, puis un coup, puis deux coups. Personne ne sonnait. Il frappa à son tour.

La porte s’ouvrit. Une vieille femme, la concierge sans doute, lui demanda ce qu’il voulait. Il répondit qu’il était venu pour voir M. Vladimir Féodorovitch ; il affirma même qu’il avait rendez-vous avec lui !…

La concierge le fit entrer dans une petite salle très sommairement meublée d’une table et de deux chaises.

Rouletabille n’attendit pas longtemps.

Il vit presque aussitôt arriver Vladimir qui, en l’apercevant, se mit, selon sa coutume d’autrefois[1], quand il voulait marquer sa joie, à sauter comme une danseuse de théâtre, et à esquisser avec ses longues jambes, ce qu’on appelle, en chorégraphie vulgaire, une « aile de pigeon ».

« Rouletabille !… Ça c’est chouette !… Alors, on n’est plus de tranchées ?…

Et vous ?… »

Vladimir cessa de danser. Il regarda Rouletabille « de coin » en lui serrant la main. Il ne savait pas exactement si l’autre voulait plaisanter. À tout hasard il répondit, en souriant de son grand air niais :

« Oh ! moi, je suis un « indésirable ».

— Vous n’avez pas eu d’ennuis du côté de la Russie ? »

Vladimir toussa :

« Vraiment, mon cher, vous m’avez cru Russe ?… Eh bien, moi aussi, je me croyais Russe !… Mais figurez-vous que dès le début des hostilités, alors que j’étais prêt à faire mon devoir comme tout le monde, il m’arriva une chose étrange que je vais vous dire…

— Si c’est cette chose qui vous a empêché d’être soldat, vous avez bien dû souffrir, Vladimir !…

— Ne vous moquez point trop de moi, Rouletabille… j’ai toujours aimé la guerre, moi !… Et je ne crains pas les aventures, vous le savez bien !… Tout de même je serai d’accord avec vous sur la question militaire et je ne ferai point de difficulté pour vous avouer qu’il ne me plaisait qu’à moitié de faire la guerre en soldat, moi qui, jusqu’alors, ne l’avait faite qu’en reporter, ce qui demande moins de discipline !…

— Il est vrai, Vladimir, que vous n’avez jamais été bien discipliné…

— N’est-ce pas ?… Je ne vous le fais pas dire !… Or, quand on est soldat et que l’on n’est pas très discipliné, le métier, à ce que je me suis laissé raconter, ne va pas sans certain inconvénient redoutable…

— Bah ! on n’est jamais fusillé qu’une fois ! émit vaguement Rouletabille qui s’amusait de l’embarras grandissant de Vladimir et de l’enchevêtrement de ses explications.

— Vous êtes bon !… Je ne tiens pas du tout à être fusillé, moi !… Aussi, je ne vous cacherai point que lorsque je m’aperçus soudain, en examinant de plus près mes papiers d’identité et en étudiant sérieusement mon « statut personnel »…

— Votre « statut personnel » !… Bigre !… vous voilà « calé » en droit international, Vladimir !…

— Mon Dieu ! il m’a bien fallu l’étudier avec quelques jurisconsultes complaisants, et c’est alors que j’appris qu’à cause d’une certaine naturalisation complète de l’un de mes ascendants, je n’avais jamais été Russe !…

— En vérité ?… Et qu’êtes-vous donc, Vladimir ?

— Je suis Roumain, tout simplement !…

— Tout simplement ! reprit Rouletabille qui ne pouvait s’empêcher de sourire… Prenez garde ! Examinez bien vos papiers, Vladimir !… Il y a des bruits qui courent sur l’entrée en guerre de la Roumanie… »

Mais Vladimir secoua la tête :

« Non ! non ! j’ai des renseignements là-dessus ! La Roumanie restera neutre ! C’est moi qui vous le dis !

— Et qui vous l’a dit, à vous ?…

— Une certaine princesse valaque qui est au mieux avec Enver Pacha !

— Vraiment ! vous fréquentez donc toujours les princesses, Vladimir ? Et, à ce propos, pourrais-je vous demander des nouvelles de la vôtre ? Comment va Mme Vladimir ?

— Elle est morte !…

— Comme vous l’aviez prévu, à ce que je me rappelle, et aussi comme son âge avancé et son goût pour les liqueurs fortes pouvaient le faire craindre, si j’ai bonne mémoire !…

— Ce que je n’avais pas prévu, mon cher, c’est que cette femme que je croyais riche comme la reine de Saba, mourrait sans me laisser un sou, la gueuse !…

— Bah ! Vous êtes encore jeune !… Épousez la princesse Botosamir.

— Ah ! on vous a dit !… fit Vladimir « en se rengorgeant ». À ce propos, je ne vous ai pas demandé des nouvelles de Mme Rouletabille ?… Toujours auprès de Radko-Dimitrief ? »

Rouletabille ne répondit pas. Le monde entier savait que l’illustre Bulgare Ivana Vilichkof, mariée après des aventures retentissantes au célèbre reporter de L’Époque[2], avait abandonné la cause du roi félon, bien avant la trahison de Ferdinand, et avait suivi en Russie le général patriote qui avait mis son épée au service du Tsar, dans cette guerre de vie ou de mort pour les races slaves. Dans cette tempête, l’amour de Rouletabille pour sa jeune femme n’avait donc eu à souffrir que de la fatalité qui séparait un ménage tendrement uni.

« Descendons ! fit Rouletabille, on n’a pas l’air de s’embêter ici… »

Ils descendirent.

Dans une vaste pièce qui donnait sur les derrières de l’hôtel et qui avait été l’atelier du peintre, on avait disposé une quantité de petites tables sur lesquelles était servi le champagne de rigueur (trente francs la bouteille).

Cependant, l’assemblée était joyeuse, sans scandale. Il était convenu qu’on dansait entre gens du monde. Le tango, au surplus, rend grave ; et les plus gaies des jolies soupeuses, dès qu’elles se mettaient à la danse, reprenaient cet air inspiré, mais plein d’application, qui caractérise les adeptes de la nouvelle chorégraphie.

Ce « dessous » tout à fait exceptionnel de Paris pendant la guerre fut loin de séduire, comme on pense bien, notre Rouletabille qui cependant n’était point prude.

Les deux jeunes gens s’étaient assis à une table, près de l’orchestre qui était composé d’un pianiste et de trois violoneux. Ceux-ci n’avaient point d’habits rouges, et ne se disaient pas hongrois.

Il fallut boire du champagne, ce qui n’indisposait point Vladimir. On parla d’abord de « choses et d’autres ».

« Il y a longtemps que vous n’avez vu La Candeur[3] ? demanda le Slave.

— Je n’ai pas eu l’occasion de le voir depuis la guerre, répondit Rouletabille…

— Et il ne vous a pas écrit ?…

— Ma foi, je n’ai rien reçu !…

— Je vais vous dire la raison de son silence vis-à-vis de vous, Rouletabille !… La Candeur est honteux, tout simplement !… La Candeur s’est fait donner une place de tout repos dans les services d’automobile de l’arrière !… La Candeur n’est ni plus ni moins qu’un embusqué !…

— Ça, c’est dégoûtant ! exprima Rouletabille, sans sourciller…

— Absolument dégoûtant, renchérit Vladimir avec une inconscience magnifique de son cas personnel. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui dire ce que je pensais… mais si je le rencontre…

— Vous aurez bien raison ! fît Rouletabille. Et il ne l’aura pas volé !… »

Puis ils se turent, regardant vaguement les danses. Rouletabille était étonné que le Slave ne dansât pas, et il le lui dit :

« Mon cher, lui souffla Vladimir à l’oreille, j’ai promis à ma princesse de ne plus danser qu’avec elle !… Et elle n’est pas encore arrivée !… Toutes ces dames me boudent ! Mais je puis bien faire un sacrifice pour cette charmante femme qui quitte, du reste, Paris dans huit jours !…

— Ah ! oui ! Et où va-t-elle ?

— En Roumanie ! Mais, entre nous, elle se rend en Turquie.

— Et elle consent à se séparer de vous ?

— Oh ! elle reviendra le plus tôt possible… Et il faut que vous sachiez que l’issue de la guerre est beaucoup plus proche qu’on ne le croit généralement…

— C’est elle qui vous l’a dit ?

— Elle même… Et, toujours entre nous, je vais vous dire (ici Vladimir se penche à l’oreille de Rouletabille) je vais vous dire ce que lui a confié Enver Pacha… Enver Pacha lui a affirmé que les Boches avaient trouvé une invention si extraordinaire que, d’ici quelques mois, rien, vous entendez, rien absolument ne pourrait leur résister !

— Ah ! bah ! Et c’est sérieux cette invention-là ?…

— Elle m’en a parlé très sérieusement, mon cher !… »

Après quoi, il y eut entre eux un assez long silence.

« À quoi pensez-vous ? » finit par demander Vladimir.

— Je pense à vous, Vladimir, et à l’erreur où vous êtes relativement aux desseins de la Roumanie… Elle va entrer en guerre avant peu : cela, je puis vous l’affirmer et, du moment où je vous le dis, vous savez que l’on peut me croire !…

— Diable ! diable ! fit Vladimir, subitement ému. C’est sérieux cela ?…

— L’affaire est trop grave en ce qui vous concerne, répondit Rouletabille, pour que je veuille en rire… Songez donc que si vous ne rentrez pas alors en Roumanie, vous serez considéré en France comme déserteur, et traité comme tel. N’est-ce pas affreux ?

— C’est-à-dire que vous m’épouvantez !… Je ne vois pas pourquoi, n’ayant pas pris les armes pour la France ni pour la Russie, je me ferais tuer pour la Roumanie, moi !…

— Le raisonnement me paraît assez juste, obtempéra Rouletabille. Tenez, Vladimir… je suis sûr qu’en rentrant chez vous, si vous examiniez vos papiers d’origine…

— Certes ! C’est ce que je vais faire dès demain !… Et j’irai retrouver mon jurisconsulte !… On ne peut pas se douter de ce que mon « statut personnel » est compliqué !…

— Je suis sûr, continua Rouletabille, que vous découvrirez peut-être que vous êtes Turc ! tout simplement… d’autant plus que vous parlez le turc comme votre langue maternelle…

— Pourquoi Turc ?… La Turquie est en guerre !… Ce serait encore bien des ennuis de ce côté-là !…

— On n’a point d’ennuis de ce côté-là, quand on a de l’argent, répliqua Rouletabille, car vous savez bien qu’avec de l’argent, on n’est point soldat en Turquie…

— Oui, fit Vladimir, mais moi, je n’ai pas d’argent !

— Si ce n’est que cela, je vous en prêterai ! reprit le reporter.

— Vous m’aimez donc un peu, Rouletabille ? demanda avec hésitation le Slave… et… et… vous êtes donc riche ?

— J’ai, en vérité, beaucoup d’affection pour vous, Vladimir, et je vous le prouve en continuant de vous fréquenter en dépit de vos défauts, qui sont énormes !… En ce qui concerne la question argent, je puis vous dire que je suis plus qu’à mon aise et que vous aurez tout l’argent qu’il vous faudra !…

— Pourquoi faire ? demanda Vladimir de plus en plus étonné.

— Mais pour passer en Turquie !… Ne m’avez-vous pas dit que vous alliez vous faire Turc et passer en Turquie avec votre princesse Botosani qui connaît si intimement Enver Pacha !

— Ah ! vraiment, je vous ai dit cela !… »

Le Slave fixait le reporter de ses yeux brillants d’intelligence. Tout à coup, il se leva, lui mit la main sur l’épaule et lui dit :

« Allons fumer une cigarette dans le jardin ! »

Il y avait, derrière le petit hôtel, un grand jardin qui, sous la clarté de la lune qui venait de se lever, se montrait absolument désert. Les deux jeunes gens s’enfoncèrent sous la charmille.

« Turc et l’ami d’Enver Pacha ! surenchérit Rouletabille. Mais, mon cher, c’est la fortune !… Enver est un galant homme qui ne sait rien refuser aux femmes, et puisque la princesse Botosani est si intelligente et si… intrigante, vous ne saurez tarder d’être chargé de quelque mission de confiance dont on revient à chaque coup, dans ces pays-là, cousu d’or !…

— Je voudrais être cousu d’or ! soupira Vladimir. Dites-moi ce qu’il faut faire. Rouletabille, pour être cousu d’or !…

— Mais peu de chose, mon ami, je vous assure ! Par exemple : se promener dans des trains de luxe à travers le monde, se laisser choyer, dorloter, fêter !… Car, en vérité, y a-t-il une existence plus agréable que celle d’un monsieur qui arrive en pays étranger, chargé par son gouvernement de surveiller une commande de munitions et ayant le pouvoir d’en augmenter l’importance ! On fait tout pour qu’il soit content, cet homme-là ! On se met en quatre pour qu’il n’ait aucun désir à formuler !… Et comme on tient absolument à ce qu’il garde un excellent souvenir de son voyage, on ne le laisse pas partir sans lui avoir donné ce qui est nécessaire pour se faire faire toute une garde-robe en or, si, comme vous, il a rêvé de revenir un jour dans sa chère patrie tout cousu de ce précieux métal !…

— Taisez-vous si vous ne parlez pas sérieusement, Rouletabille… Car vous m’ouvrez des horizons !… des horizons !… Je me vois déjà chez Krupp ! comme représentant de la jeune Turquie !… Avec la princesse Botosani, Rouletabille, tout est possible !…

— Et avec vous, Vladimir, tout est-il possible ? »

Le Slave fut un instant sans répondre, puis, brusquement, il jeta :

« Non ! pas ça !… Non ! ça, je ne le pourrais pas !… Servir les Turcs, c’est servir les Boches, Rouletabille !… Et ça, je ne le ferai jamais !… Ça n’est peut-être pas bien épatant ce que je vais vous dire ; figurez-vous tout de même qu’aux premiers jours de septembre 1914, quand les premières patrouilles de uhlans n’étaient plus très loin de la Tour Eiffel… Eh bien ! figurez-vous que j’ai pleuré ! Oui ! j’ai pleuré à l’idée que les Boches allaient abîmer Paris !… J’aime votre Paris à un point que vous ne pouvez pas imaginer, vous, qui me connaissez sous un aspect plutôt « je m’en fichiste », et que seuls peuvent comprendre certains étrangers qui y sont venus une fois et qui sont repartis bien loin et qui y pensent toujours !… J’aime Paris pour tout le plaisir de le voir qu’il m’a donné !… J’aime Paris parce que c’est ce qu’il y a de plus chic au monde !… Et je ne ferai jamais rien contre Paris ! Voilà ! »

Vladimir se tut, Rouletabille lui serra la main dans l’ombre :

« C’est bien, ça !… Mais est-ce que vous feriez quelque chose… pour Paris ?

— Certes !… Et avec quelle joie, quel enthousiasme !… El surtout… surtout, Rouletabille… si je devais travailler avec vous !… »

Le reporter entraîna Vladimir plus profondément sous la charmille…

Vingt minutes plus tard, quand ils revinrent sur le seuil de la lumière, déversée par les salons où l’on dansait, la figure de Vladimir était particulièrement grave. Les deux jeunes gens échangèrent encore une solide poignée de main, puis, tout à coup, Vladimir dit : « Elle est là ! » et il entra vivement dans le salon.

Rouletabille rentra, lui aussi, dans la salle de danse, pour voir le Slave esquisser les premiers pas d’un two step en compagnie d’une jeune femme d’une beauté un peu étrange et très fardée. Le couple avait un succès de curiosité marqué. Rouletabille demanda à une voisine :

« C’est la princesse Botosani, n’est-ce pas ?

— Oui, elle est folle de Vladimir Féodorovitch ! Ces grandes dames, vraiment, ne se gênent pas… »

Le reporter resta quelques instants à considérer la princesse avec une grande attention, puis il paya l’addition et sortit de l’hôtel.

Il rentra à pied chez lui, dans son petit appartement qui donnait sur les jardins du Luxembourg.

Il travailla toute la nuit, se coucha à 5 heures, fut réveillé à 9 par Vladimir. Les deux jeunes gens restèrent enfermés jusqu’à midi. À midi, ils se séparèrent.

Rouletabille descendit de chez lui, dans son uniforme de poilu, sauta dans une auto et se fit conduire à un restaurant du quartier de l’avenue de Clichy renommé pour ses tripes à la mode de Caen.

  1. Le Château Noir.
  2. Rouletabille à la guerre, le Château Noir, les Étranges Noces de Rouletabille.
  3. Le Château Noir.